La Vie amoureuse de Diderot/1

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Flammarion (p. 5-25).


I

NANETTE


C’était en 1741.

À peine niché dans son nouveau logis, rue du Vieux-Colombier, Denis Diderot remarqua ses deux voisines. Dès le premier regard, la plus jeune l’avait ébloui par sa grave beauté, sa taille de statue, son air de sagesse. Comme il était le plus expansif des hommes, il voulut tout de suite lier conversation avec les deux femmes. Mais elles passèrent vite et raide, peu soucieuses de répondre aux propos d’un inconnu.

Une telle réserve laissa le bon Denis Diderot à la fois tout émerveillé et tout interdit. Sans attendre, il courut se renseigner sur ses deux voisines près de leur commune logeuse.

Il apprit que Mme Champion était veuve et qu’elle vivait avec sa fille. Toutes deux tenaient un petit commerce de dentelles et de lingerie. Mais elles avaient connu des jours plus heureux, une situation plus brillante. Elles fuyaient le monde et se plaisaient dans la solitude. Et la logeuse ajouta rondement qu’elles n’étaient pas femmes à entrer en relations avec un garçon de son âge et de sa figure.

Denis Diderot était, en effet, jeune et avenant. Il avait alors vingt-huit ans. Taillé en force, il avait le front vaste et clair, le regard animé, la lèvre gourmande et fine, le nez viril, le geste ouvert et cordial, de l’éloquence et de la fougue.

À vrai dire, sa tenue débraillée n’était guère faite pour rassurer les deux inconnues. Il portait une vieille redingote de peluche grise toute meurtrie, des manchettes déchirées, des bas de laine noire recousus par derrière avec du fil blanc.

Convaincu que tout le séparait de ses voisines, il dut, en attendant mieux, se borner à les saluer très bas chaque fois qu’il les croisait dans l’escalier.

Si la mise de Diderot était tellement négligée, c’est qu’il menait, depuis dix ans, la vie la plus rude et la plus éparse. Élève des Jésuites, d’abord à Langres, sa ville natale, puis à Paris, il avait ensuite étudié le droit pendant deux ans chez le procureur Clément de Ris, toujours à Paris. Ce stage terminé, son père, maître coutelier à Langres, lui donne le choix entre deux partis : « Prenez un état ou revenez avec nous. » Denis Diderot repousse l’un et l’autre. En particulier, il refuse de devenir médecin « parce qu’il ne veut tuer personne ». Il entend rester indépendant et continuer d’apprendre. Il veut mener à Paris une vie à la fois libre et studieuse.

Il vénérait son père, homme rigide et pieux, renommé dans sa ville pour son jugement et sa probité. Mais ils étaient aussi obstinés l’un que l’autre. Bien qu’il eût quelque aisance, le maître coutelier supprima la pension de son fils.

Denis Diderot donna des leçons. On dit même qu’il écrivit des sermons pour des missionnaires. En même temps il apprenait l’anglais, l’italien, il se perfectionnait dans l’étude du grec, du latin et des sciences, surtout de ses chères mathématiques.

Il végétait péniblement. Sa mère, naturellement indulgente, lui fit parvenir à plusieurs reprises quelques louis par une vieille servante, Hélène Brûlé, qui couvrait à pied, dans les deux sens, les soixante lieues qui séparent Langres de Paris. Parfois, il empruntait de petites sommes à des amis de son père, de passage dans la capitale. Celui-ci les remboursait en maugréant et ne cessait pas de mander à son fils : « Prenez un état ou revenez avec nous. »

Mais ces secours étaient rares. Denis Diderot n’avait pas toujours de gîte et se réfugiait parfois chez des amis pendant des semaines entières. Il connut la faim. Ne dut-il pas se nourrir un jour d’une rôtie de pain, trempée dans du vin, que lui offrit son hôtesse, tandis qu’il s’évanouissait d’inanition devant elle ?

Un moment il rencontra la quiétude et presque l’opulence. Il devint le précepteur des fils du banquier Randon. Hélas ! Il souffrait de vivre dans une étroite dépendance. Il maigrissait et jaunissait dans sa cage dorée. Il s’en évada au bout de six mois.

Ainsi, tour à tour enseignant pour vivre et vivant pour apprendre, il menait depuis dix ans cette existence de misère et d’étude lorsqu’il découvrit ses voisines.

Les conseils de sa logeuse, au lieu de l’éloigner des deux femmes, accrurent son désir de se rapprocher d’elles. Les obstacles l’excitaient. On cite un trait de son enfance où apparaît déjà cette fougue tenace qui l’emportait, à travers les difficultés, jusqu’au bout de ses entreprises. Au collège de Langres, il se querelle avec un de ses camarades. Il est puni d’expulsion. C’est la veille de la distribution des prix. Or, il a obtenu tous ceux de sa classe. L’idée de ne pas les rapporter à ses parents lui est insupportable. À l’heure de la cérémonie, il se glisse dans la foule qui pénètre dans le collège. Le suisse l’aperçoit, le poursuit, et l’atteint au côté d’un coup de sa hallebarde. L’enfant lui échappe, prend place, reçoit ses récompenses et rentre chargé de livres et de couronnes. Seulement, le dimanche suivant, jour de grande toilette, on s’aperçut qu’il avait une plaie au flanc. Il n’en avait pas soufflé mot.

Patiemment, Denis Diderot parvint à échanger avec ses voisines de ces menus services qu’on se rendait alors de porte à porte : on se prêtait de l’eau, du feu, de la lumière. Comme elles évitaient de sortir le soir, il s’offrit même à faire pour elles de petites courses dans le quartier. Mais là se bornaient ses progrès. Elles continuaient de le tenir à distance, de lui fermer l’intimité de leur logis.

Aussi l’impétueux Denis ne rêvait plus que d’y pénétrer. C’est alors qu’il recourut à un stratagème. Déjà il en avait usé avec succès. Voici comment. Un carme déchaussé, le frère Ange, originaire de Langres, recrutait pour son couvent des jeunes gens bien nés, mais prodigues. Ainsi se flattait-il de les réconcilier avec leur famille et de jeter du lustre sur sa maison. Travaillé par lui, Denis Diderot feignit d’être conquis, tout prêt à entrer au couvent. Mais il imagina de grands embarras, dont il se laissait lentement arracher l’aveu : il manquait de livres et de linge ; il tenait à acquitter ses dettes ; il devait rompre avec une maîtresse qu’il ne voulait pas laisser choir au ruisseau, dont il lui fallait assurer le sort. Brûlant impatient, sûr d’être remboursé par le maître coutelier, le frère Ange lui avançait successivement les sommes nécessaires. Sur quoi, Denis découvrit qu’il n’avait décidément pas la vocation monastique et qu’il ne voulait pas être carme.

Le père paya le moine mais le tança dur : « Vous m’avez appris ce que peut-être je n’aurais jamais su sans vous, c’est qu’un homme d’âge mûr et d’une expérience consommée pouvait se laisser attraper comme un enfant par un écolier. »

On sait que notre morale est devenue très rigoureuse, surtout lorsque nous l’appliquons aux autres. Aussi notre époque a-t-elle très sévèrement jugé cette ruse, que les familiers du philosophe appelaient bonnement un tour de page, une espièglerie. Diderot lui-même n’en rougissait pas. Ne l’a-t-il pas contée à sa fille, Mme de Vandeul ? Elle la rapporte dans les charmants Mémoires qu’elle a consacrés à la vie de son père. On a parfois mis en doute l’authenticité de ces pages si tendrement, si pieusement indulgentes. Pour moi, j’y trouve un accent filial qui sonne vrai et que l’on ne peut guère imiter.

Denis Diderot usa donc à nouveau de ce subterfuge afin de pénétrer chez ses voisines. Il leur apprit qu’il se destinait à l’état ecclésiastique, qu’il allait entrer au séminaire de Saint-Nicolas. Il devait auparavant réunir un trousseau. Consentiraient-elles à s’en charger ?

À vrai dire, il avait bien failli devenir prêtre. À treize ans, lorsqu’il était élève au collège de Langres, il avait reçu la tonsure. Puis, pendant deux ans, il avait porté la robe des clercs. Un de ses oncles, qui était chanoine, avait marqué, jusqu’à sa dernière heure, sa volonté de l’avoir pour successeur. Toute sa famille épousait ce vœu. Et lui-même, adolescent enthousiaste, sensible et prompt, avait fort bien pu croire un moment à sa vocation religieuse.

Mme Champion et sa fille étaient pieuses. La profession choisie par leur voisin les rassura pleinement sur lui. Elles cessèrent de fermer leur porte au futur séminariste. Elles la lui ouvrirent d’autant plus volontiers qu’il leur avait plu dès le premier abord.

Il connut leur histoire. Mme Champion, née de Malville, était originaire du Maine. Elle avait épousé par amour un manufacturier en étamine que la spéculation avait perdu et qui avait survécu de peu à sa ruine. Veuve, Mme Champion partit pour Paris avec sa petite fille Anne-Antoinette, qu’on devait plus tard appeler Nanette. Hébergée par une amie, elle plaça l’enfant au couvent des Miramionnes. C’est dans cette maison que Nanette apprit la couture et la broderie. Elle en sortit à seize ans. Depuis cette époque, les deux femmes vivaient de leur travail, paisibles et cachées.

Denis Diderot rendit d’abord visite à ses nouvelles amies plusieurs fois par semaine. Bientôt, il passa avec elles toutes les soirées. Heures délicieuses, qu’il attendait tout le reste du jour. Quinze ans plus tard, Diderot s’inspirera de cette idylle dans sa pièce Le Père de Famille. Il s’y peindra sous les traits de l’impétueux Saint-Albin, épris de sa jeune voisine, dont l’image le suit partout. Loin de la présence aimée, Diderot pouvait s’écrier comme Saint-Albin : « Je ne pensais, je ne rêvais qu’elle ».

Mais les gens heureux n’aspirent qu’à le devenir davantage. Bientôt, il ne se contenta plus de ces douces soirées où, sous le regard vigilant de Mme Champion, il contemplait la belle et sage Nanette. À la fois plein d’ardeur et de respect, il rêvait au moment où elle serait à lui seul, à toutes les heures de la vie, où elle deviendrait sa femme.

Il était bien naturel que ce grand expansif, après dix ans de la vie la plus vagabonde, la plus solitaire et la plus décousue, rêvât d’un foyer où régnerait la tendresse. Car, pendant ces dix années-là, il avait été aussi privé de foyer que sevré de tendresse. Il arrivait à l’escale avec le plus menu bagage d’aventures.

Oh ! je sais que le lecteur déteste ces retours sur le passé. Moi aussi. Il en éprouve un tel ennui que, d’ordinaire, il les saute. Moi aussi. Mais je lui demande de faire violence à ses habitudes. J’insiste pour retenir son attention. N’est-il pas nécessaire de lui montrer que Denis Diderot apportait à Nanette Champion un cœur tout neuf ?

Il avait aimé, mais comme on aime à seize ans. C’est à cet âge-là que les Jésuites de Langres lui proposèrent de partir pour Paris. Certes, ils désiraient cultiver au mieux cette riche intelligence qui pourrait illustrer et servir leur maison. Mais sans doute entendaient-ils aussi l’éloigner d’une jeune fille dont il commençait à s’éprendre. Les notes données vers cette époque à l’écolier ont gardé la trace de cette alerte. Elles signalent le péril en trois mots, bien significatifs dans le langage ecclésiastique : « Trop de sensibilité », disent-elles.

Elle mourut jeune, celle qui avait éveillé son cœur. Bien des années après, dans un voyage à Langres, Diderot rencontra une des amies de la disparue, ils se promenèrent ensemble, en parlant d’elle. Et comme ils passaient devant le cimetière, cette femme, sans un mot, tourna la tête et lui désigna de la main l’endroit où reposait son premier amour.

Plus tard, au temps de sa pauvre et libre jeunesse, il lutinait Mlle Babuti, une petite libraire du quai des Augustins, poupine, droite comme le lis et vermeille comme la rose. Il entrait vivement dans sa boutique et s’amusait à lui demander des ouvrages libertins. Elle s’indignait en riant, déclarant qu’on n’a point, qu’on ne lit point de ces vilenies. Jouant la surprise, il feignait d’ignorer que ces livres fussent des vilenies. Tel était le ton de leurs assauts innocents. Et quand il repassait au prochain jour devant le magasin, elle souriait. Lui aussi.

Diderot a conté cette petite scène dans son Salon de 1765, à propos d’un portrait de Mme Greuze par son mari. Car Mlle Babuti devint Mme Greuze. Le peintre l’épousa par amour. Mais cette femme adorée, dont il immortalisa les traits sur maintes toiles, le rendit très malheureux.

Nous ne pouvons pas l’ignorer : Greuze, méditant une séparation juridique, a rempli de ses infortunes conjugales tout un gros Mémoire, parvenu jusqu’à nous. Et le bon Diderot lui-même a fini par perdre ses illusions sur elle. Dans une lettre de 1767 à son ami le sculpteur Falconet, alors en Russie, il renonce au projet d’y envoyer Greuze, à cause de sa femme : « Sa femme est, d’un consentement unanime, et quand je dis unanime, je n’en excepte ni le sien ni celui de son mari, une des plus dangereuses créatures qu’il y ait au monde. » Hélas ! Voilà ce qu’il était advenu de Mlle Babuti, si poupine, droite et rose.

Si le jeune Denis Diderot évita les aventures faciles, c’est aussi qu’il fuyait, par souci de santé, les femmes galantes et le péril de leurs faveurs. Il en a fait l’aveu. « Que la Vénus des carrefours m’est hideuse ! » écrit-il. De son temps, dans toutes les classes de la société, on s’exprimait plus ouvertement qu’aujourd’hui sur le risque du plaisir. On lui attachait l’importance qu’il a. On n’obéissait pas à cette incroyable pudibonderie qui met le bâillon sur toutes les bouches, le bandeau sur tous les yeux et qui coûte davantage que la plus toxique des guerres.

Diderot a confessé deux circonstances où il échappa au danger par miracle et qui lui enlevèrent toute velléité de l’affronter à nouveau. Il ne s’en souvenait pas « sans avoir la chair de poule ».

Un soir, un de ses amis, le fils du fameux horloger Le Roi, l’emmène souper dans une maison frivole. Denis avait de la jeunesse, de la gaieté, une folle fantaisie. Assis à côté de la maîtresse du lieu, il lui plut. Elle ne le lui laissa pas ignorer. Il resta seul avec elle. Déjà il assistait à son déshabillé, quand on heurta violemment à la porte. Le jeune Le Roi, ne voyant pas redescendre son ami, revenait à toutes jambes afin de lui apprendre le fâcheux état de la dame. Il était temps.

Une autre fois, il logeait juste au-dessous d’une femme entretenue. Il fit connaissance avec elle un jour qu’il faisait très chaud. Elle était étendue, languissante et peu vêtue. Il s’aperçut qu’elle était belle, le lui dit et s’apprêtait à appuyer son éloge quand, défendant ses charmes de sa main, elle l’arrêta tout court. Elle lui avoua qu’elle lui voulait du bien, mais qu’elle n’était pas sûre d’elle. Prête à lui complaire, elle craignait qu’il n’eût à s’en plaindre. Mais un grand benêt de voisin la pressait depuis longtemps. Elle lui céderait. Et bientôt elle saurait si elle pouvait accorder ses faveurs sans péril. Le grand benêt fut piteusement malade. Ainsi Diderot échappa à un accident « dont la seule pensée le faisait frissonner ».

Certes, il eut bien aussi des engouements, mais sans durée ni profondeur. Écoutez en exemple l’histoire de la Lionnais, une danseuse de l’Opéra dont il se croyait épris. Justement, un de ses amis demeurait en face de la ballerine. Un jour, notre soupirant la vit s’habiller, fenêtre ouverte. Elle passa ses bas blancs et, soigneusement, elle en effaça les taches avec de la craie. Ce prosaïque détail suffit à désenchanter l’amoureux. Il racontait plus tard à sa fille que chaque tache enlevée diminuait sa passion et qu’à la fin de la toilette, son cœur était aussi net que les bas de la Lionnais.

En réalité, son cœur n’était pas en jeu. Dans ces passionnettes d’un jour, son imagination fougueuse et sensible tenait le grand rôle. Ces petits drames se jouaient dans sa tête et non pas dans son cœur.

Cependant ses deux voisines s’étonnaient à bon droit : plus approchait la date de son entrée au séminaire et moins il en parlait… Denis Diderot comprit qu’il ne pouvait pas ruser plus longtemps. Il résolut de jeter le masque, d’autant plus que, d’après de menus indices, il espérait ne pas déplaire : le regard, le visage de Nanette s’éclairaient lorsqu’il entrait ; visiblement, elle l’attendait ; elle portait intérêt à tout ce qui le touchait ; au risque d’user ses yeux sur de trop fins ouvrages, elle prolongeait la soirée, le seul moment où ils fussent réunis.

Profitant d’une absence de Mme Champion, il avoua son stratagème et se déclara. Il ne voulait pas prendre les ordres, il voulait prendre femme. Il fut d’autant plus éloquent qu’il avait dû plus longtemps se taire. Le fleuve rompait ses digues. Nanette fut entraînée par ce torrent. À son tour, elle parla selon son cœur. Plusieurs commerçants l’avaient demandée en mariage. Elle les avait repoussés, car elle ne voulait épouser que l’homme qu’elle aimerait. Timidement, elle se félicita d’avoir attendu… Ils connurent ce soir-là le moment peut-être le plus exquis de l’amour : l’aveu d’une mutuelle tendresse.

Tout aussitôt, les obstacles surgirent. Mme  Champion chapitra sa fille. Quoi ? Épouser cette tête chaude, ce garçon débraillé qui n’avait pour ainsi dire pas de métier ? Quelle folie ! Sans doute il lui avait tourné la cervelle, avec de belles paroles. Ah ! certes, il était grand parleur. Mais il en était de son éloquence comme de ces pièces d’artifice qui jaillissent en cascades dorées et dont il ne reste rien, la mèche éteinte et la nuit retombée.

Mère vigilante, elle mettait Nanette en garde contre cette prestigieuse parole avec d’autant plus de force qu’elle en subissait elle-même la séduction. Au fond, elle était conquise. Sa résistance dura peu. Elle se rallia vite au parti des amoureux. Seulement tous trois tombèrent d’accord que le jeune homme partirait pour Langres afin d’en rapporter ses papiers et surtout le consentement de ses parents.

Or, Didier Diderot, père de Denis, restait, après douze ans, fidèle à ses vues : « Prenez un état, ou revenez avec nous. » Il espérait toujours que l’enfant prodigue rentrerait au bercail. Même, il mûrissait pour lui un projet de mariage dans sa ville natale. Lorsqu’il apprit que son fils, non seulement n’avait pas pris d’état, mais encore se proposait d’épouser une lingère à Paris, il jeta feu et flamme et le menaça de le maudire s’il ne renonçait pas à cette extravagance.

Il fit davantage. Il tenta d’agir directement sur les deux femmes. Le 1er  février 1743, il écrivit à Mme Champion une lettre récemment retrouvée, où il se plaint que son fils ait brusquement passé des sollicitations aux menaces et des menaces aux effets, où il déclare qu’il le déshéritera s’il persiste dans ce projet de mariage. Puis, dans cette même lettre, il essaye d’un autre moyen d’intimidation : « J’ai cru devoir prendre des précautions contre un emportement si funeste pour votre fille. Si mademoiselle votre fille est aussi bien née et l’aime autant qu’il croit, elle l’exhortera à renoncer à sa main ; ce n’est qu’à ce prix qu’il recouvrera sa liberté ; car, à l’aide de mes amis qui ont été indignés de sa hardiesse, je l’ai fait mettre en lieu sûr et nous avons, je crois, plus de pouvoir qu’il n’en faut pour l’y conserver jusqu’à ce qu’il ait changé de sentiment. »

Didier Diderot n’exagérait-il pas un peu ? Était-il passé lui-même des menaces aux effets ? Peut-être quelque frère Ange lui promettait-il tout simplement d’attirer bientôt Denis dans un couvent ? Peut-être le maître coutelier avait-il obtenu une de ces innombrables lettres de cachet que les pères de famille réclamaient volontiers contre un fils trop dissipé, afin de le contraindre à la retraite et à la réflexion ? L’ayant obtenue, avait-il fait réellement enfermer son fils ? Pour moi, je ne le crois pas. Mais le mystère subsiste.

En tout cas, Didier Diderot atteignit le but qu’il s’était proposé. Il découragea les deux femmes. Nanette décida de renoncer à un projet que le père de Denis repoussait si violemment. Elle ne voulait pas entrer de force dans une famille dont on aurait tenté d’abord de l’écarter. Peut-être pensait-elle aussi, comme l’écrivait le maître coutelier, qu’elle servirait l’intérêt de Denis et qu’elle lui donnerait la plus grande preuve d’amour en renonçant à lui. Elle résolut de ne plus le voir.

On imagine le cri de l’amoureux lorsqu’elle lui signifia sa résolution. Ce fut une explosion. Il supplia. Il rugit. Il pleura. En vain. Nanette tint ferme.

Et puis, un jour, les deux femmes apprirent qu’il était malade, dans sa niche solitaire. Car ils ne logeaient plus sous le même toit. Il habitait rue des Deux-Ponts. Elles habitaient rue Poupée. Personne ne soignait Denis Diderot. Personne ne lui apportait même de tisane. Il maigrissait. Il dépérissait. Du coup, toutes leurs roides résolutions s’écroulèrent. Elles accoururent à son chevet. Elles devinrent ses gardes-malades. Et pour hâter sa guérison, on lui promit le mariage.

Ah ! Ça ne traîna pas. Dès sa première sortie, il fit publier un ban, il acheta la dispense des deux autres. En même temps, il obtenait l’autorisation de se marier, non pas à l’église Saint-Louis sa paroisse, ni à l’église Saint-Séverin, paroisse de Nanette, mais à Saint-Pierre-aux-Bœufs, où l’on célébrait volontiers les mariages de minuit.

Ces mariages étaient fort réguliers. Ce n’étaient même pas des mariages clandestins. On se mariait à minuit pour les raisons les plus disparates. Les uns par besoin de faste et d’originalité. D’autres au contraire pour cause de deuil. D’autres encore par crainte d’un scandale, d’un charivari.

Pour Diderot, qui se mariait à l’insu de sa famille, le mariage de minuit devait être surtout un mariage discret, un mariage qui passe inaperçu. C’est, en effet, le plus modestement du monde qu’il s’unit, le 6 novembre 1743, à Nanette Champion, deux ans après l’avoir croisée pour la première fois dans l’escalier.