La Vie d’un pope/VI

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 206-220).

VI

Des jours étranges commencèrent pour le père Vassili, et des pensées nouvelles germèrent dans son cerveau. Auparavant, il avait vécu aussi étranger et aussi inaccessible aux affaires et aux entretiens qui occupent les gens que s’il n’avait pas été un homme, mais seulement la mouvante enveloppe d’un homme.

Il faisait, à vrai dire, tout ce que font les autres hommes, parlait, travaillait, mangeait, buvait ; et cependant on avait l’impression qu’il feignait d’accomplir tout cela, et qu’en réalité, il vivait dans un autre monde, un monde bien à lui et fermé. Car l’empreinte d’une idée profonde et opiniâtre se lisait dans sa démarche lourde, dans la lenteur indécise de son parler, où, parmi les mots usuels, bâillaient les trous noirs des pensées qui se cachent ; elle était comme un voile tendu devant son regard scintillant d’un feu terne et lointain, sous les sourcils saillants.

Et cette idée était celle-ci : il y avait une toute petite terre, et sur cette terre le père Vassili vivait seul, avec son grand chagrin.

Or voici que la terre avait grandi et s’était peuplée d’êtres pareils au père Vassili ; chacun d’eux avait sa propre vie, ses propres souffrances, ses espoirs et ses doutes ; et, au milieu d’eux, le père Vassili se sentait comme un arbre isolé dans les champs, autour duquel a poussé tout à coup une forêt touffue et sans bornes.

La solitude avait pris fin, mais avec elle, le soleil s’était voilé ; les lointains vides et clairs avaient disparu, et les ténèbres de la nuit s’étaient faites plus denses.

Vers le milieu de la semaine sainte, le père Vassili se sentit à bout de forces, tant les pénitents se pressaient nombreux à son confessionnal. Le dernier de tous fut le misérable petit moujik Triphon. Il était cul-de-jatte, et se traînait sur ses béquilles à Znamenskoié et dans les hameaux environnants. Ses jambes broyées dans un accident, à la fabrique, avaient été amputées au ras du ventre, et il n’en restait que des tronçons très courts que la peau avait recouverts ; entre les épaules surélevées par les béquilles s’enfonçait une tête malpropre, comme garnie d’étoupe, avec une barbe sale et inculte, et des yeux effrontés de mendiant ivrogne et voleur.

Comme un reptile, il rampait dans la boue et la poussière, et son âme devait être obscure et mystérieuse comme sont les âmes des animaux.

On ne savait au juste par quels moyens il arrivait à vivre ; il vivait cependant, s’enivrait, se battait, et, même, il possédait des femmes, des femmes comme lui, dénuées de toute humanité.

Le pope dut se pencher très bas pour entendre la confession du cul-de-jatte ; et, dans la puanteur manifeste de ce corps mutilé, dans le fourmillement des insectes qui grouillaient sur cette tête, il entrevit soudain l’inexprimable et troublante misère de cette âme estropiée, elle aussi ; il comprit avec une inexorable lucidité que cet homme était irrémédiablement privé de tout ce qui est humain, bien qu’il y eût le même droit que les rois sur leur trône, que les saints dans leurs cellules. Et il frissonna.

— Allons ! va, dit-il, Dieu te remet tes péchés.

— Attendez, j’en ai encore à dire ! croassa le mendiant.

Et, levant vers le pope son visage qui s’empourpra, il raconta comment, dix ans auparavant, il avait violé, dans le bois, une fillette déjà grande et lui avait donné trois kopecks pour l’empêcher de pleurer ; mais ensuite, il avait regretté son argent, et l’avait étranglée et si bien enfouie qu’on ne l’avait jamais retrouvée.

Dix fois déjà il avait raconté son histoire à dix popes différents ; et, à force de la répéter, elle lui semblait toute simple, toute naturelle, comme si c’était une histoire quelconque et qui ne le concernait pas.

Parfois, il variait les détails de son récit, remplaçant l’été par l’automne, la fillette blonde par une brune ; seule, la somme donnée restait immuable.

Certains prêtres ne le croyaient pas et se moquaient de lui ; ils assuraient que depuis bien plus de dix ans, jamais une fille n’avait disparu dans la région ; ils le confondaient par les nombreuses et flagrantes contradictions de son récit, et lui démontraient, jusqu’à l’évidence, que toute cette histoire effrayante, il l’avait imaginée, un jour qu’il se vautrait, ivre, dans les bois.

Et cette incrédulité le mettait hors de lui : il criait, tempêtait, jurait par Dieu et par le diable, accumulait, dans sa fureur, des détails si répugnants et obscènes que les plus vieux prêtres en rougissaient et s’indignaient.

Maintenant, il était dans l’attente, et se demandait si le pope de Znamenskoié l’avait cru ou non : aussi fut-il content de voir le prêtre pâlir, s’écarter de lui, et lever le poing comme pour le frapper.

— Est-ce vrai ? demanda le père Vassili d’une voix sourde.

Le mendiant se signa rapidement.

— Bien sûr que c’est vrai !… Que je sois écrasé si…

— Alors, sais-tu que c’est l’enfer ! cria le pope. Tu entends, l’enfer !

— Dieu est miséricordieux ! marmotta le mendiant en prenant un air morne et offensé.

Mais à ses yeux, pleins de malice et d’effroi, il était visible pourtant qu’il s’attendait à l’enfer, et que, même, il s’y était déjà accoutumé par avance, comme à son affreuse histoire de petite fille étranglée.

— Sur terre, l’enfer !… après, encore l’enfer !… Où est ton ciel, à toi ? Si tu étais un ver de terre, je t’écraserais du pied… mais tu es un homme, pourtant ! un homme !… Qui es-tu donc ? Parle ! criait le pope, et ses cheveux s’envolaient sur sa tête comme au souffle d’un grand vent… Réponds-moi ! Où donc est ton Dieu ? Pourquoi t’a-t-Il abandonné ?

« Il l’a cru ! » pensa le mendiant avec joie, et il sentait les paroles du pope couler sur lui comme de l’eau très chaude.

Le père Vassili s’accroupit sur les talons, et, puisant une étrange fierté dans l’humilité de cette posture, il murmura passionnément :

— Écoute, n’aie pas peur… il n’y a pas d’enfer ! Cela, je te le dis en vérité. Moi-même, j’ai tué un être humain… une petite fille… on l’appelait Nastenka. Et il n’y aura pas d’enfer ! Tu iras au Paradis, m’entends-tu ? avec les saints et avec les justes !… Plus haut que tous ! Plus haut que tous les autres !… Cela, je te le dis en vérité !…

Quelques jours après Pâques, quand déjà la campagne respirait la venue du printemps, et que les ténèbres se faisaient transparentes et bleues, la popadia eut un accès d’ivresse. Trois jours durant, elle but, se débattit, et cria d’épouvante.

Le quatrième, elle éteignit la lampe dans sa chambre, fit un nœud coulant avec une serviette et se pendit. Mais à peine commençait-elle à suffoquer qu’elle prit peur et se mit à crier, et, comme elle avait laissé les portes ouvertes, le père Vassili et Nastia accoururent et la délivrèrent.

Tout se borna donc à la peur. D’ailleurs il n’en pouvait être autrement, car la serviette avait été nouée si maladroitement qu’il eût été impossible de s’étrangler avec.

La plus effrayée de tous fut encore la popadia ; elle ne cessait de pleurer et de demander pardon ; elle tremblait de tous ses membres et sa tête branlait convulsivement ; de toute la soirée, elle ne permit pas à son mari de la quitter un instant, et resta assise et serrée contre lui.

À sa demande, on ralluma la lampe dans sa chambre et d’autres devant toutes les images saintes, de sorte qu’on semblait être à la veille d’une grande fête.

Après la première minute d’effroi, le père Vassili était redevenu calme et empressé ; même, il fit le plaisant et raconta des anecdotes amusantes de sa vie au séminaire ; puis, il évoqua son enfance la plus lointaine, le temps où il volait des pommes avec les petits garçons du village ; et l’on avait tant de peine à se représenter le père Vassili pris aux oreilles par le garde champêtre, que Nastia ne voulut pas le croire et ne rit pas, bien que le pope se fût mis à rire lui-même, d’un rire doucement enfantin.

La popadia s’apaisait peu à peu ; elle cessa bientôt de lancer des regards furtifs vers les coins obscurs de la chambre, et, quand Nastia fut allée se coucher, elle demanda à son mari, avec un sourire timide :

— Tu as eu peur ?

Le visage du père Vassili se referma et prit une expression désagréable ; ses lèvres seules souriaient encore quand il répondit :

— Certainement, j’ai eu peur. Quelle idée as-tu donc eue, Nastenka ?

La popadia frissonna comme si le vent s’était levé subitement, et, taquinant de ses doigts tremblants la frange de son manteau, elle balbutia :

— Je ne sais pas, Vassili… j’ai tant de chagrin !… Et puis, j’ai peur de tout ; toutes ces choses qui s’accomplissent, je ne les comprends pas, et j’ai peur. Ainsi, voilà le printemps, l’été viendra ensuite, puis l’automne… et nous serons encore assis comme en ce moment, toi dans ce coin, moi dans l’autre. Ne te fâche pas, Vassili, je sais bien que c’est impossible autrement… et pourtant…

Elle soupira, et poursuivit les yeux toujours fixés sur sa robe :

— Autrefois, je croyais ne pas craindre la mort. Je me disais toujours : si cela va trop mal, eh bien ! je mourrai. Aujourd’hui, je la crains !… Alors, que faire, Vassinka, mon chéri ?… Boire, encore, toujours ?…

Elle leva sur le pope un regard indécis, plein d’une tristesse mortelle, d’une immense désolation ; et ses yeux humbles et usés par les larmes semblaient demander grâce.

Dans la ville où le père Vassili avait fait ses études, il se souvint d’avoir vu, un jour, un Tatar en haillons conduire un cheval à l’équarrisseur ; la bête avait un sabot brisé qui pendait, et elle trébuchait à chaque instant sur le moignon tout sanglant. Malgré le froid, son poil trempé de sueur reluisait, et exhalait une sorte de buée blanchâtre ; ses yeux immobiles regardaient en avant, avec une terrifiante expression de douceur et de résignation.

Les yeux de la popadia avaient la même expression ; alors il pensa que si quelqu’un creusait une tombe, y jetait cette femme, et l’y ensevelissait vivante, celui-là ferait une bonne action.

Les jours suivants, le père Vassili reprit ses manières froides et tranquilles, et jamais plus il ne fit allusion à ce qui était arrivé ; mais dans sa voix, dans son regard, il y avait une tendresse virile et silencieuse, que seule une âme à bout de forces était capable de discerner.

Ils se parlaient peu, et leurs rares paroles étaient simples et banales ; séparés à tout moment par les labeurs journaliers, ils n’étaient presque jamais ensemble ; mais leurs cœurs douloureux se cherchaient et se trouvaient sans cesse, et personne au monde ne pouvait savoir de quelle tendresse désolée et sans espoir ils se chérissaient.

Depuis longtemps déjà, depuis la naissance de l’idiot, ils avaient cessé d’être époux : c’étaient de ces amants tendres et malheureux qui n’ont même pas l’espoir du bonheur ; qui n’osent plus, dans leurs rêveries les plus intimes, lui donner une forme concrète.

La popadia avait retrouvé sa pudeur d’autrefois, et son désir de plaire ; même, elle parait si bien son visage et ses cheveux qu’ils avaient repris une fraîcheur nouvelle.

Quand survenait l’accès d’ivresse, elle s’enfermait dans sa chambre obscure comme les chiens qui sentent venir la rage, et y soutenait, seule et sans un cri, la lutte avec la folie et les fantômes…

La nuit, quand tout sommeillait, elle ne manquait jamais d’entrer dans la chambre des enfants. Parfois, sa fille Nastia veillait encore, et la popadia la trouvait assise au bord du lit, plongée dans une profonde rêverie.

Sur son corps maigre et courbé, les omoplates saillantes et les côtes se dessinaient sous la peau ; une chemise sale bâillait sur ses épaules anguleuses ; les bras noués autour des genoux, elle se balançait longuement, semblable à un oiseau noir que la gelée a surpris dans les champs ; et ses yeux, simples et énigmatiques comme ceux des bêtes, regardaient, regardaient obstinément devant eux, et ne clignaient jamais.

Sans regarder Nastia, la popadia posait alors la lampe sur le plancher et se penchait sur l’idiot qui sommeillait sans bruit : il était étendu sur le dos, la poitrine monstrueusement bombée, les mains ballantes et ouvertes, et laissait pendre en arrière sa longue tête étroite, où le menton court et tronqué faisait une tache blanche.

Dans ce sommeil paisible, sous la pâle lumière réfléchie par le plafond, les paupières fermées recouvrant ses yeux vides de pensée, son visage ne semblait plus aussi effrayant que le jour ; même, il avait l’expression de fatigue d’un acteur épuisé par un rôle difficile, et, autour de sa bouche énorme aux lèvres serrées, se creusait le pli d’une amère tristesse.

On eût dit qu’il avait deux âmes, et que, l’une étant endormie, l’autre s’éveillait, consciente et affligée.

Enfin, la popadia se glissait furtivement jusqu’au lit de son époux et lui signait le front, pour en chasser la tristesse et les mauvaises pensées ; elle aurait voulu lui baiser la main, mais elle n’osait pas et s’en retournait doucement.

Et sa blancheur fondait lentement dans les ténèbres, comme ces formes tristes et confuses qui s’élèvent la nuit, au-dessus des marais et des tombes abandonnées depuis longtemps. La nuit tirait à sa fin, et déjà les coqs avaient chanté pour la seconde fois.