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La Vie d’un simple/46

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Stock (p. 249-254).
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XLVI


Les deux demoiselles veillaient spécialement à l’exécution des clauses concernant la religion. Il nous fut assez pénible à tous de nous y conformer.

En ce qui me concerne, j’allais à la messe auparavant un dimanche sur deux à peu près, c’est-à-dire que j’avais conservé la coutume de ma jeunesse. Quand je me rendais le dimanche à Bourbon ou à Franchesse je ne manquais guère d’aller à la messe, et je n’approuvais pas ceux qui allaient passer à l’auberge le temps de la cérémonie. J’étais loin de croire néanmoins à toutes les histoires des curés : leurs théories sur le Paradis et l’Enfer, sur la confession et les jours maigres, je prenais tout ça pour des contes. Il me semblait, — et mon opinion n’a pas varié, — que le vrai devoir de chacun était contenu dans cette ligne de conduite toute simple : travailler honnêtement, ne causer de chagrin à personne, rendre service quand on en a la possibilité, venir en aide à ceux qui sont plus malheureux qu’on ne l’est soi-même. Ce programme, que les meilleurs n’appliquent pas toujours, vaut tous leurs sermons. En s’y conformant à peu près, je ne crois pas qu’on puisse avoir quelque chose à craindre, ni là, ni ailleurs. Pour ce qui est de la fameuse vie éternelle qui doit suivre celle-ci, ils en parlent beaucoup sans en rien savoir, les curés. J’avais remarqué comme tout le monde qu’en l’attente des joies célestes ils ne font aucunement fi des plaisirs de la terre ; ils boivent de bon vin, ne dédaignent pas la cuisine de choix et s’entendent à soutirer l’argent des fidèles. Quant à leurs discours, ils y croient ou ils n’y croient pas : c’est leur affaire. Je me reconnaissais un complet ignorant ; mais je me disais pourtant que sur cette question du devenir de l’âme, les plus malins de la terre et le pape lui-même n’en devaient pas savoir plus que moi, attendu que personne encore n’est revenu de là-bas pour dire comment les choses s’y passent. Je pensais donc rarement à la mort et jamais au salut éternel, et j’avais délaissé complètement la confession depuis mon mariage. J’en connaissais qui étaient fidèles à cet usage et que ça ne rendait pas meilleurs. Victoire se confessait et Rosalie aussi : ni l’une, ni l’autre n’en étaient plus douces. Ma femme restait toujours froide et grincheuse, ma bru hargneuse et turbulente ; elles agissaient absolument le lendemain comme la veille.

— Alors, à quoi bon ? me disais-je.

Je croyais fermement par exemple, à l’existence d’un Être suprême qui dirigeait tout, réglait le cours des saisons, nous envoyait le soleil et la pluie, le gel et la grêle. Et comme notre travail, à nous cultivateurs, n’est propice que si la température veut bien le favoriser, je m’efforçais de plaire à ce maître des éléments qui tient entre ses mains une bonne part de nos intérêts. Pour cette raison, je ne manquais guère les cérémonies où le succès des cultures est en jeu, et j’étais le continuateur fidèle de toutes les petites traditions pieuses qui se pratiquent à la campagne en de nombreuses circonstances. J’allais toujours à la messe des Rameaux avec une grosse touffe de buis et j’en mettais ensuite des fragments derrière toutes les portes. Derrière les portes, je mettais aussi les petites croix d’osier qu’on fait bénir en mai, les aubépines des Rogations et les bouquets où sont assemblées les trois variétés d’herbe de Saint-Roch qui empêchent aux animaux la maladie. J’assistais à la procession de Saint-Marc qui se fait pour les biens de la terre et, quelques jours après, à la messe de Saint-Athanase, le préservateur de la grêle. J’aspergeais toujours d’eau bénite les fenils vides avant d’engranger les fourrages. En ouvrant l’entaille dans les champs de blé, je faisais la croix avec la première javelle, et je la faisais aussi sur le grain de semence au moment du vitriolage, et encore sur chaque miche de pain avant de l’entamer, et enfin sur le dos des vaches avec leur premier lait, après le vêlage. Je ne trouvais pas drôle de voir allumer le cierge quand il tonnait fort. Je soulevais toujours mon chapeau devant les calvaires des routes. Et je faisais matin et soir un bout de prière. Il faut dire que j’agissais ainsi autant par habitude que pour contenter Dieu : ces pratiques que j’avais toujours vu suivre me semblaient naturelles. Mais je ne pouvais admettre que manquer la messe un dimanche ou faire gras un vendredi soient des motifs à punition sans fin, pas plus qu’il ne me semblait juste d’attribuer au curé dans la confession le pouvoir d’absoudre tous les crimes.

Sur ces choses, mes garçons partageaient, en apparence du moins, ma façon de voir. Le Jean allait à la messe comme moi, à peu près régulièrement tous les quinze jours. Le Charles, depuis son retour du régiment, n’y allait guère qu’une fois par mois, et encore ! Ce fut lui surtout qui trouva dure l’obligation d’y assister toujours.

— Joli métier, faisait-il, s’il faut être continuellement fourré avec le curé.

Un dimanche, il se rendit à Bourbon dès le matin et ne mit pas les pieds à l’église. Mais le lendemain pendant que nous étions aux champs, les femmes eurent la visite de Mlles Yvonne et Valentine Noris.

— Victoire, dirent-elles, votre jeune fils a manqué la messe hier.

— Il est allé à Bourbon, mesdemoiselles, il a dû y assister là-bas.

— Nous n’en croyons rien… Charles doit venir chaque dimanche à la messe à Saint-Aubin comme vous tous ; il ira se promener ensuite à Bourbon ou ailleurs, s’il le juge à propos ; mais la messe d’abord. Dites-lui bien qu’il ne saurait se soustraire à ce devoir dont nous faisons un ordre sans que la chose nous soit connue, car notre contrôle est établi de façon sérieuse. Et s’il persistait à désobéir, vous en souffririez tous…

Il fut forcé de s’exécuter, parbleu ! Il dut même, comme moi, aller à confesse au temps de Pâques. C’était l’unique moyen d’être tranquille ; car ces demoiselles avaient dit vrai : rien ne leur échappait ; je crois qu’elles nous faisaient épier par leur garde et leurs domestiques.

Mais cela n’était pas tout : les blasphèmes nous étaient sévèrement interdits. Or, Charles, au régiment, avait pris l’habitude de blasphémer. Dès que quelque chose ne lui allait pas, il lâchait un « Bon Dieu » ou un « Tonnerre de Dieu » agrémenté de préambules divers. Je l’avais bien engagé à perdre cette habitude ou, tout au moins, à se retenir en présence des mouchards. Mais cela lui était difficile et, un jour, il s’échappa à lâcher un gros juron que le garde entendit. Les deux vieilles filles rappliquèrent sans tarder.

— Victoire, votre fils continue de mal parler, de blasphémer ; nous ne voulons pas de ça chez nous.

Elles allèrent jusqu’à me reprocher à moi-même de dire aussi de vilains mots pour m’avoir entendu employer dans une affirmation l’expression « Tonnerre m’enlève ! » Ma foi, je leur répondis carrément que ce terme m’était aussi nécessaire que mes prises de tabac et que je ne pouvais m’engager à ne plus m’en servir. En effet, ces deux mots me venaient aux lèvres inconsciemment, tout comme Charles ses blasphèmes, d’ailleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien, quoique toujours fourrées à l’église, au confessionnal, à la table sainte, quoique ayant une horreur exagérée des vilains mots, elles ne valaient tout de même pas cher, les deux vieilles toupies ! Elles étaient dures comme des roches et malicieuses autant que leur père.

L’hiver de 79-80 fut un grand hiver. Un froid intense régna pendant deux mois. On entendait la nuit craquer les arbres torturés par le gel. Les moineaux, les roitelets, les rouges-gorges se réfugiaient dans les étables où il était facile de les prendre, tellement ils étaient épuisés ; tous les matins, on découvrait quelques-uns de ces pauvres petits oiseaux gelés à proximité des bâtiments. Les sinistres corbeaux croassaient par bandes aux abords des fermes, se hasardaient, talonnés par la faim, à venir picorer sur le tas de fumier, furtivement. Chez les pauvres gens la misère était grande. Les journaliers qui chômaient, s’avisèrent de parcourir la campagne pour chercher du bois mort. Certains eurent le tort de s’attaquer, la nuit, à des arbres entiers. Dans un de nos champs, un gros érable disparut. M. Noris et ses filles vinrent constater le larcin, et il me fut donné d’entendre Mlle Yvonne dire au garde :

— Il faudra faire de fréquentes tournées nocturnes et, s’il vous arrive d’apercevoir quelqu’un de ces misérables, n’hésitez pas : tirez-lui dessus !… vous en avez le droit.

Voilà comment ces bigotes pratiquaient la charité, vertu essentielle du Christ humanitaire, du Christ de douceur et de pardon. Leur charité, à elles, s’exerçait surtout en basses vengeances, en coups perfides contre ceux qui n’avaient pas la chance de leur plaire. C’est juste si elles donnaient aux pauvres de la commune un sou par quinzaine et, aux passants du vendredi, quelques croûtes sèches : les autres jours, rien du tout…

Si le Paradis existait vraiment, elles auraient de la peine à s’y faire admettre, en dépit de leurs simagrées, Mlles Yvonne et Valentine…