La Veille de la Saint Jean

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La Veille de la Saint Jean


LA VEILLE

DE

LA SAINT–JEAN



LA tour de Smaylho’me ou de Smalholm, qui fut le théâtre de l’anecdote suivante, est située dans le nord du Roxburgshire, au milieu d’un amas de rochers qui font partie des domaines de Hugh Scott de Harden. Cette tour est un bâtiment carré qu’environne un mur extérieur, aujourd’hui en ruines. L’enceinte de la première cour, défendue de trois côtés par un précipice et un marais, n’est accessible que du côté du couchant par un sentier creusé dans le roc. Les appartemens, comme c’est l’usage dans une forteresse d’Écosse, s’élèvent les uns au-dessus des autres, et communiquent par un escalier étroit, etc.

C’est dans cette ancienne forteresse et dans le voisinage que l’auteur a passé son enfance, et ces lieux qui lui sont chers avaient des droits aux hommages de sa muse.

La catastrophe de cette histoire est fondée sur une tradition irlandaise.


LE baron de Smaylho’me se leva avec le jour, et guida son coursier, sans s’arrêter, dans le sentier rocailleux qui conduit à Brotherstone.

Il n’allait point avec le brave Buccleuch déployer sa large bannière ; il n’allait point se réunir aux lances écossaises pour braver les flèches des Anglais.

Cependant il était revêtu de sa cotte de mailles ; son casque ornait son front, et il portait une cuirasse d’un acier éprouvé. Au pommeau de sa selle était suspendue une hache d’armes qui pesait plus de vingt livres.

Le baron de Smaylho’me revint au bout de trois jours ; son front était triste et sombre ; son coursier semblait accablé de fatigue et ne marchait que lentement.

Il ne venait point d’Ancram-Moor où le sang anglais avait coulé par torrens ; Ancram-Moor, témoin des exploits du fidèle Douglas et du brave Buccleuch contre le lord Evers.

Cependant son casque était bossué et brisé, sa cotte d’armes percée et déchirée. Le sang souillait sa hache et son épée ; mais ce n’était point le sang anglais.

Il descendit près de la chapelle ; et, se glissant contre la muraille, il siffla trois fois pour appeler son jeune page qui portait le nom de William.

— Viens ici, mon petit page, dit-il, viens te placer sur mes genoux ; tu es encore dans un âge bien tendre ; mais j’espère que tu ne chercheras pas à tromper ton seigneur.

Dis-moi tout ce que tu as vu pendant mon absence, et surtout songe à me dire la vérité !… Qu’a fait ta maîtresse depuis que j’ai quitté le château de Smaylho’me ?

William répond : — Chaque nuit, la châtelaine se rendait à la clarté solitaire qui brille sur la cime du Watchfold, car d’une hauteur à l’autre les signaux nous apprenaient l’invasion des Anglais.

Le butor gémissait, le vent sifflait dans le creux des rochers ; cependant elle n’a pas manqué une seule nuit de suivre le sentier qui mène à la cime aérienne de la montagne.

J’épiai ses pas et je m’approchai en silence de la pierre où elle était assise. Aucune sentinelle n’était auprès du feu des signaux.

Mais la seconde fois mes yeux la suivirent encore, et j’aperçus…, je le jure par la Vierge sainte…, j’aperçus un chevalier armé à côté de la flamme solitaire.

Ce guerrier s’entretint avec ma maîtresse : mais la pluie tombait et l’orage grondait, je ne pus entendre leurs paroles.

Le troisième soir, le ciel était calme et pur, le vent s’était tu… j’épiai encore le chevalier, et votre dame vint le trouver mystérieusement au rendez-vous.

Je l’entendis nommer l’heure de minuit et la veille de cette sainte fête. — Viens, disait-elle, demain, à l’appartement de la dame de tes pensées ; ne redoute pas le baron mon époux.

Il combat sous la bannière du brave Buccleuch, et je suis seule ; ma porte s’ouvrira pour mon chevalier fidèle la veille de la Saint-Jean.

— Je ne le puis, répond le guerrier, je n’ose me rendre auprès de toi ; il faut que j’erre seul la veille de la Saint-Jean.

— Honte à ta lâcheté, dit-elle, chevalier timide ; tu ne dois pas me dire non, car la nuit de la Saint-Jean vaut le jour le plus beau de l’été quand elle prête son ombre à deux amans.

J’enchaînerai le dogue vigilant. La sentinelle ne t’adressera aucune question ; j’étendrai des nattes de jonc sur l’escalier ; au nom de la croix noire de Melrose et du bienheureux saint Jean, je te conjure, mon amour, de te rendre à mes vœux !

— Vainement les limiers garderaient le silence et la sentinelle ne sonnerait pas du cor. Un prêtre dort dans le pavillon de l’orient ; il entendrait le bruit de mes pas malgré les nattes de jonc.

— Ha ! ne crains point que ce prêtre puisse te découvrir ; il est au monastère de Driburg, où il doit célébrer, pendant trois jours, le sacrifice de la messe pour l’âme d’un chevalier trépassé.

À ces mots le guerrier tourna plusieurs fois la tête en fronçant le sourcil, et ensuite il sourit avec dédain en disant : — Celui qui célèbre la messe pour l’âme de ce chevalier pourrait aussi bien la dire pour la mienne.

À l’heure solitaire de minuit, alors que les esprits malfaisans voltigent dans les airs, j’irai auprès de toi. Il a dit et a disparu. Ma maîtresse est demeurée seule, et je n’ai rien vu de plus.

Le front sombre du baron s’enflamme et rougit de colère. — Fais-moi connaître, demande-t-il, le téméraire, car, par sainte Marie, il périra !

— Ses armes brillaient à la clarté de la flamme, répond William ; son panache était écarlate et bleu ; j’ai remarqué sur son écu un lévrier en lesse d’argent, et son cimier était un rameau d’if.

— Tu en as menti, petit page, tu en as menti : le chevalier que tu me désignes a cessé de vivre ; il est enseveli dans son tombeau sous l’arbre d’Eildon.

— J’en atteste le ciel, ô mon noble seigneur ! j’ai entendu prononcer son nom : votre dame l’a appelé sir Richard de Coldinghame.

La pâleur couvrit alors le front du baron. — La tombe est obscure et profonde, dit-il ; le cadavre immobile et glacé… Je ne puis croire ton récit.

Au lieu où la Tweed roule ses flots autour du saint couvent de Melrose, et où l’Eildon descend en pente douce jusqu’à la plaine, il y a trois nuits qu’un ennemi secret a tranché les jours du chevalier de Coldinghame.

Les reflets de la lumière ont abusé tes yeux ; les vents ont trompé ton oreille ; j’entends encore sonner les cloches de Driburgh, et les moines Prémontrés chantent l’hymne des morts pour sir Richard.

Le baron franchit le seuil de la grille ; il se glisse dans l’escalier étroit, et se rend à la plate-forme, où il trouve sa dame entourée des filles qui la servent.

Il remarque qu’elle est triste, et qu’elle porte ses regards tour à tour sur les collines et les vallées ; sur les oncles de la Tweed et les bois de Mertoun dans la riche plaine de Teviot.

— Salut, salut, aimable et tendre châtelaine ! — Salut, baron fidèle ! Quelles nouvelles apportez-vous du combat d’Ancram et du vaillant Buccleuch ?

— La plaine d’Ancram-Moor est rouge de sang ; mille Anglais ont mordu la poussière, et Buccleuch nous ordonne de veiller à nos signaux mieux que jamais.

La châtelaine rougit, mais elle ne répondit pas, et le baron n’ajouta rien de plus. Bientôt elle se retira dans sa couche, où elle fut suivie par le baron chagrin.

La châtelaine gémissait en sommeillant, et le baron de Smaylho’me, inquiet et agité, murmurait tout bas : — Les vers rampent sur son cadavre ; la tombe sanglante est fermée sur lui ; la tombe ne peut lâcher sa proie.

C’était bientôt l’heure de matines : la nuit allait faire place à l’aurore, lorsque enfin un sommeil pénible s’appesantit sur les yeux du baron.

La châtelaine regarda de tous côtés dans l’appartement ; à la lueur d’une lampe mourante elle reconnut non loin d’elle un chevalier, sir Richard de Coldinghame.

— Hélas ! dit-elle, éloignez-vous, pour l’amour de la Vierge sainte ! — Je sais, répondit-il, qui dort auprès de toi ; mais ne crains pas qu’il se réveille.

Voici trois longues nuits que je suis étendu dans une tombe sanglante, sous l’arbre d’Eildon ! On a chanté pour le repos de mon âme les messes et l’hymne des morts, mais vainement.

C’est le bras perfide du baron de Smaylho’me qui m’a percé le cœur sur le rivage sablonneux de la Tweed, et mon ombre est condamnée à errer pendant un temps sur la cime du Watchfold.

C’était le lieu de nos rendez-vous ; on m’y verra apparaître chaque soir : mais je n’aurais jamais pu parvenir jusqu’ici sans tes pressantes supplications.

L’amour surmonta la crainte de la châtelaine ; elle se signa le front : — Cher Richard, dit-elle, daigne m’apprendre si ton âme est sauvée ou réprouvée. — Le fantôme secoua la tête.

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— Dis à ton époux, répondit-il, que celui qui répand le sang perdra la vie par le glaive. Mais l’amour adultère est un crime dans un autre monde : reçois-en ce gage irrécusable.

Il appuya sa main gauche sur une table de chêne, et la droite sur celle de la châtelaine, qui frémit et s’évanouit en sentant l’impression brûlante de son étreinte.

La trace noircie des quatre doigts resta imprimée sur la table, et la châtelaine porta toujours sa main couverte.

Il est dans l’abbaye de Dryburgh une religieuse qui ne tourne jamais les yeux vers le soleil ; il est un moine dans le monastère de Melrose qui ne profère jamais une parole.

Cette religieuse, qui ne voit jamais la clarté du jour, c’est la châtelaine de Smaylho’me ; ce moine, qui garde un si morne silence, est le fier baron son époux.


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NOTES.


note 1re

LA bataille d’Ancram-Moor est un des événemens les plus importans de l’histoire d’Ecosse.

Le lieu qui en fut le théâtre est appelé aussi Lyliard’s Edge, du nom d’une amazone écossaise qui s’y était distinguée. On vous montre encore son monument aujourd’hui en ruines. Ou y lisait cette inscription :

« La belle Lyliard est ensevelie sous cette pierre ; sa taille était petite, mais sa

« gloire fut grande, et les Anglais sentirent la force de son bras. Quand ses jambes

« furent coupées, elle combattit sur ses cuisses. »

note 2 Il est une religieuse, etc.

La circonstance de cette religieuse qui ne vit jamais le jour n’est pas tout-à-fait imaginaire. Il y a cinquante ans qu’une infortunée descendit dans un sombre caveau sous les ruines de l’abbaye de Dryburgh, qu’elle ne quittait jamais pendant le jour. Dès que la nuit était venue, elle sortait de sa misérable retraite, et se rendait à la demeure de M. Haliburton de Newmains, ou à celle de M. Erskine de Sheffield, deux propriétaires du voisinage. Elle obtenait de leur charité toutes les provisions qu’elle désirait ; mais aussitôt qu’elle entendait sonner minuit, elle allumait sa lanterne et retournait à son caveau, assurant ses voisins bienfaisans que, pendant son absence, sa retraite était arrangée par un esprit qu’elle appelait Fatlips[1] ; elle le représentait comme un petit homme portant des souliers de fer, avec lesquels il dissipait l’humidité des voûtes en foulant le pavé. Les gens sages regardaient avec pitié une femme qui leur semblait être privée de la raison ; mais le vulgaire ne pensait à elle qu’avec un sentiment de terreur. Elle ne voulut jamais expliquer la cause d’un genre de vie aussi extraordinaire ; on imagina qu’elle l’avait adopté après s’être engagée, par un vœu, à ne voir jamais le soleil tant que durerait l’absence de son amant. Son amant était mort dans la guerre civile de 1745 à 1746, et cette femme renonça pour jamais à la clarté du jour.

Le caveau porte encore le nom du prétendu esprit qui tenait compagnie à cette solitaire. Et il est plus d’un paysan du voisinage qui n’oserait y pénétrer.


  1. Fatlips, grosses lèvres.