La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre LIX

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P. Fort (p. 308-312).

CHAPITRE LIX

UNE PRISE DE CORPS ACCIDENTÉE

Revenons, si vous le permettez, à Judas, l’apôtre infidèle.

Le patron lui avait donné en quelque sorte l’autorisation de le livrer aux princes des prêtres. Il était donc allé chercher la garde.

Le capitaine des milices du Temple, le voyant accourir, lui demanda :

— Eh bien ! est-ce pour aujourd’hui ?

— Il n’y a pas une minute à perdre, répondit Judas… À cette heure, Jésus a fini de dîner ; il s’est dirigé vers la colline des Oliviers ; cette petite promenade lui a permis de faire tranquillement sa digestion. Si vous voulez me suivre, nous allons le cueillir. Jamais pareille occasion ne se présentera.

— Donnez-moi le temps de mettre mon sabre et mon ceinturon, et je suis à vous.

Le capitaine réunit une escorte et commanda :

— En avant, aarche !

Quelques officiers du Sanhédrin et des serviteurs des grands-prêtres se joignirent à l’expédition.

Quand on fut aux abords du jardin de Gethsémani :

— Ce n’est pas tout ça, fit observer le capitaine ; comment allons-nous reconnaître ce sieur Jésus au milieu de ses disciples ?

— Que cela ne vous inquiète, riposta Judas. Je me charge de le trouver dans le tas. Celui que j’embrasserai, ce sera lui.

— Entendu.

Le jour n’était pas encore levé. Les soldats avaient allumé des torches et des lanternes. Quelques apôtres, naïfs, envoyant arriver cette escorte, pensèrent :

— Tiens ! voilà une promenade aux flambeaux. Il doit y avoir une noce dans les environs, et l’on va fêter la mariée.

Ils ne se doutaient pas que la mariée que l’on venait chercher, c’était le fils du pigeon.

Jésus ne s’était fait aucune illusion. Il attendit que la troupe eût envahi le jardin.

De son côté, Judas mettait les soldats en garde contre la puissance surnaturelle de celui qu’on allait prendre. — Cela pourra paraître drôle à nos lecteurs, mais c’est dans l’Évangile. — Judas dit au capitaine et à ses hommes : « Méfiez-vous ! Il accomplit des miracles à volonté ; empoignez-le donc vivement ; une fois qu’il sera bien tenu, tous ses moyens d’action divine seront paralysés ; l’essentiel est de sauter sur lui et de le saisir aussitôt que je vous l’aurais désigné. »

Mais, il n’eut pas le temps d’agir à sa guise.

À peine les soldats avaient-ils mis le pied dans le jardin, que Jésus vint au-devant d’eux.

— Qui cherchez-vous ? interrogea-t-il.

Judas voyait son calcul déjoué ; il garda le silence.

Le capitaine, qui n’avait aucun motif pour mettre sa langue dans sa poche, répondit :

— Nous cherchons Jésus de Nazareth.

L’Oint fit un pas de plus en avant, et dit tout simplement :

— C’est moi.

Ces mots eurent un effet étonnant. Jésus, en les prononçant, avait soufflé, et tous les soldats, semblables à des capucins de cartes, étaient tombés les uns sur les autres. Ce fut une culbute générale. Les malheureux pioupious se croyaient foudroyés. Couchés par terre, jonchant le sol, ils se tâtaient le corps.

— Bon ! et mon bras, qu’est-il devenu ?

— Et ma jambe ?… Ah ! la voici…

— Je crois que je suis mort.

Telles étaient les exclamations que l’on entendait. Jésus souriait. Il avait tenu à faire constater son pouvoir mirifique ; il considérait comme utile de bien établir que, s’il tombait aux mains de ses ennemis, c’est qu’il y mettait de la bonne volonté. L’expérience faite, il allait se livrer de lui-même.

— Ah ! çà, voyons, qui cherchez-vous ? répéta-t-il.

Les militaires s’étaient remis tant bien que mal sur leurs jambes.

— Nous cherchons Jésus de Nazareth, répondit le capitaine pour la seconde fois.

— Eh bien, je vous l’ai déjà dit, Jésus de Nazareth, c’est moi.

Ce coup-ci, personne ne dégringola. La police n’avait plus à hésiter ; il n’était même pas nécessaire que Judas donnât à son patron le baiser par lequel il devait le désigner aux gardes, puisque Jésus s’était, à deux reprises, fait connaître.

Néanmoins, l’hésitation était grande parmi la soldatesque. Ce particulier, qui d’un souffle les flanquait à bas, ne leur paraissait pas commode à empoigner.

Jésus reprit :

— Puisque c’est moi que vous cherchez, laissez mes camarades se retirer.

Les gardes ne voyaient aucun inconvénient à cela.

Alors, Judas, qui avait promis d’embrasser Jésus et qui tenait à exécuter son engagement, bien qu’une telle caresse fût désormais inutile, s’avança.

— Patron, fit-il.

— Ah ! c’est toi ?

— Oui, patron, je viens vous saluer.

Et, en guise de salut, il l’embrassa. Ce baiser de Judas était, on l’avouera, de la moutarde après dîner ; il n’avait plus aucune raison d’être. Jésus le subit, et dit au traître :

— Mon ami, entre nous je sais parfaitement à quoi m’en tenir sur tes embrassades. Je ne me trompe pas, vois-tu, sur le motif qui t’amène ici ; je ne t’en fais pas mon compliment. Livrer le Fils de l’Homme par un baiser, tu sais, ce n’est pas chic !

Cependant, les soldats avaient remarqué que Judas, qui était le plus sans-gêne d’eux tous, n’avait pas été renversé, ni avant ni après son embrassade. Ils opinèrent, avec juste raison, qu’il n’y avait plus rien à craindre. Ils se précipitèrent donc vers le dieu-homme, dont la puissance cessait brusquement de se manifester.

Nous savons que les apôtres avaient, à eux onze, deux épées. Pierre en possédait une.

— Faut-il cogner ? demanda le propriétaire de l’autre.

Avant que Jésus eût eu le temps de répondre, Simon-Caillou faisait usage de la sienne. Il tomba sur un des serviteurs du grand-prêtre, qui se trouvait là, et, de son coupe-chou, lui trancha l’oreille.

L’Évangile a conservé le nom de cette victime : ce domestique à l’oreille coupée s’appelait Malchus.

Cet acte sanglant de résistance aurait pu donner lieu à des complications. Les soldats, furieux de voir un de leurs compagnons mutilé, se seraient sans doute jetés sur les apôtres et les auraient promptement mis en marmelade ; heureusement, Jésus calma tout ce monde. Si quelques minutes auparavant il avait eu des attaques de nerfs pour cause de trop vive frayeur, maintenant il avait retrouvé son sang-froid des grands jours.

Il vint à Malchus, ramassa son oreille qui était par terre, cracha sur le cartilage et le rappliqua sur la tête de l’infortuné. Ô miracle ! ô divin crachat à la colle forte ! l’oreille se souda à sa place, et, depuis ce jour-là, elle fut plus solide que jamais.

Selon l’Évangile, Malchus, ingrat comme il n’est pas permis de l’être, ne dit seulement pas merci au Christ. Celui-ci, se tournant vers Pierre, lui adressa quelques paroles de remontrances :

— Qu’est-ce que cela ? tu te révoltes contre l’autorité ? Mais je ne saurais le souffrir !… Est-ce que cela te regarde, ce qui se passe ici ?… Allons, remets ton sabre au fourreau, et vivement !… Celui qui se sert de l’épée périra par l’épée.

Pierre dut trouver la leçon tout à fait hors de propos. Il avait fait du zèle. Il avait donné aux apôtres l’exemple du courage, et, à titre de récompense, on le tançait vertement. C’était à n’y rien comprendre. Il remit son épée au fourreau, puisque le patron l’exigeait ; mais, en lui-même, il dut se dire :

— Dévouez-vous donc pour cet animal-là !… Si à présent on m’y repince, il fera chaud… Au fait, je suis bien bon… Qu’il se débrouille comme il pourra, que diable !

Si Pierre ne fit pas ces réflexions tout haut, du moins marmonna-t-il dans son coin ; car Jésus, pour mettre un terme à ses murmures, reprit :

— Je me suis offert à être tarabusté ; crois-tu que je le serais, si cela ne me convenait pas ? crois-tu que, si j’en priais mon père, il ne m’enverrait pas à l’instant même plus de douze légions d’anges pour me défendre ?… Seulement, voilà ! si j’anéantissais ces soldats, comme je pourrais le faire, les Écritures ne s’accompliraient point ; or, il faut qu’elles s’accomplissent.

Cette fois, Pierre se promit de ne plus laisser échapper une syllabe de protestation, de ne plus remuer seulement le bout du petit doigt.

Les soldats, aussi, apprenant que, de l’aveu même de l’individu étrange qu’ils avaient à saisir, sa capture était chose parfaitement régulière, n’éprouvèrent plus aucun scrupule. Ils se jetèrent sur lui, et, au moyen de cordes, lui lièrent solidement les mains.

Dans ce mouvement, ils démasquèrent un groupe de familiers du Sanhédrin qui les avaient accompagnés.

Jésus les reconnut, et, s’adressant à eux :

— Quoi ! s’écria-t-il, vous êtes venus à moi pour me prendre comme si j’étais un voleur ! Il vous a fallu des épées et des bâtons. Pourtant, je me suis trouvé souventes fois au milieu de vous ; ai-je assez fait de discours dans les temples ! et vous ne m’ayez rien dit ! et vous ne m’avez pas arrêté ! Eh bien ! je vous répète ce que je viens de dire tantôt à Pierre : cela prouve que les prophéties ne seraient que de la rave cuite, si ce qui arrive à présent ne se passait point ainsi.

Naturellement, les familiers du Temple furent vexés d’entendre ce langage, et ils poussèrent des cris contre Jésus. En présence de cette hostilité, les apôtres se consultèrent :

— C’est le moment de nous montrer, hein ?

— Oui.

— Alors, cachons-nous !

Et ils prirent tous de la poudre d’escampette avec un ensemble remarquable.

Jésus fut emmené.

Seul, un jeune homme, dont parle l’évangéliste Marc sans le nommer, suivit le maître à quelque distance. C’était un adolescent qui habitait la vallée du Cédron, et qui, réveillé au milieu de la nuit par le tapage, avait compris de quoi il s’agissait. Il avait eu tout juste le temps de se couvrir d’un léger manteau. Son empressement à suivre le Nazaréen inspira des soupçons aux gardes, qui se dirent :

— Voilà un gamin qui médite de venir en aide à notre prisonnier ; son manège est louche ; coffrons-le avec son patron. Et ils essayèrent de l’attraper ; mais lui, leur laissa son vêtement entre les mains, et il s’enfuit nu comme un ver. (Matthieu, XXVI, 47-56 ; Marc, XIV, 43-52 ; Luc, XXII, 47-53 ; Jean, XVIII, 2-11.)