La Vie d’un pope/IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 236-241).

IX

Il fut bientôt évident que le père Vassili s’efforçait de rompre au plus vite tout ce qui le rattachait au passé et aux soucis habituels de la vie.

Il s’entendit avec sa sœur qui habitait la ville, pour lui confier Nastia, et fit partir la jeune fille sans perdre un seul jour, tant il craignait que l’amour paternel ne se fortifiât dans son cœur au détriment de l’amour des autres hommes.

Il abandonna à la paroisse la jouissance de sa terre, et ne conserva pour son entretien qu’une somme minime, un « douaire », disait-il.

Vers le milieu d’octobre, le nouveau presbytère était bâti, mais on n’avait pu achever et recouvrir de sa toiture que la moitié du bâtiment ; l’autre moitié, sans chevrons et sans plafond, avec ses fenêtres sans vitres et sans châssis, s’accrochait à la partie habitée, comme un squelette à un homme vivant, et, la nuit, elle avait un air abandonné et lugubre. Le père Vassili ne voulut pas faire les frais d’un mobilier complet, et n’acheta, pour les quatre chambres, que deux chaises rudimentaires, une table et des lits ; sur les solives de sapin, les gouttelettes d’ambre de la résine n’avaient pas encore eu le temps de sécher.

La cuisinière, sourde et stupide, ne savait pas charger les poêles ; aussi la chambre toujours pleine de fumée, donnait des maux de tête, et une sorte de brouillard d’un bleu noirâtre rampait constamment au niveau du plancher couvert de taches.

Il faisait froid ; par les fortes gelées, les vitres se poudraient de givre au dedans, et ne laissaient plus filtrer dans la maison qu’un demi-jour blanchâtre ; d’énormes blocs de glace s’étaient formés dès le commencement de l’hiver sur l’appui de la fenêtre, et, à mesure qu’ils fondaient, de longs ruisseaux d’eau glacée couraient sur le plancher.

Même les moujiks, pourtant peu douillets, lorsqu’ils venaient pour commander les messes, jetaient un regard de travers, confus et troublé, sur la misérable habitation du pope, et le diacre en colère, la qualifiait d’ « abomination de la désolation. »

Quand le père Vassili entra pour la première fois dans sa nouvelle demeure, il marcha longtemps et joyeusement à travers les chambres froides et vides comme un hangar, et s’écria d’un ton enjoué :

— Cela va être fameux de vivre là-dedans tous les deux, n’est-ce pas, Vassia ?…

L’idiot se lécha les lèvres et se mit à rire ; sa langue était effilée et longue comme celle d’un animal, et son rire se composait de sons uniformes qui semblaient bondir les uns à la suite des autres : « Ou ! Ou ! Ou ! »

Tout ce changement l’amusait et l’incitait à rire ; mais bientôt il sentit le froid, la solitude et l’ennui de ce gîte désolé ; alors, il se mit en fureur, cria, se battit les joues à coups de poing ; il essaya de ramper sur le plancher, mais il tombait à chaque pas et se cognait maladroitement.

Parfois, il restait figé dans une sorte d’hébétement profond : la tête appuyée entre ses longs doigts minces, le bout pointu de sa langue effleurant les lèvres, il fixait devant lui un regard immobile et vide, sous ses petites paupières étroites de bête. Et alors, on avait l’impression qu’il n’était pas idiot du tout, qu’il avait des pensées à lui, très différentes de celles des autres hommes, et qu’il savait aussi des choses simples et mystérieuses que personne ne sait ; on ne pouvait s’empêcher de penser, en voyant son nez aplati aux narines retroussées, et sa nuque courte, raccordée tout d’une pièce avec le dos, comme chez les animaux, que, s’il lui poussait seulement des jambes fortes et rapides, il se sauverait dans les bois, pour y vivre d’une vie solitaire, pleine des jeux cruels et de la sagesse obscure des forêts…

Et c’est ainsi, que seul à seul, aux côtés d’un être dément, assourdi parfois de son cri de bête impudente et mauvaise, le père Vassili vivait d’une vie mystique, celle de l’esprit qui a renoncé à la chair.

Il voulait se purifier, se préparer au grand acte et au grand sacrifice encore inconnus, et ses jours, comme ses nuits, n’étaient plus qu’une prière ininterrompue, qu’une immense effusion sans paroles.

Depuis la mort de la popadia, il s’était astreint à un jeûne sévère : il ne buvait plus de thé, ne mangeait plus ni viande ni poisson, et, les jours maigres, le mercredi et le vendredi, se nourrissait exclusivement de pain trempé dans de l’eau ; de plus, par une sorte d’inexplicable cruauté qui ressemblait à une vengeance, il avait imposé le même jeûne à l’idiot ; et ce dernier avait beau en souffrir, hurler comme une bête affamée, griffer, pleurer même de grosses larmes courtes et rares, comme celles des chiens, il n’en obtenait pas un morceau de plus.