La Vie d’un pope/VIII

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 230-235).

VIII

Quand le père Vassili se releva, il faisait jour, et un rayon de soleil rouge s’allongeait sur les vêtements de la morte. Quelques papillons calcinés étaient tombés autour de la lampe qui brûlait toujours d’une flamme jaunâtre, maintenant presque invisible ; l’un d’eux, gris et velu, avec une tête énorme, était encore vivant, mais il n’avait plus la force de s’envoler et rampait impuissant sur la table ; visiblement il souffrait et se hâtait vers l’obscurité ; mais de tous côtés la lumière impitoyable se répandait à flots sur son corps difforme, construit pour les ténèbres, et le blessait.

Alors, il fit vibrer désespérément ses petites ailes courtes et brûlées, mais il ne put s’élever en l’air et s’obstina à ramper douloureusement, avec des mouvements gauches et anguleux qui le faisaient tomber à chaque pas.

Le père Vassili éteignit la lampe et jeta le papillon frémissant par la fenêtre ; puis, reposé comme après un bon sommeil, plein du sentiment de sa force, et d’un calme inusité, il se rendit dans le jardin du diacre.

Il marcha longtemps, pensif, les mains derrière le dos, frôlant de la tête les branches basses des pommiers et des merisiers ; le soleil matinal déjà ardent, commençait à percer le feuillage des arbres, et lorsqu’il levait la tête, un torrent de feu se répandait dans ses yeux et l’aveuglait.

Des pommes rongées par les vers tombaient avec un bruit sourd, et, sous les merisiers, une poule suivie d’une douzaine de poussins jaunes et pelucheux caquetait et fouillait, à petits coups de bec hâtifs, la terre sèche et friable.

Mais le père Vassili ne voyait ni le soleil, ni la chute des pommes : il songeait.

Sa songerie était merveilleuse ; elle était radieuse et sereine comme l’air du pur matin ; elle illuminait sa conscience, jusqu’alors obscurcie de soucis absorbants et mesquins. Là où il n’avait vu que le chaos aveugle et féroce, le hasard implacable, c’était au contraire la route droite et tutélaire tracée devant lui par une main toute-puissante.

Pour l’arracher à sa famille, à sa maison, aux bas intérêts de la vie usuelle, cette main l’avait jeté au creuset de la douleur humaine, et maintenant elle le guidait vers la grande action, vers le grand sacrifice.

Et cette colonne de feu et de fumée, si tragiquement apparue, il y a quelques heures, n’était-ce pas justement la colonne de feu qui montrait aux Juifs la route dans le désert ? Il pensa encore : « En aurai-je la force ? » et la réponse fut une lueur illuminant son âme, comme si le soleil y eût soudain pénétré.

Il était élu !

Il était élu pour un sacrifice et des miracles inconnus, lui, Vassili Fiveisky, dont les plaintes insensées et sacrilèges avaient maudit la destinée.

Il était élu ! La terre pouvait s’entr’ouvrir sous ses pas, et l’enfer darder sur lui son œil rouge : il ne croirait pas à l’enfer. Car il était élu ! et d’ailleurs le sol n’était-il pas fermé sous ses pas ?

Il s’arrêta et frappa la terre du pied ; la poule effrayée tendit le cou, inquiète, en gloussant pour rappeler ses petits ; l’un d’eux, qui picorait au loin, voulut la rejoindre ; il courait de toute la vitesse de ses petites pattes ; mais, en route, deux grandes mains osseuses et brûlantes le saisirent et l’enlevèrent.

Le père Vassili sourit doucement ; il avait fait au poussin un nid moelleux avec ses mains jointes, et le réchauffait de son haleine chaude et moite.

Il le pressa délicatement contre sa poitrine, et reprit sa promenade dans le sentier désert. Le poussin, réchauffé par la tiédeur des mains, roula ses yeux un instant et s’endormit ; et le pope sourit encore.

— Voilà ! je n’aurais qu’à serrer un peu les mains et il mourrait. Et cependant il repose dans mes mains, sur ma poitrine, et dort en toute confiance. Et moi, ne suis-je pas dans la main de Dieu ?… et comment oserais-je ne pas croire à Sa miséricorde, quand celui-ci croit à ma bonté et à ma miséricorde humaines ?

Il rit d’un rire silencieux, qui découvrit ses dents noires et gâtées ; sur son visage âpre et hautain, le sourire finissait en des milliers de petites rides joyeuses, comme lorsqu’un rayon de soleil vient jouer sur l’eau sombre et profonde ; et, la tête baissée, il murmura humblement :

— Que Ta sainte volonté soit faite !

Des gens parurent dans le jardin : le diacre, sa femme, d’autres encore ; ils aperçurent le pope et se hâtèrent d’accourir avec des signes de tête amicaux ; mais, quand ils se furent approchés, ils ralentirent le pas et s’arrêtèrent, stupéfaits, figés sur place, comme on s’arrête devant le feu, devant les eaux mugissantes, ou encore devant le regard tranquille et énigmatique d’un fou.

— Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ? demanda le père Vassili avec étonnement.

Mais ils continuaient à le regarder sans rien dire ; l’homme qui se tenait devant eux était un inconnu, dont l’étrange allure les tenait à distance ; il était sombre et incompréhensible comme l’ombre d’un autre monde ; sur son visage semé de rides claires, un sourire étincelait, comme lorsque le soleil vient jouer sur l’eau morne et profonde. Et dans ses grandes mains osseuses, il pressait tendrement un petit poussin jaune.

— Pourquoi me regarder ainsi ? reprit le père Vassili, en souriant ; suis-je donc un prodige ?