La Vie de M. Descartes/Livre 3/Chapitre 10
Le terme que M Descartes s’étoit prescrit pour achever son traitté du monde, étoit le têms de pâques de l’an 1633 : et malgré la résolution qu’il avoit prise deux ou trois ans auparavant de ne rien mettre au jour, il s’étoit laissé aller aux instances du Pére Mersenne et de ses autres amis de Paris, à qui il faisoit espérer de le faire imprimer pour les étreines de l’an 1634. Mais le desir d’apprendre de plus en plus, et l’espérance de découvrir de jour en jour quelque chose de nouveau l’empêchérent de finir pour pâques : et il manda au P Mersenne, que s’il différoit à s’acquiter de sa dette, c’étoit avec intention de lui en payer l’intérêt. Ce qui le retarda fut la délibération de sçavoir s’il y décriroit la maniére dont se fait la génération des animaux. Il se résolut enfin de n’en rien faire, parce que cela le tiendroit trop long-têms. De sorte qu’ayant achevé tout ce qu’il avoit dessein d’y mettre touchant les corps inanimez, il ne lui restoit plus qu’à y ajoûter quelque chose touchant la nature de l’homme : aprés quoi il devoit le mettre au net, et l’envoyer au Pére Mersenne. Mais il voulut le laisser reposer pendant quelques mois, afin de pouvoir mieux connoître ses fautes, et d’y ajouter ce qui lui seroit échappé.
On peut dire que ce traitté qu’il appelloit son monde , parce que c’étoit l’idée d’un monde qu’il avoit imaginé sur celui où nous vivons, renfermoit toute sa physique en abrégé. Il avoit eu dessein d’y comprendre tout ce qu’il croioit sçavoir avant que de l’écrire touchant la nature des choses matérielles. Mais comme les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un tableau de plate peinture toutes les diverses faces d’un corps solide, en choisissent une des principales qu’ils mettent seule vers le jour, et ombrageant les autres ne les font paroître qu’entant qu’on les peut voir en la regardant : de même craignant de ne pouvoir renfermer dans son discours tout ce qu’il avoit dans la pensée, il entreprit seulement d’y exposer au long ce qu’il concevoit de la lumiére. Puis à son occasion il avoit ajoûté quelque chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu’elle en procéde presque toute ; des cieux, à cause qu’ils la transmettent ; des planétes, des cométes, et de la terre, à cause qu’elles la font réfléchir ; et en particulier de tous les corps qui sont sur la terre, à cause qu’ils sont ou colorez, ou transparens, ou lumineux ; et enfin de l’homme, à cause qu’il en est le spectateur.
Pour ombrager même toutes ces choses, et pouvoir dire plus clairement ce qu’il en jugeoit sans être obligé de suivre ni de refuter les opinions qui sont reçûës parmi les doctes, il prit resolution de laisser ce monde-ci à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriveroit dans un nouveau monde, si Dieu créoit dans les espaces imaginaires assez de matiére pour le composer. Il supposoit que Dieu voulût agiter diversement et sans ordre les diverses parties de cette matiére, de sorte qu’il en composât un chaos aussi confus que les poëtes en puissent feindre ; et qu’ensuite il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les loix qu’il a établies. Dans cette supposition il décrivit d’abord cette matiére : et pour la représenter d’une maniére plus claire et plus intelligible, il supposa expressément qu’il n’y avoit dans cette matiére aucune de ces formes ou qualitez dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose dont la connoissance ne fût si naturelle à nos ames, qu’on ne pût pas même feindre de l’ignorer.
Il fit voir qu’elles étoient les loix de la nature : et sans appuyer ses raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, il tâcha de démontrer toutes celles dont on eût pû avoir quelque doute. Il montra ensuite comment la plus grande partie de la matiére de ce chaos devoit en conséquence de ces loix se disposer et s’arranger d’une certaine maniére qui la rendoit semblable à nos cieux : comment cependant quelques-unes de ses parties devoient composer une terre, et quelques-unes des planétes et des cométes, et quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Aprés, il s’arrêta particuliérement sur le sujet de la lumiére, et il expliqua avec étenduë qu’elle étoit celle qui devoit se trouver dans le soleil et les étoiles. Il fit voir comment delà elle traversoit en un instant les espaces immenses des cieux, et comment elle se refléchissoit des planétes et des cométes vers la terre. Il y ajoûta aussi plusieurs choses touchant la substance, la situation, les mouvemens, et toutes les qualitez diverses de ces cieux et de ces astres, tâchant de faire connoître par tout, qu’il ne se remarque rien dans ceux de ce monde, qui ne dût, ou du moins qui ne pût paroître tout semblable dans ceux du monde qu’il décrivoit. Delà il vint à parler de la terre en particulier, faisant voir comment toutes ses parties ne laissoient pas de tendre exactement vers son centre, quoiqu’il eût expressément supposé que Dieu n’avoit mis aucune pesanteur dans la matiére dont elle étoit composée. Il expliqua comment cette terre ayant de l’eau et de l’air sur sa surface, la disposition des cieux et des astres, mais sur tout de la lune, y devoit causer un flux et reflux qui fût semblable en toutes ses circonstances à celui qui se remarque dans nos mers ; et outre cela, un certain cours tant de l’eau que de l’air du levant vers le couchant, tel qu’on le remarque aussi entre les tropiques. Comment les montagnes, les mers, les fontaines, et les riviéres pouvoient naturellement s’y former ; les métaux y venir dans les mines ; les plantes y croître dans les campagnes ; et généralement tous les corps mêlez ou composez s’y engendrer.
Mais parce qu’aprés les astres il ne connoissoit rien au monde que le feu qui produise de la lumiére, il s’appliqua particuliérement à nous faire entendre clairement tout ce qui regarde sa nature. Il voulut expliquer comment il se fait, comment il se nourrit, comment il a quelquefois de la chaleur sans lumiére, et quelquefois de la lumiére sans chaleur ; comment il peut introduire diverses couleurs en divers corps et avec plusieurs autres qualitez ; comment il en fond quelques-uns et en durcit d’autres ; comment il peut les consumer presque tous, ou les réduire en cendres et en fumée ; et comment de ces cendres il forme du verre par la seule violence de son action.
De la description des corps inanimez et des plantes, il voulut passer à celle des animaux, et particuliérement à celle des hommes. Mais il ne crut pas en avoir encore assez de connoissance pour en parler du même stile, c’est à dire, en démontrant les effets par les causes, et en faisant voir de quelles semences et en quelle maniére la nature les doit produire. Il se contenta de supposer que Dieu formât le corps d’un homme de cet autre monde entiérement semblable à l’un des nôtres, tant pour la figure extérieure de ses membres, que pour la conformation intérieure de ses organes. Selon ce principe, Dieu ne devoit point composer ce corps d’une autre matiére que de celle qu’il avoit décrite ; ni mettre en lui au commencement aucune ame raisonnable, ni aucune autre chose pour y servir d’ame végétante ou sensitive. Il devoit seulement exciter dans son cœur un de ces feux sans lumiére qu’il avoit déja expliquez, et qu’il ne concevoit point d’une autre nature que celui qui échauffe le foin, lorsqu’on l’a renfermé avant qu’il fût sec, ou qui fait boüillir le vin nouveau, lorsqu’on le laisse cuver sur la rape. Car examinant les fonctions que ce corps pouvoit avoir ensuite de cela, il y trouvoit exactement toutes celles qui sont en nous sans que nous y pensions, ni par conséquent que nôtre ame (dont la nature selon lui n’est que de penser) y contribuë. Ces fonctions n’étoient point différentes de celles qui font que les animaux sans raison nous ressemblent ; et il n’y en trouvoit encore aucune de celles qui étant dépendantes de la pensée sont les seules qui nous appartiennent entant qu’hommes : au lieu qu’il les y trouvoit toutes, aprés avoir supposé que Dieu créât une ame raisonnable, et qu’il la joignît à ce corps d’une certaine maniére dont il donnoit la description.
Il s’étendit particuliérement sur l’anatomie, pour la connoissance de laquelle il avoit fait depuis trois ans la dissection d’une infinité d’animaux de différentes espéces. Il s’étendit sur le mouvement du cœur et du sang : et afin que ceux qui ne connoissent pas la force des démonstrations mathématiques, et qui ne sont pas accoûtumez à distinguer les vrayes raisons des vrai-semblables ne pussent rien nier de ce qu’il avançoit sans l’examiner, il fit voir que ce mouvement qu’il expliquoit, suivoit aussi nécessairement de la seule disposition des organes du cœur, de la chaleur et de la nature du sang, que fait le mouvement d’une horloge, de la force, de la situation, et de la figure de ses contrepoids et de ses rouës. Il montra aussi la fabrique et les fonctions des muscles et des nerfs, d’où il prit occasion d’expliquer les changemens qui se font dans le cerveau pour causer la veille, le sommeil, et les songes ; pour recevoir les idées que la lumiére, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, le froid, et toutes les autres qualitez des objets extérieurs y peuvent imprimer par l’entremise des sens ; et même celles que la faim, la soif, et les autres passions intérieures peuvent aussi y envoyer.
Il montra ce qui doit y être pris pour le sens commun où ces idées sont reçûës ; pour la mémoire qui les conserve ; et pour la fantaisie qui peut les changer diversement, et en composer de nouvelles. Quoique cette partie ne fût point la derniére de son traité du monde, selon la méthode qu’il lui avoit donnée, ce fut pourtant par elle qu’il en finit la composition, parce qu’il avoit été obligé d’anatomiser durant l’hiver de l’an 1633 un grand nombre de têtes d’animaux, pour découvrir certainement et expliquer en quoi consistent l’imagination et la mémoire. Par la distribution des esprits animaux dans les muscles, il montra ce qui fait mouvoir les membres de ce corps en autant de façons, et à propos d’autant d’objets qui se présentent à ses sens, et d’autant de passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise. Ce qui l’engagea insensiblement à établir la différence qu’il trouvoit entre les automates ou machines mouvantes et le corps humain, entre les bêtes et l’homme.
Enfin il mit le comble à son traité par l’exposition de l’ame raisonnable. Il fit voir qu’elle ne peut être tirée de la puissance de la matiére comme les autres choses dont il avoit parlé, mais qu’elle doit être expressément créée : qu’il ne suffit pas qu’elle soit dans le corps humain comme un pilote sur son vaisseau, sinon peut-être pour en mouvoir les membres ; mais qu’elle doit être plus étroitement unie avec lui, pour avoir outre cela des sentimens et des appetits semblables aux nôtres, et composer ainsi un homme véritable. Ce sujet lui parut trop important pour ne le point traitter avec plus d’étenduë que les autres : et il crut devoir précautionner les esprits foibles ou ignorans contre la surprise de ceux qui prétendent que l’ame des bêtes est de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n’avons rien à espérer, ni rien à craindre aprés cette vie.