La Vie d’un pope/X

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 242-250).

X

Les longs soirs d’hiver coulaient clairs et paisibles, dans la blanche prison des murs et du plafond de sapin.

De son ancienne vie, le père Vassili n’avait conservé que le goût de s’éclairer avec profusion ; il travaillait à la lueur d’une grande lampe à verre ventru dont la flamme blanche répandait sa tiède clarté dans toute la chambre.

Les vitres gelées, poudrées de givre où la vive lumière jetait des étincelles, étaient devenues comme des murailles opaques isolant le pope du reste du monde et de la nuit.

Car la nuit grise a étreint la maisonnette, de ses anneaux immenses ; elle l’étreint, cherche des ouvertures pour y passer sa griffe noire, et ne les trouve pas. Alors elle s’enrage, palpe les murailles de ses mains glacées, souffle du froid, soulève avec colère des nuées de flocons de neige, et les jette à toute volée contre les vitres, avec un crépitement sec.

— Le chasse-neige, murmure le père Vassili en prêtant l’oreille un instant ; puis il reprend sa lecture.

Penchant laborieusement sa grosse tête, l’idiot confectionne des paniers en carton collé ; le pinceau tremblote au bout de ses longs doigts, et chaque crissement des ciseaux résonne net et distinct dans la chambre vide.

Les paniers viennent mal ; ils sont informes et sales avec des morceaux de carton pleins de colle qui dépassent de tous les côtés.

Mais l’idiot ne s’en aperçoit pas et continue son travail.

Parfois il lève la tête, et fixe sur l’espace éclairé de la chambre un regard immobile, sous les petites paupières étroites et bestiales.

Le bois sec craque soudain comme un coup de fusil ; le père Vassili tressaille et lève les yeux ; pendant un instant, il entrevoit les murailles nues et les fenêtres dépolies par le givre, et l’idiot figé sur place avec ses ciseaux dans les doigts. Tout cela ne fait que passer comme un éclair, et de nouveau se déroule devant ses yeux baissés le monde inaccessible et merveilleux, le monde de l’amour, de la tendre pitié, du sublime sacrifice…

— Papa, balbutie l’idiot.

Il ne sait encore ce mot que depuis peu de temps, et jette à son père des regards en dessous, irrités et inquiets. Mais le pope ne l’écoute pas, et l’inspiration illumine son visage ; il se perd dans les rêveries d’une lumineuse extase ; il croit, comme croyaient les martyrs qui s’en allaient au bûcher ainsi qu’à un lit de plaisir, et mouraient en glorifiant le Seigneur !

Il adore, d’un amour robuste et sans bornes, ce maître qui commande à la vie et à la mort, et ignore la tragique impuissance des amours humaines.

Joie ! Joie ! Joie !

— Papa ! crie l’idiot à haute voix, papa !

Le pope l’entend et lève la tête ; il entrevoit les murailles nues, le visage méchant et craintif de l’enfant ; il perçoit le gémissement de la tempête en délire, et son âme est inondée d’une angoisse ravie ! L’acte va s’accomplir !… il s’accomplit !

— Quoi donc, Vassia ?… pourquoi ne colles-tu pas ? Colle !

— Papa !

— Qu’est-ce qui t’inquiète ? le chasse-neige ? Eh ! bien oui, c’est le chasse-neige !…

Le père Vassili appuie son visage à la fenêtre, les yeux dans les yeux de la nuit grise, et regarde ; et aussitôt, il murmure avec épouvante :

— Pourquoi Nikone ne sonne-t-il pas ? et si par hasard, quelqu’un s’était égaré dans les champs ! Attends, Vassia, je vais chez le chantre, je reviens tout de suite !

— Papa !

La porte claque et les bruits pénètrent — ils se glissent timides sur le seuil de la maison. — Personne ! — La chambre est vide et claire ; l’un après l’autre ils volent furtivement vers l’idiot, jettent un regard dans ses yeux de bête, murmurent entre eux, commencent à rire et à jouer. — Toujours plus gais, toujours plus vifs ! ils se poursuivent, tombent, rebondissent, explorent la chambre voisine, — claire et vide la chambre. — Personne !

Soudain, le premier coup de cloche tombe lourdement et bouscule les petits sons épouvantés ; le second retentit, déjà bref, comme étouffé : car le vent qui s’engouffre dans la gueule grande ouverte du clocher l’a saisi tout de suite au passage et l’étrangle.

— Me voilà, s’écrie le père Vassili tout pâle et tremblant de froid. Il souffle dans ses doigts gourds, se frotte les mains, et voici que de nouveau, les pages bruissent doucement, et que tout s’efface : les murs dénudés, le masque repoussant de l’idiot, les sons monotones et sourds du clocher ; de nouveau son visage brûle d’une extase insensée : Joie ! joie ! joie !

— Papa ! crie encore l’idiot.

Sa tête se tourne d’une pièce, et ses pieds mignons et sans vie, dont les doigts recroquevillés et la plante délicate n’ont jamais reposé à terre, s’agitent faiblement comme pour courir.

— Allons ! tais-toi, et écoute ce que je vais te lire !

Le père Vassili reprend la page commencée et se met à lire d’une voix grave et sévère, comme on lit à l’église.

— … « Et, comme il passait, il vit un homme aveugle de naissance…

Le pope lève la main et regarde son fils en pâlissant d’émotion.

— Tu comprends ? aveugle de naissance ! jamais il n’a vu le soleil, ni ses parents, ni les visages de ses amis, il est venu au monde, et tout aussitôt les ténèbres l’ont enveloppé ! pauvre homme ! pauvre aveugle !

La voix du pope tremble de foi profonde et de pitié inassouvie ; il se tait et regarde longuement devant lui avec un vague sourire, comme s’il ne pouvait détacher sa pensée de ce pauvre homme qui n’a jamais vu le visage d’un ami et ne sait pas combien la miséricorde divine est proche de lui.

— Ainsi donc, écoute, mon fils. Ses disciples lui demandèrent : « Rabbi, qui a péché, pour qu’il naisse ainsi aveugle ? lui, ou ceux qui l’ont engendré ? » Et Jésus répondit : « Ni lui, ni ceux qui l’ont engendré ; mais cela est arrivé afin que la grâce de Dieu se manifestât en lui. »

La voix du pope s’affermit et résonne maintenant dans toute la chambre. Et l’ampleur de ses éclats alterne avec les murmures, les bruissements, les sifflements de la tempête, et les halètements brisés et vagabonds du clocher hors d’haleine.

L’idiot s’anime, la voix ardente du pope, ses yeux brillants, le bruit, tout cela l’égaye, il se donne des claques retentissantes sur ses oreilles démesurées, il mugit de plaisir, et une salive épaisse coule sur son menton en ruisselets immondes.

— Papa !… papa !…

— Écoute, écoute !… « Il me faut accomplir les ordres de Celui qui m’envoie, tandis qu’il fait jour, car la nuit viendra, la nuit où personne ne peut rien accomplir… tandis que je suis sur la terre : car je suis la lumière du monde ! Dans les siècles des siècles ! Dans les siècles des siècles ! crie le pope d’une voix vibrante et solennelle.

« …Je suis la lumière du monde ! et, ayant dit cela, il cracha à terre ; de son crachat, il fit une boue dont il oignit les paupières de l’aveugle et il lui dit : « Va, lave-toi dans le bain de Siloam (ce qui veut dire envoyé). » L’aveugle alla et se lava, et quand il revint, il voyait ! »

— Il voyait, Vassia ! il voyait ! cria le pope comme une menace.

Et se levant d’un bond il se mit à marcher rapidement à travers la chambre. Puis il s’arrêta au milieu et s’exclama :

— Je crois ! Seigneur ! Je crois !

Tout était silencieux. Soudain un rire énorme et rebondissant rompit le silence, et vint frapper le pope par derrière. Il se retourna avec épouvante.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il en reculant involontairement.

L’idiot riait : une grimace insensée et mauvaise fendait jusqu’aux oreilles son masque immobile, et, par l’ouverture béante de sa bouche, jaillissait, irrésistible, un rire sautillant et vide : Hou ! Hou ! Hou ! Hou !