La Vie d’un pope/VII

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 221-229).

VII

Un soir de la mi-juin, le père Vassili s’en était allé aux champs pour achever de rentrer son foin.

L’ombre de la forêt voisine se couchait, oblique et longue sur les prairies, lorsque tout à coup, un son grêle, inaccoutumé, à peine perceptible, se fit entendre dans la direction de Znamenskoié.

Le père Vassili se retourna vivement : là-bas, à la place où le toit de sa maisonnette brunissait parmi les saules, planait, immobile, une colonne compacte de fumée noire et résineuse ; et plus bas, comme écrasée par cette fumée, une large flamme terne et sanglante se tordait lourdement.

En un clin d’œil, le foin fut jeté à bas de la télègue et le cheval au galop les amena au village ; mais déjà tout rentrait dans l’ombre et l’incendie finissait ; les poutres carbonisées avaient flambé comme des allumettes ; le poêle de faïence, seul demeuré intact, blanchissait confusément dans la nuit ; une fumée semblable à de la vapeur achevait de refroidir au ras de terre.

Elle enveloppait les jambes des moujiks accourus au secours, et, sur le fond incertain de l’incendie mourant, leurs silhouettes plates et confuses semblaient suspendues en l’air.

La rue était pleine de monde : les moujiks pataugeaient dans la boue fraîche formée par l’eau répandue, parlaient à voix haute et animée, et se regardaient l’un l’autre avec attention, comme s’ils ne reconnaissaient pas tout de suite leurs voix et leurs visages ; le bétail rentré du pâturage errait lamentablement ; les vaches mugissaient, les brebis regardaient sans bouger, de leurs yeux vitreux et saillants, venaient butter dans les jambes des passants, bondissaient tout à coup de côté, prises d’une terreur soudaine, et le piétinement de leurs sabots soulevait des tourbillons de poussière.

Les femmes s’efforçaient de les rassembler, et tout le village retentissait de leur appel monotone :

— Kit… Kit… Kit… !

Ces visages sombres et comme bronzés, cette clameur singulière et prolongée, ces bêtes et ces gens confondus dans un même sentiment élémentaire d’épouvante, tout cela composait un spectacle d’une sauvagerie obscure et primitive.

Il n’y avait pas de vent ce jour-là, de sorte que la maison du pope fut seule à brûler. Le feu avait pris, croyait-on, dans la chambre de la popadia ; elle était ivre et avait dû jeter par imprudence quelque cigarette à demi-consumée. Par malheur, tout le monde était aux champs, de sorte que l’on ne put sauver que l’idiot à demi-mort de frayeur et quelques meubles ; quant à la popadia, elle avait été si cruellement brûlée, qu’on l’avait emportée sans connaissance et ne respirant plus qu’à peine.

Lorsque ces faits furent rapportés au père Vassili, tous les assistants s’attendaient à une explosion de douleur et de larmes ; aussi furent-ils stupéfaits de l’attitude du pope ; le cou tendu en avant, l’air concentré, il écoutait avec une telle attention que ses lèvres se pinçaient : on eût dit qu’il savait déjà par avance tout ce qu’on allait lui raconter, et qu’il se bornait à vérifier le récit ; on eût dit que, dans cet instant bref et tragique, où, les cheveux épars et le regard rivé aux poutres enflammées, il accourait d’un train enragé dans la télègue bondissante, il avait tout deviné, la cause de l’incendie, la perte de sa femme et de tout son patrimoine, la survivance de l’idiot et de Nastia.

Un moment, il resta silencieux, les yeux baissés ; puis, rejetant la tête en arrière, il fendit la foule et marcha résolument vers la maison du diacre où l’on avait transporté la popadia à l’agonie.

— Où est-elle ? demanda-t-il, d’un ton ferme, aux assistants qui regardaient, muets.

On la lui montra ; il fit un pas en avant et dut se pencher très bas pour la voir. Alors il aperçut une masse informe, d’où partaient de sourds gémissements ; une énorme ampoule blanche couvrait tout le corps et le visage chéri, si cruellement altéré qu’il eut peine à le reconnaître.

Le père Vassili recula avec épouvante et se cacha la face dans ses mains. La popadia s’agita vaguement. Peut-être avait-elle repris conscience et voulait-elle parler ; mais, au lieu de mots, sa gorge ne laissait passer qu’une sorte de gargouillement rauque et haletant.

Le pope découvrit sa face ; elle n’avait pas de larmes ; même elle était empreinte d’une sorte d’inspiration hautaine, comme la face d’un prophète.

Et quand il se mit à parler, à voix haute et distincte, comme on parle aux sourds, une foi invincible vibrait dans ses paroles ; elles n’avaient plus rien de cette humanité qui fait parfois trembler la voix des plus forts ; celui-là seul pouvait ainsi parler, qui sentait près de lui la terrible et mystérieuse présence de Dieu.

— Au nom du Seigneur, m’entends-tu ? s’écria-t-il. Je suis ici, Nastenka, je suis auprès de toi… et tes enfants aussi ! Voici Vassia… voici Nastia.

Mais le visage toujours immobile de la popadia ne laissait pas deviner si elle entendait les paroles… Élevant encore la voix, le père Vassili poursuivit :

— Pardonne-moi, Nastenka… j’ai causé ta perte sans le vouloir… Pardonne-moi, seul amour de ma vie, et bénis les enfants du fond de ton cœur ; dis adieu à la terre, et ne crains pas la mort… Dieu te pardonne, Dieu t’aime !… Dis adieu à la terre !

Les assistants se retirèrent, affligés et pleurant ; on emmena l’idiot, qui s’était endormi, et le père Vassili resta seul avec la mourante, pendant toute cette nuit d’été si brève et si tardive que la popadia croyait qu’elle ne viendrait jamais.

Il se mit à genoux, et, la tête près du lit, dans la chambre imprégnée d’une odeur de chair brûlée, il versa les larmes abondantes et silencieuses de son immense pitié. Il pleura sur elle, lorsque, dans sa jeunesse et sa beauté confiantes, elle attendait les caresses et les joies ; lorsque, mère douloureuse, elle pleurait la mort de son premier-né ; lorsque, éperdue et démente, elle fuyait devant les fantômes ; lorsqu’elle l’attendait près de la porte, humble et lumineuse dans le crépuscule d’été.

Et cette chose, dont il percevait toujours l’atroce parfum, c’était son corps, son tendre corps, qu’il n’avait pas assez chéri. Ah ! comme elle avait dû crier, et se débattre, et l’appeler à l’aide !

Les yeux brouillés de larmes, le père Vassili jeta autour de lui un regard égaré et se leva. Un grand silence régnait, ce silence profond qui vient avec la mort… Il regarda sa femme : le corps était immobile, il avait pris une rigidité singulière et absolue, les plis des couvertures et des draps semblaient maintenant sculptés dans la pierre froide ; les teintes chaudes de la vie semblaient s’être fanées jusque sur les vêtements, et s’être fondues en des couleurs ternes et comme artificielles…

La popadia était morte.

La nuit chaude et moite respirait par la fenêtre entr’ouverte, et, quelque part, au loin, la rumeur monotone des cigales soulignait davantage le silence de la chambre.

Autour de la lampe, des papillons de nuit voletaient sans bruit ; ils tombaient tout à coup, et, de nouveau se ruaient vers le feu à grands coups d’ailes gauches et douloureux : et, tour à tour, ils se perdaient dans l’ombre, ou blanchissaient dans la lumière, comme des flocons de neige.

La popadia était morte.

— Non ! non ! cria tout à coup le pope avec effroi. Je crois, tu as raison ; je crois !

Il tomba à genoux, la face collée au plancher inondé d’eau, jonché de débris d’ouate et de bandages souillés, comme s’il avait voulu se confondre à la poussière.

Et de nouveau il pria, sans pensée ; sa prière émanait de tout son corps anéanti, pour avoir éprouvé dans le feu, et dans la mort, la mystérieuse approche de Dieu. Sa propre vie, il cessa d’en avoir conscience, comme si l’éternel lien entre l’âme et le corps se fût rompu, et que, libre de tout ce qui est terrestre, libre de lui-même, son esprit se fût élevé à des hauteurs inconnues.

Les angoisses du doute, les fougueuses colères, les révoltes exaspérées de l’amour-propre humain, tout cela n’était plus que poussière, comme son corps prosterné… Seule, l’âme demeurait intacte, car elle avait brisé les chaînes obscures du moi, et vivait enfin de la vie mystérieuse du renoncement.

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