La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 9

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Daniel Horthemels (p. 129-135).

Mr Descartes vint en poste de Lyon en Poictou pour sçavoir l’état du bien qu’il y avoit laissé sans l’avoir pû vendre avant son départ, et pour rendre conte à Madame Sain sa marraine, de ce qu’il avoit fait pour les affaires de feu son mary dans l’armée d’Italie. Etant à Châtelleraut il fut sollicité de traitter de la charge du lieutenant général du lieu, qui se trouvoit pressé de s’en deffaire pour en acheter une autre à son fils : et on lui fit entendre qu’il l’auroit pour seize mille écus ou 50000 livres.

Il rejetta d’abord ces propositions sous pretexte qu’il ne pouvoit mettre de son argent plus de dix mille écus contans en une charge de judicature. Mais n’ayant pû résister aux instances de quelques amis qui lui offrirent de l’argent sans intérêt, il promit d’en écrire à monsieur son pére dés qu’il seroit à Poictiers. C’est ce qu’il fit le Xxiv jour de juin, pour le prier de l’assister de son conseil, et de le déterminer sur son choix. Il avoit sujet de craindre que son pére, qui étoit pour lors à Paris, ne le jugeât incapable de remplir une charge de cette espéce, parce que n’ayant fait autre éxercice jusques là que de porter l’épée, il paroîtroit être venu trop tard pour entrer dans la profession de la robe. C’est surquoi il voulut le prévenir en lui marquant la disposition où il seroit d’aller se mettre chez un procureur du Châtelet, jusqu’à ce qu’il eût appris assez de pratique pour pouvoir éxercer cette charge.

Son dessein étoit d’aller voir m. Son pére à Paris, dés qu’il auroit reçû de ses nouvelles : mais l’appréhension de ne le plus retrouver en cette ville, fit que sans attendre sa réponse il partit en poste et arriva au commençement du mois du juillet. Néantmoins il n’eut point la satisfaction d’y voir m. Son pére qui étoit retourné en Bretagne depuis peu de jours : ce qui joint avec les sollicitations des amis qui le vouloient voir établi à Paris, ne contribua pas peu à faire échoüer son affaire de Châtelleraut, et à le dégouter de la province.

Il témoignoit n’être point mal satisfait de son voyage d’Italie. Le séjour lui en auroit encore plû d’avantage s’il ne se fût point apperçû que c’est un pays mal sain pour les françois , sur tout lors qu’ils y mangent autant qu’ils feroient en France. Pour lui qui avoit appris de bonne heure à se gouverner dans son régime de vivre, qui beuvoit tres-peu, et qui ne prenoit ordinairement que des viandes grossiéres et peu nourrissantes, il ne s’étoit point mal précautionné contre la malignité du climat.

Mais s’il y fût demeuré plus long têms, il auroit senti peut-être que sa compléxion n’auroit pas toujours été à l’épreuve des mauvaises impressions de l’air qu’on y respire, et qui cause diverses maladies par sa chaleur immodérée. Sans cela, il proteste qu’il auroit choisi l’Italie plûtôt que la Hollande pour lui servir de retraitte durant le reste de ses jours, aprés qu’il se fut déterminé à quitter la France.

Il y avoit plus d’un mois que le légat, qu’il n’avoit point vû depuis son départ de Rome, avoit fait son entrée dans Paris, lors qu’il y arriva : et la ville étoit alors occupée d’une nouvelle plus récente, qui étoit celle de la reddition de la ville de Breda faite au Marquis De Spinola par les hollandois le cinquiéme de juin aprés un siége de neuf mois. Il ne pouvoit être entiérement insensible à cette nouvelle, s’il se souvenoit du séjour de deux années qu’il avoit fait en cette ville, sous les drappeaux du Prince Maurice qui étoit mort depuis deux mois, et qui avoit eu pour successeur le Prince Fréderic Henry son frére.

M Descartes prit son logement chez un ami de son pére, qui étoit aussi le sien en particulier, et qui avoit des rélations avec sa famille par quelque alliance. Cét amy étoit M Le Vasseur Seigneur D’Etioles, pére de M Le Vasseur, qui vit encore aujourd’hui, et qui est conseiller à la gran d-chambre.

Là s’étant formé un modéle de conduite sur la maniére de vivre que les honnêtes gens du monde ont coûtume de se prescrire, il embrassa le genre de vie le plus simple et le plus éloigné de la singularité et de l’affectation qu’il put s’imaginer. Tout étoit assez commun chez lui en apparence : son meuble et sa table étoient toujours tres-propres, mais sans superflu.

Il étoit servi d’un petit nombre de valets, il marchoit sans train dans les ruës. Il étoit vêtu d’un simple taffetas verd, selon la mode de ces têms-là, ne portant le plumet et l’épée, que comme des marques de sa qualité, dont il n’étoit point libre alors à un gentil-homme de se dispenser.

Il avoit remis à la fin de ses voyages à se déterminer sur le choix d’une profession stable pour le reste de ses jours : mais quoi qu’il ne parût pas beaucoup plus avancé dans ses délibérations qu’au commençement, il ne laissoit pas de s’affermir insensiblement dans la pensée de ne s’assujettir à aucun employ. Ce n’est pas qu’il ne fît encore une revuë fort sérieuse sur les occupations diverses qu’ont les hommes en cette vie, pour voir s’il en trouveroit quelqu’une à sa bien-séance, et qui fût conforme aux dispositions de son esprit. Mais aprés avoir éxaminé solidement toutes choses au poids de sa raison, il jugea qu’il ne pouvoit rien faire de meilleur que de continuer dans l’occupation où il se trouvoit actuellement, depuis qu’il s’étoit défait des préjugez de son éducation.

Cette occupation consistoit uniquement à employer toute sa vie à cultiver sa raison, et à s’avancer de tout son possible dans la connoissance de la vérité, suivant la méthode qu’il s’étoit prescrite.

Les contentemens qu’il témoignoit avoir reçûs de son esprit, depuis qu’il avoit commencé à se servir de cette méthode étoient si sensibles et si solides, que ne croyant pas qu’on pût trouver ailleurs des douceurs plus innocentes et plus réelles, il ferma l’oreille à toute autre sollicitation.

Il n’étoit par la grace de Dieu esclave d’aucune des passions qui rendent les jeunes gens vicieux. Il étoit parfaitement guéri de l’inclination qu’on lui avoit autrefois inspirée pour le jeu, et de l’indifférence pour la perte de son têms. Quant à ce qui regarde la religion, il conservoit toujours ce fonds de piété que ses maîtres lui avoient inculquée à La Fléche ; et il la faisoit paroître dans les pratiques extérieures de la dévotion, aux devoirs de laquelle il étoit aussi assidu que le commun des catholiques qui vivent moralement sans reproche. Quoique son esprit fût curieux jusqu’à l’étonnement de ceux qui le connoissoient, il étoit néantmoins trés-éloigné du libertinage en ce qui touche les fondemens de la religion, ayant toujours eu grand soin de terminer sa curiosité aux choses naturelles. Il avoit compris de bonne heure que tout ce qui est l’objet de la foy ne sçauroit l’être de la raison, et qu’il y auroit de la témérité à prétendre l’y assujettir. De sorte qu’il regardoit les libertins comme des gens qui étoient dans un faux principe, et qui ne connoissoient pas la nature de la foy, lors qu’ils croyoient que la raison humaine est au dessus de toutes choses.

L’irrésolution qui pouvoit lui rester touchant les vuës générales de son état, ne tomboit point sur ses actions particuliéres. Il vivoit et agissoit indépendemment de l’incertitude qu’il trouvoit dans les jugemens qu’il faisoit sur les sciences. Il s’étoit fait une morale à sa mode, selon les maximes de laquelle il prétendoit embrasser les opinions les plus modérées, les plus communément reçûës dans la pratique, et les plus éloignées de l’éxcez pour régler sa conduite, se faisant toujours assez de justice pour ne pas préférer ses opinions particuliéres à celles des personnes qu’il jugeoit plus sages et mieux sensées que lui. Il apportoit deux raisons qui l’obligeoient à ne choisir que les plus modérées d’entre plusieurs opinions également reçûës. La prémiére, que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vrai-semblablement les meilleures, toutes les extrémitez dans les actions morales étant ordinairement vicieuses. La seconde, que ce seroit se détourner moins du vray chemin, au cas qu’il vint à s’égarer, et qu’il ne seroit ainsi jamais obligé de passer d’une extrémité à l’autre. Il paroissoit en toutes rencontres tellement jaloux de sa liberté qu’il ne pouvoit dissimuler l’éloignement qu’il avoit pour tous les engagemens qui sont capables de nous priver de nôtre indifférence dans nos actions.

Ce n’est pas qu’il prétendît trouver à redire aux loix, qui pour remédier à l’inconstance des esprits foibles, ou pour établir des sûretez dans le commerce de la vie, permettent qu’on fasse des vœux ou des contrats, qui obligent ceux qui les font volontairement et légitimement à persévérer dans leur entreprise.

Mais ne voyant rien au monde qui demeurât toûjours en même état, et se promettant de perfectionner ses jugemens de plus en plus, il auroit crû offenser le bon sens, s’il se fût obligé à prendre une chose pour bonne, lorsqu’elle auroit cessé de l’être, ou de luy paroître telle, sous prétexte qu’il l’auroit trouvée bonne dans un autre têms.

à l’égard des actions de sa vie qu’il ne croioit point pouvoir souffrir de délai, lorsqu’il n’étoit point en état de discerner les opinions les plus véritables, il s’attachoit toûjours aux plus probables. S’il arrivoit qu’il ne trouvât point plus de probabilité dans les unes que dans les autres, il ne laissoit pas de se déterminer à quelques-unes, et de les considérer ensuite non plus comme douteuses par rapport à la pratique, mais comme trés-vrayes et trés-certaines, parce qu’il croyoit que la raison qui l’y avoit fait déterminer se trouvoit telle. Par ce moyen il vint à bout de se délivrer des repentirs et des remords qui ont coûtume d’agiter les consciences des esprits foibles et chancelans, qui se portent trop légérement à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent aprés être mauvaises.

Il s’étoit fortement persuadé qu’il n’y a rien dont nous puissions disposer absolument, hormis nos pensées et nos desirs : de sorte qu’aprés avoir fait tout ce qui pouvoit dépendre de luy pour les choses de dehors, il supposoit comme absolument impossible à son égard ce qui luy manquoit pour réüssir. C’est ce qui le fit résoudre à ne plus rien desirer, qu’il ne pût acquerir. Il crut que le moyen de vivre content, étoit de considérer tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignez de nôtre pouvoir, et de ne pas regretter ceux qui nous manquent, dans la pensée qu’ils nous seroient dûs, lorsque ce n’est point par nôtre faute que nous en sommes privez. Il faut avoüer qu’il eut besoin de beaucoup d’éxercice, et d’une méditation souvent réïterée pour s’accoûtumer à regarder toutes choses de ce biais. Mais étant venu à bout de mettre une fois son esprit dans cette situation, il se trouva tout préparé à souffrir tranquillement les maladies, et les disgraces de la fortune dans lesquelles il plairoit à Dieu de l’éxercer. Il croyoit que c’étoit principalement en ce point que consistoit le secret des anciens philosophes, qui avoient pû autrefois se soustraire de l’empire de la fortune ; et malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux.

Ces maximes qui ont été peut-être les seules (avec les véritez de la foy qu’il avoit apprises en sa jeunesse) dans le préjugé desquelles il ait voulu demeurer inviolablement toute sa vie, n’étoient fondées que sur le dessein qu’il avoit de continuer à s’instruire de plus en plus. Il témoigne que jamais il n’eût pû borner ses desirs ni se rendre content, s’il n’eût été persuadé que le chemin qu’il avoit pris pour parvenir à toutes les connoissances dont il seroit capable, étoit le même qui devoit aussi le conduire à l’acquisition de tous les vrays biens, dont la joüissance pourroit jamais être en son pouvoir.

Sçachant que nôtre volonté ne se porte à suivre ou à füir aucune chose qu’autant que nôtre entendement la luy represente bonne ou mauvaise, il croyoit qu’il luy suffiroit de bien juger pour bien faire, c’est-à-dire, pour acquerir toutes les vertus, et tous les biens qu’elles peuvent produire.

Avec ces dispositions intérieures il vivoit en apparence de la même maniére que ceux qui étant libres de tout employ ne songent qu’à passer une vie douce et innocente aux yeux des hommes ; qui s’étudient à séparer les plaisirs des vices ; et qui pour joüir de leur loisir sans s’ennuyer ont recours de têms en têms à des divertissemens honnêtes. Ainsi sa conduite n’ayant rien de singulier qui fût capable de fraper les yeux ou l’imagination des autres, personne ne formoit d’obstacle à la continuation de ses desseins, et il avançoit de jour en jour dans la recherche de la vérité qui regarde les choses naturelles. Mais il se reservoit de têms en têms quelques heures, qu’il employoit particuliérement à reduire sa méthode en pratique dans des difficultez de mathématique, ou dans d’autres même qu’il pouvoit rendre presque semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres sciences qu’il ne trouvoit pas assez fermes.