La Vampire/14

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La Vampire (1865 dans le recueil Les Drames de la mort)
E. Dentu (p. 118-126).

XIV

LA LEÇON D’ARMES DU CITOYEN BONAPARTE

Il y a des noms qui font péripétie. Celui de Jean-Pierre Sévérin, gardien juré de la Morgue, ne parut pas produire sur le secrétaire général de la préfecture de police un effet extraordinaire.

— Petite parole ! monsieur Sévérin, dit seulement Berthelemot, d’un ton qui n’était pas exempt de moquerie, j’ai affaire à un homme du gouvernement, à ce qu’il paraît… Retirez-vous, messieurs, mais restez à portée de voix.

Les deux agents disparurent derrière la porte refermée.

— Monsieur, reprit alors le secrétaire général, dont l’accent devint sévère, je ne vois pas bien où peut tendre la posture que vous avez prise près de moi. Je suis au lieu et place du préfet !

— Je n’ai pris aucune posture, répliqua Jean-Pierre. Voilà tantôt quarante-cinq ans que je suis moi-même, et je ne prétends pas changer. Ce n’est pas moi qui ai égaré l’entretien.

— Brisons là, s’il vous plaît, monsieur le gardien de la Morgue, l’interrompit Berthellemot avec brusquerie. Notre temps est précieux.

— Le nôtre aussi, fit Jean-Pierre simplement.

— Que me voulez-vous ?

— Je veux vous rendre un service et en solliciter un de vous.

— S’agit-il de la grande affaire !

— Je ne connais pas de plus grande affaire que celle dont il s’agit.

Le secrétaire général lâcha son couteau à papier, et le rouge lui monta au visage. Il fit ce rêve de s’approprier un renseignement d’État de première importance, pendant que son chef courait la pretentaine. Il se vit préfet de police.

— Que ne parliez-vous ! s’écria-t-il d’une voix qui tremblait maintenant d’impatience. Vous serez récompensé richement, monsieur Sévérin ! Vous fixerez vous-même la somme…

— Monsieur l’employé, je ne demande pas de récompense.

— Comme vous voudrez, monsieur Sévérin, comme vous voudrez… Savez-vous où il se cache ?

— Où il se cache ? répéta le gardien de la Morgue. Vous voulez dire : Où on le cache ?

Et comme le secrétaire général le regardait sans comprendre il ajouta :

— Où on les cache, même, car ils sont deux : un jeune homme et une fille.

Berthellemot fronça le sourcil, puis il parut frappé d’une idée subite.

— Vous êtes plusieurs Sévérin ? dit-il en ouvrant précipitamment un des tiroirs de son bureau.

— Ce n’est pas un nom très rare, répondit le gardien ; mais de ma famille, je ne connais que mon fils et moi.

— Quel âge a votre fils ?

— Dix ans.

Le secrétaire général lisait avec attention une pièce qu’il venait de prendre dans son tiroir.

— Avez-vous ouï parler, de près ou de loin, dit-il, d’un homme de votre nom… d’un Sévérin qui porte le sobriquet de Gâteloup ?

— C’est moi-même, répondit le gardien.

M. Berthellemot eut un court tressaillement, qu’il réprima aussitôt.

Le gardien continua :

— Je suis Sévérin, dit Gâteloup. Gâteloup était mon surnom de prévôt d’armes, dès avant la Révolution.

— Ah ! ah ! fit Berthellemot, qui se reprit à le considérer d’un air défiant, vous avez donc fait plus d’un métier, monsieur le gardien juré ?

— J’ai fait beaucoup de métiers, monsieur l’employé.

— Et vous continuez peut-être à manger à plus d’un râtelier, monsieur Gâteloup ?

— Monsieur l’employé supérieur, rectifia le bonhomme avec docilité.

— Berthellemot poursuivit : Et vous continuez peut-être à manger à plus d’un râtelier, monsieur Gâteloup ?

Ceci fut dit d’un ton pointu ; le ton habile, le ton Sartines.

Jean-Pierre Sévérin tira de son gousset une montre-oignon de la plus vénérable rondeur et la consulta.

— Si monsieur l’employé supérieur voulait m’expédier… commença-t-il.

— N’ayez point d’inquiétude, l’interrompit Berthellemot, qui, en ce moment, avait une figure à gagner cent livres par mois dans n’importe quel théâtre en jouant les pères nobles comiques, soyez tranquille, monsieur le gardien juré ! On va vous expédier, et de la bonne manière !

Il se renversa sur le dossier de son fauteuil et ajouta :

— Sévérin, dit Gâteloup, pensez-vous que le premier consul choisisse ses serviteurs au hasard ? S’il m’a confié la mission importante de suppléer ou de compléter M. Dubois, c’est que son œil perçant avait découvert en moi cette sûreté de vue, ce sang-froid, ce discernement que les annales de la police accordent seulement à quelques magistrats hors ligne. Vous avez en vain essayé de me tromper, je vous perce à jour : vous conspirez !

Jean-Pierre fixa sur lui son grand œil bleu qui avait parfois le regard limpide de l’enfance.

— Ah bah ! fit-il.

M. Berthellemot continua :

— Hier, à neuf heures et demie du soir, vous ayez été vu et reconnu tenant conférence avec le traître Georges Cadoudal, dans la rue de l’Ancienne-Comédie.

— Ah bah ! répéta Jean-Pierre. Et si l’on a reconnu le traître Georges Cadoudal, ajouta-t-il, pourquoi ne l’a-t-on pas bel et bien coffré ?

— Je vous mets au défi, prononça majestueusement M. Berthellemot, de sonder la profondeur de nos combinaisons !

Jean-Pierre n’écoutait plus.

— C’est pourtant vrai, dit-il, que j’étais hier au soir, à neuf heures et demie, au carrefour du Théâtre-Brûlé, ou de l’Odéon, si vous aimez mieux. Là, j’ai causé avec M. Morinière de l’affaire qui justement m’amène auprès de vous… Mais j’affirme ne pas connaître du tout le traître Georges Cadoudal.

— Ne cherchez pas d’inutiles subterfuges… commença Berthellemot.

Et comme Jean-Pierre fronçait très franchement ses gros sourcils, le secrétaire général ajouta :

— Je vous parle dans votre intérêt. Il ne faut jamais jouer au fin avec l’administration, surtout quand elle est représentée par un homme tel que moi, à qui rien n’échappe et qui lit couramment au fond des consciences. Vous autres, révélateurs, vous avez l’habitude de vous jeter dans les chemins de traverse pour doubler, pour tripler le prix d’un renseignement. C’est votre manière de marchander ; je ne l’approuve pas.

Pendant qu’il reprenait haleine, Jean-Pierre lui dit d’un air mécontent :

— Avec cela que vous marchez droit, vous, monsieur l’employé supérieur ! Tout à l’heure, vous m’accusiez de conspirer, à présent, vous me prenez pour une mouche !

Berthellemot ne perdit point son sourire d’imperturbable suffisance.

— Nous, c’est bien différent, répliqua-t-il, nous tâtons, nous allons à droite et à gauche, battant les buissons… chacun de ces buissons, bonhomme, peut cacher une machine infernale !

— Alors, dit Jean-Pierre, qui s’installa commodément sur sa chaise, battez les buissons, monsieur l’employé supérieur, et criez gare, quand vous trouverez la machine… Dès que vous aurez fini, nous causerons, si vous voulez.

Tous les hommes très fins ont un geste particulier, une moue, un tic, dans les moments d’embarras mental : Archimède, à ces heures, sortait du bain tout nu et parcourait ainsi les rues de Syracuse : on ne souffrirait plus cela ; Voltaire, plus frileux, se bornait à jeter sa tabatière en l’air et la rattrapait avec beaucoup d’adresse ; Machiavel mangeait un petit morceau de sa lèvre ; M. de Talleyrand s’amusait à retourner la longue peau de ses paupières sens dessus dessous.

M. Dubois, préfet de police, ne faisait rien de tout cela. À l’aide d’une grande habitude qu’il avait de cet exercice, il obtenait de chacune des articulations de ses doigts un petit claquement qui le divertissait lui-même et impatientait autrui.

Quand tout réussissait, il pouvait fournir, à trois par doigts trente petites explosions, mais les pouces n’en donnaient parfois que deux.

M. Berthellemot imitait son chef dans ce que son chef avait de bon. Quand le préfet n’était pas là, le secrétaire général obtenait parfois jusqu’à trente-six craquements et pensait à part lui : Je fais tout mieux que M. le préfet !…

Aujourd’hui, en désarticulant ses phalanges, M. Berthellemot se dit :

— Voilà un homme dangereux et profond comme un puits. Il faut le circonvenir, et je m’en charge ! petite parole !

— Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il avec une noble condescendance, vous n’êtes pas le premier venu. Vous avez reçu une bonne éducation, cela se voit, et vous avez une façon de vous présenter très convenable. L’emploi que vous occupez est médiocre…

— Je m’en contente, l’interrompit Gâteloup avec une sorte de rudesse.

— Fort bien… Nous disposons ici de certains fonds, destinés à récompenser le dévouement…

— Je n’ai pas besoin d’argent, l’interrompit encore Gâteloup.

Puis il ajouta, avec un sourire qui sentait en vérité son gentilhomme :

— Monsieur l’employé supérieur, vous battez des buissons où je ne suis pas.

— Morbleu ! à la fin, s’écria Berthellemot, qu’est-ce que vous avez à me dire, mon brave ?

— Ce n’est pas ma faute si M. l’employé supérieur ne le sait déjà, répliqua Jean-Pierre. Je viens ici…

Mais le démon de l’interrogation reprenait M. Berthellemot :

— Permettez ! fit-il d’un ton d’autorité. C’est à moi, je suppose, de conduire l’entretien. Ne nous égarons pas… Vous dites que le personnage suspect avec qui vous étiez rue de l’Ancienne-Comédie s’appelle Morinière…

— Et qu’il n’est pas suspect, intercala Jean-Pierre.

— Vous niez qu’il soit le même une Georges Cadoudal ?

— Pour cela, de tout mon cœur !

— Alors, qui est-il ?

— Un marchand de chevaux de Normandie.

— Ah ! ah ! de Normandie !… Je prends des notes, ne vous effrayez pas… Le fait est qu’il y a de nombreux maquignons en Normandie… Et pourquoi, s’il vous plaît, M. Sévérin, fréquentez-vous des maquignons ?

— Parce que M. Morinière est dans le même cas que moi, répondit Jean-Pierre.

— Prenez garde ! s’écria M. Berthellemot ; vous aggravez votre affaire. Dans quel cas êtes-vous ?

— Dans le cas d’un homme qui a perdu un enfant.

— Et vous venez à la préfecture ?…

— Pour que M. le préfet m’aide à le retrouver, voilà tout.

Il y a des gens qui mettent deux paires de lunettes. Au regard de M. de Sartines, dont il faisait généralement usage, M. Berthellemot joignit le regard de M. Lenoir. Feu Argus en avait encore davantage.

— Est-ce plausible ? grommela-t-il. Je prends des notes… Ah ! ah ! le préfet serait bien embarrassé !

— Et si ce n’est pas votre état, monsieur l’employé supérieur, ajouta Jean-Pierre, qui fit mine de se lever, j’irai ailleurs.

— Où donc irez-vous, mon garçon ?

— Chez le premier consul, si vous voulez bien le permettre.

M. Berthellemot bondit sur son fauteuil.

— Chez le premier consul ! répéta-t-il. Bonhomme, pensez-vous qu’on entre comme cela chez le premier consul ?

— Moi, j’y entre, répondit Jean-Pierre simplement. Il faut donc me dire, par un oui ou par un non, et sans nous fâcher, si c’est votre métier d’aider les gens en peine.

La question ainsi posée déplut manifestement au secrétaire général, qui reprît son couteau à papier et l’aiguisant sur son genou.

— L’ami, dit-il entre ses dents, vous m’avez déjà pris beaucoup de mon temps, qui appartient à l’intérêt public. Si vous prétendiez jamais que je ne vous ai pas reçu avec bonté, vous seriez un audacieux calomniateur. Je ne fais pas un métier, sachez cela : j’ai un haut emploi, le plus important de tous les emplois, presque un sacerdoce ! Je vous donnerais un démenti formel au cas où vous avanceriez que je vous ai refusé mon aide. Me blâmez-vous pour les précautions dont j’entoure la vie précieuse de notre maître ? Expliquez-vous brièvement, clairement, catégoriquement. Pas d’ambages, pas de détours, pas de circonlocutions ! Que réclamez-vous ? Je vous écoute.

— Je viens, commença aussitôt Jean-Pierre, pour vous demander…

Mais M. Berthellemot l’interrompit d’un geste familier, qui formait avec la gravité un peu rogue de son maintien un contraste presque attendrissant ;

— Attendez ! attendez ! fit-il comme si une idée subite eût traversé son cerveau. Je perdrais cela ! Saisissons la chose au passage ! Par quel hasard, mon cher monsieur Sévérin, avez-vous vos entrées chez le premier consul ?… Il est bien entendu que, si c’est un secret, je n’insiste pas le moins du monde.

— Ce n’est pas un secret, répliqua Jean-Pierre. Il m’arriva une fois sous la Convention…

— Nous nous comprenons bien, mon cher monsieur Sévérin je ne vous force pas, au moins…

— Monsieur l’employé supérieur, interrompit Jean-Pierre à son tour, si ce n’était pas mon idée de vous répondre, vous auriez beau me forcer. Je ne dis jamais que ce que je veux.

— Un brave homme ! s’écria le secrétaire général avec une admiration dont nous ne garantissons pas la sincérité, un vrai brave homme… allez !

— Sous la Convention, continua Jean-Pierre, vers la fin de la Convention, et, s’il faut préciser, je crois que c’était dans les premiers jours de vendémiaire, an IV, — le 23 ou le 24 septembre 1795, — un jeune homme en habit bourgeois, d’aspect maladif et pâle, vint dans ma salle d’armes…

— Quelle salle d’armes ? demanda M. Berthellemot.

— J’étais marié depuis trois ans déjà, et j’avais mon petit garçon. Comme on n’avait plus besoin de chantres à Saint-Sulpice, dont les portes étaient fermées, je m’étais mis en tête de monter une petite académie dans une chambre, sur le derrière de l’hôtel ci-devant d’Aligre, rue Saint-Honoré. Mais ceux qui font aller les salles d’escrime étaient loin à ce moment-là, avec ceux qui vont à l’église, et je ne gagnais pas du pain.

— Pauvre monsieur Sévérin ! ponctua Berthellemot, je ne peux pas vous exprimer à quel point votre récit m’intéresse ?

— Ce jeune homme en habit bourgeois dont je vous parlais avait une tournure militaire.

— Je crois bien, mon cher monsieur Sévérin ! comme César ! comme Alexandre le Grand ! comme…

— Comme Napoléon Bonaparte, monsieur l’employé supérieur, on ne vous en passe pas ; vous avez deviné que c’était lui. Berthellemot fourra sa main droite dans son jabot et dit avec conviction :

— Petite parole, vous en verrez bien d’autres. Ce n’est pas au hasard que le premier consul choisit ceux qui doivent occuper certaines positions. Non, ce n’est pas au hasard !

— Donc, reprit Jean-Pierre Sévérin, le jeune Bonaparte, général de brigade en disponibilité, attaché, par je ne sais quel bout, au ministère de la guerre, grâce à la protection de M. de Pontécoulant, mécontent, fiévreux, tourmenté, — pauvre fourreau usé par une magnifique lame, — entrait tout uniment dans la première salle d’armes venue, pour y chercher une fatigue physique qui apaise les nerfs et mate l’intelligence.

— Savez-vous que vous vous exprimez très bien, mon cher monsieur Sévérin ? dit le secrétaire général.

— Je ne l’avais jamais vu, continua Jean-Pierre, et même je n’avais jamais entendu prononcer son nom, mais je passe pour être un peu sorcier.

Berthellemot recula son siège. Jean-Pierre reprit :

— Vous ne croyez pas aux sorciers, ni moi non plus… cependant, monsieur l’employé supérieur, il se passe à Paris, en ce moment, des choses bien étranges, et le motif de ma présence dans votre cabinet a trait à une aventure qui frise de bien près le surnaturel… Mais revenons au jeune Bonaparte. J’eus comme un choc en le voyant. Un brouillard lumineux tomba devant mon regard. Il sourit et prit un fleuret qu’il mit en garde de quarte d’une main novice et presque maladroite.

« — Est-ce vous qui êtes le citoyen Sévérin, dit Gâteloup ? me demanda-t-il.

« — Oui, citoyen général, » répondis-je.

— Je ne me trompe pas, s’interrompit ici Jean-Pierre. Je l’appelai citoyen général, et je ne saurais expliquer pourquoi.

« — Capitaine, mon ami, rectifia-t-il. Et me trouvez-vous trop vieux pour mon grade ? »

Le citoyen Bonaparte avait alors juste vingt-cinq ans, et n’en paraissait pas plus de vingt.

Je ne me souviens plus de ce que je répondis, j’éprouvais un grand trouble. Il poursuivit :

« — Antoine Dubois, mon médecin, m’a ordonné de faire de l’exercice ; je ne sais pas me promener, c’est trop long, et je passerais vingt-quatre heures à cheval sans fatigue. Êtes-vous homme à me rompre les os, à me courbaturer les muscles en vingt minutes de temps chaque jour ?

« — Oui, citoyen général.

« — On vous dit capitaine… Et combien me prendrez-vous pour cela ? je ne suis pas riche. »

Nous convînmes du prix, et il fallut commencer incontinent ; car, dès ce temps-là, il n’aimait pas attendre.

Je ne le fatiguai pas, je le moulus si bel et si bien qu’il demanda grâce et tomba tout haletant sur ma banquette.

« — Parbleu ! dit-il en riant et en essuyant ses cheveux plats qui ruisselaient de sueur sur son grand front, Mme de Beauharnais jetterait de jolis cris, si elle me voyait en un pareil état ! »

J’étais muet et presque aussi las que lui, moi dont le bras est de fer et le jarret d’acier.

« — Çà ! mon maître, dit-il en se levant tout à coup, j’ai perdu plus de vingt minutes. Que je vous paye, et à demain ! »

Il plongea précipitamment dans son gousset sa main longue et fine, mais il la retira vide : il avait oublié ou perdu sa bourse.

« — Me voilà bien ! fit-il en rougissant légèrement, je me suis donné ici une fausse qualité, et je vais être obligé de tous demander crédit !

« — Général, répliquai-je, vous n’avez trompé personne.

« — C’est vrai… Vous me connaissiez ?

« — Non, sur mon honneur !…

« — Alors, comment savez-vous ?…

« — Je ne sais rien. »

Il fronça le sourcil.

« — Sire… » continuai-je.

— Sire ! s’écria le secrétaire général, qui écoutait avec une avide attention. Parole jolie ! vous l’appelâtes sire, mon cher monsieur Gâteloup !

— Monsieur l’employé, s’interrompit Jean-Pierre, je vous dis les choses comme elles furent. Je vous ai promis de raconter, non point d’expliquer. Le citoyen Bonaparte fit comme vous : il répéta ce mot : sire ! Et il recula de plusieurs pas, disant :

« — L’ami, je suis un républicain ! »

Moi, je poursuivis, parlant comme les pythonisses antiques, avec un esprit qui n’était pas à moi :

« — Sire, je suis un républicain, moi aussi, je l’étais avant vous, je le serai après vous. Ne craignez pas que je réclame jamais des intérêts trop lourds pour le crédit que je fais aujourd’hui à Votre Majesté ! »

— Vous dites cela ? murmura Berthellemot, avant le 13 vendémiaire ! C’est curieux, petite parole, c’est extrêmement curieux !

Pas longtemps auparavant… c’était le 4 ou le 5.

— Et que répondit l’empereur ?… je veux dire le premier consul… je veux dire le citoyen Bonaparte.

— Le citoyen Bonaparte me regarda fixement. La pâleur de sa joue creuse et amaigrie était devenue plus mate.

« — Ami Gâteloup, me dit-il, d’ordinaire je n’aime ni les

illuminés ni les fous… mais vous avez l’air d’une bonne âme, et vous m’avez courbaturé comme il faut… À demain. »

Et il partit.

— Et il revint ? demanda Borthellemot.

— Non… jamais.

— Comment ! jamais ?

— Il n’eut pas le temps… Sa courbature n’était pas encore guérie quand le 13 vendémiaire arriva. À l’affaire devant Saint-Roch, il commandait l’artillerie. Il y eut là bien du sang répandu : du sang français. Le jeune général de brigade était nommé général de division par le Directoire : il n’avait plus besoin de la protection de M. de Pontécoulant… Je le suivais de loin ; j’allais où l’on parlait de lui, et bientôt on parla de lui partout… Comment dire cela ? Il m’inspirait une épouvante où il y avait de la haine et de l’amour…

L’année suivante, il épousa cette Mme de Beauharnais « qui aurait poussé de jolis cris, » si elle l’avait vu en l’état où je l’avais mis à ma salle d’armes ; — puis il partit, général en chef de l’armée d’Italie.

— Et vous ne l’aviez pas revu ? interrogea le secrétaire général, qui oubliait de jouer sa comédie, tant la curiosité le tenait.

— Je ne l’avais pas revu, répondit Jean-Pierre.

— Dois-je conclure qu’il est encore votre débiteur ?

— Non pas ! Il m’a payé.

— Généreusement ?

— Honnêtement.

— Que vous a-t-il donné ?

— Le prix de mon cachet était d’un écu de six livres. Il m’a donné un écu de six livres.

Le secrétaire général enfla ses joues et souffla comme Eole en faisant craquer ses doigts.

— Pas possible ! parole mignonne, pas possible !

— Ce qui n’était pas possible, prononça lentement Jean-Pierre Sévérin, dont la belle tête se redressa comme malgré lui, c’était de me donner davantage.

— Parce que ? fit Berthellemot naïvement.

— Je vous l’ai dit, monsieur l’employé supérieur, répondit Jean-Pierre : j’étais républicain avant le général Bonaparte ; je suis républicain, maintenant que le premier consul ne l’est plus guère ; je resterai républicain quand l’empereur ne le sera plus du tout.