La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 6

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Daniel Horthemels (p. 316-321).


Le Prince d’Orange ayant heureusement pour les Etats terminé la campagne par la prise de Breda, retourna à la Haye pour y passer l’hyver : et M. Descartes prit cette occasion du relâche de M. de Zuytlichem pour luy envoyer le petit traité de Méchanique qu’il avoit composé à sa sollicitation prés de deux ans auparavant lors qu’il étoit en Frise. Cet écrit n’étoit qu’un mémoire imparfoit de ce qui luy étoit venu dans la pensée sur ce que son ami exigeoit de luy. c’étoit un cahier où il avoit jette sans beaucoup d’ordre ce qu’il croyoit précisément de plus nécessaire : et l’on peut dire que la crainte de s’engager dans un traité régulier et d’une juste longueur, luy avoit foit omettre exprès ce qu’il y a de plus beau dans la Méchanique. Cette considération faisoit qu’il ne pouvoit souffrir que M. de Zuytlichem en fit tant de cas : et pour répondre à toutes les honnêtetez que celuy-cy employa pour l’en remercier, il se contenta de luy dire que les "trois feuilles" qui composoient son traité "ne valoient" pas ensemble "la moindre des paroles" de son remerciement. Il luy en avoit tellement abandonné la propriété qu’il ne prétendoit point qu’il le luy renvoyât jamais, ny même qu’il en fit prendre des copies à d’autres. Mais cette cession étoit sans qu’il y songeat une permission à M. de Zuytlichem d’en user comme de son bien, selon qu’il le jugeroit à propos, et de le le communiquer à qui bon luy sembleroit. Il usa de son droit mais avec sa permission peu de têms aprés à l’égard de M De Pollot qui hantoit la cour du Prince D’Orange et celle de la Reine De Bohéme à La Haye, et qu’il sçavoit d’ailleurs être l’ami particulier de M Descartes, et luy rendre de fort bons services dans toutes les occasions qui se rencontroient. M Descartes en écrivit à M De Pollot pour l’assûrer qu’il n’y trouvoit pas à redire.

Pour le petit écrit des méchaniques, dit-il, que j’envoyay il y a quelque têms à M De Zuytlichem, je ne m’y suis reservé aucun pouvoir. Ainsi comme je ne sçaurois trouver que trés-bon qu’il vous le communique, s’il luy plaît ; aussi ne sçaurois-je trouver mauvais qu’il s’en abstienne pour la honte que j’ay qu’on voye de moy un écrit si imparfait. Ces sentimens font assez connoître combien il auroit été éloigné de souffrir que cét écrit fût jamais imprimé ; et il est croyable que ny M De Zuytlichem, ny M De Pollot, ny aucun autre de ses amis ne se seroit point résolu à luy rendre ce mauvais office aprés sa mort, s’il avoit acquitté de son vivant la parole qu’il leur avoit donnée de travailler à un traité complet et régulier des méchaniques. Mais le Sieur Borel se trouvant en Hollande aprés sa mort, et ayant recouvré une copie de l’écrit imparfait qu’avoient eu M De Zuytlichem et M De Pollot, ne fit point difficulté de la donner avec deux lettres addressées à la Princesse Elizabeth pour les mettre sous la presse. Cét écrit que les connoisseurs estiment comparable aux plus gros ouvrages de méchanique, fut imprimé à Paris l’an 1668 In Iv avec celuy de la musique par les soins du P Poisson de l’oratoire. Cependant pour ne point omettre mal à propos ce qui peut servir de réponse à ceux qui voudroient maintenant qu’on eût égard aux imperfections de ce traité, il faut les avertir que la crainte qu’avoit M Descartes de s’engager dans un traité qui fût beaucoup plus long que M De Zuytlichem n’avoit demandé, a été cause qu’il y a omis le plus beau de son sujet

comme entr’autres

choses, 1 la considération de la vitesse, 2 les difficultez de la balance, 3 et plusieurs moyens qu’on peut avoir pour augmenter la force des mouvemens qui différent de ceux qu’il a expliquez. Ainsi c’est sur sa paresse plûtôt que sur l’ignorance de son sujet que doivent le juger ceux qui voudront luy faire son procez.

M De Zuytlichem à qui le public a la prémiére obligation de cét ouvrage étoit encore dans le deuil qu’il avoit pris pour la mort de sa femme, qui étoit décédée dés le mois d’avril de l’année 1637. Cette dame s’appelloit Susanne De Baerle, et elle fut pleurée par tous les amis de M De Zuytlichem, c’est-à-dire, par une infinité de personnes de marque répanduës dans l’Europe. C’étoient des larmes dûës à son mérite particulier plûtôt qu’à la douleur de son mary. Elle ne s’étoit pas contentée de luy donner des enfans qui ont dignement soûtenu la dignité et le nom de leur famille par leurs excellentes qualitez, elle s’étoit encore distinguée par une conduite irréprochable et par tout ce qui peut former la réputation d’une personne d’honneur. Elle avoit outre cela des connoissances qui l’élevoient au dessus du commun de son séxe : et qui plus est, elle étoit bel esprit. Elle sçavoit écrire sérieusement, et plaisanter agréablement en prose et en vers latins. Elle avoit pris plaisir à s’exercer entr’autres contre le poëte Barlaeus à cause de la rencontre de son surnom avec le sien : et ils s’envoyoient des vers l’un à l’autre avec une liberté de stile fort grande à la vérité, mais toûjours innocente du côté de Madame De Zuytlichem, qui voulant un jour luy reprocher sa timidité, mit à la tête de la piéce qu’elle luy addressoit Susanna Barlaeus Gaspari Barlaeae. M Descartes avoit été trés-sensible à la perte que M De Zuytlichem avoit faite d’une femme de ce mérite, et il s’étoit acquitté de bonne heure des devoirs que luy prescrivoit leur amitié mutuelle. Il luy avoit écrit dés le mois de may une lettre de consolation qu’il n’avoit remplie que des maximes de la philosophie, pour faire souvenir son ami qu’il ne devoit pas être moins philosophe en cette occasion que dans les autres accidens de la vie. M De Zuytlichem avoit toûjours espéré que M De Balzac, qui passoit alors pour un charmant discoureur, et pour un grand maître dans l’art de consoler les affligez ; et qui jusques-là s’étoit rendu fort assidu à luy écrire, ne luy manqueroit pas en cette rencontre. Mais toute l’année 1637 s’écoula sans qu’il reçût rien de sa part, et qu’il entendît même parler de luy. Il s’en plaignit à M Descartes comme à un ami commun, capable de le vanger de la négligence de M De Balzac, ou d’inventer des raisons propres à l’excuser. M Descartes prit ce second parti dans la réponse qu’il fit à M De Zuytlichem. Il voulut luy faire croire que M De Balzac, amateur comme il étoit de la liberté, n’avoit pû sans doute se persuader qu’il y eût des liens au monde qui fussent si doux, qu’on ne pût en être délivré sans les regréter. Mais qu’au reste il étoit des plus constans dans ses amitiez, encore qu’il ne fût pas toûjours des plus diligens à le faire connoître par ses lettres.

M Descartes et M De Zuytlichem firent en cette année là perte d’un autre ami commun, qui étoit Laurent Realius ou Monsieur Reael. Il avoit eu les prémiers emplois sur la flote et dans les Indes pour les hollandois. Il passoit pour le prémier homme du siécle dans la philosophie magnétique

et Gilbert

ny Cabeus n’avoient rien à luy apprendre sur ce sujet.

Il possédoit parfaitement la navigation, et il n’étoit guéres moins versé dans le reste des mathématiques.

Cependant la lecture du livre de M Descartes commençoit à produire ses effets selon la différente disposition des esprits. Il se trouva peu de choses dans tout ce qu’il avoit écrit, qui ne parût douteux pour les uns et nouveau pour les autres. Les vrais sçavans ne furent pas effrayez de ce qu’il y avoit de nouveau, et qui ne pouvoit rendre M Descartes odieux qu’à ceux qui étoient entêtez de leurs préjugez : mais ils prirent occasion de ce qui leur paroissoit douteux, pour se préparer à luy faire des objections selon qu’il leur avoit fait témoigner qu’il le souhaitoit pour procurer de plus grands éclaircissemens à la vérité.

M Mydorge son ami auroit été des plus propres à cela, s’il ne s’étoit déja trouvé par avance de même sentiment que luy dans plusieurs choses dés le têms qu’ils se voyoient à Paris. Il auroit pû du moins luy proposer des difficultez sur divers endroits du discours sixiéme de la dioptrique, où M Descartes traite de la vision d’une maniére différente de celle dont il avoit coûtume d’expliquer luy-même cette matiére. Mais il se contenta d’en parler au P Mersenne, qui ne tarda point d’en écrire à M Descartes ; et de luy témoigner que M Mydorge ayant lû sa géométrie auroit souhaité voir sa vieille algébre pour se faciliter l’intelligence de quelques endroits qu’il trouvoit obscurs dans le second livre de la géométrie. M Descartes répondit au P Mersenne sur l’un et l’autre point. Je ne trouve pas étrange, luy dit-il, que M Mydorge ne soit pas d’accord avec moy en plusieurs choses de ce que j’écris de la vision.

Car c’est une matiére qu’il a cy-devant beaucoup étudiée : et n’ayant pas suivi les mêmes principes que moy, il doit avoir pris d’autres opinions. Mais j’espére que plus il examinera mes raisons, plus elles le satisferont : et il a l’esprit trop bon pour ne se rendre pas du côté de la vérité. Je ne ferois nulle difficulté de luy envoyer ma vieille algébre, si elle en valloit la peine. C’est un écrit qui ne me semble pas mériter d’être vû : et par ce qu’il n’y a personne, que je sçache, qui en ait de copie, je seray bien aise qu’il ne sorte plus de mes mains. Mais s’il veut prendre la peine d’examiner le troisiéme livre de ma géométrie, j’espére qu’il le trouvera assez facile, et qu’il viendra ensuite aisément à bout du second.

Il paroît que M Mydorge suivit ce conseil, et qu’il ne s’en trouva point mal. Il n’eut plus d’objections à faire à son amy : et loin de le fatiguer avec beaucoup d’autres par cét endroit, on peut dire qu’il fit le Descartes à Paris, en se chargeant de répondre pour son amy absent, aux objections qu’on ne voulut pas envoyer en Hollande. Il ne fut pas le seul à Paris qui s’étudia à luy rendre de bons offices. M Des Argues dont nous avons déja eu occasion de parler, n’oublia rien pour le servir auprés du Cardinal De Richelieu, et pour faire valoir ses inventions de dioptrique à ceux qui approchoient de son eminence. Il s’addressa au P Mersenne pour faire sçavoir à M Descartes l’état où il avoit mis les choses, et pour luy mander que le cardinal avoit écouté les propositions qu’on luy avoit faites de travailler à des lunettes sur les régles qu’il en donne dans sa dioptrique. M Descartes récrivit au P Mersenne pour luy marquer son éloignement sur ces résolutions. Il le pria de témoigner à M Des Argues et aux autres personnes qui se méloient de cette affaire, qu’il leur étoit trés-obligé de la bonne opinion qu’ils avoient donnée à la cour de ses inventions de dioptrique : mais qu’il ne croyoit point que les pensées de m. Le cardinal dûssent s’abbaisser jusqu’à une personne de sa sorte. Ce n’étoit point par une modestie de contre-têms qu’il résistoit aux intentions de ces Messieurs : c’étoit par la crainte qu’on ne réussit mal en son absence, et qu’on ne rejetât ensuite sur luy même les fautes des ouvriers. Car il croioit que sa présence étoit nécessaire pour diriger la main des Tourneurs, et leur donner de nouvelles instructions à mesure qu’ils avanceroient ou qu’ils manqueroient. Il donna avis de ce qui se passoit à Paris sur ce sujet à Messieurs de Zuytlichem et de Pollot. Il manda au prémier qu’il avoit tout lieu de bien espérer du Tourneur qu’il luy avoit envoyé tant pour son habileté que pour son affection au travail ; qu’il iroit volontiers à Amsterdam exprès pour voir ses modèles, et pour luy faire comprendre tout ce qu’il y auroit à observer ; et que si le Tourneur en venoit à bout, il feroit son possible auprès de ses amis de Paris pour luy faire obtenir un privilège exclusif, qu’il n’y auroit que luy qui pût vendre de ces lunettes en France. Cependant il se sentit tellement obligé à M. des Argues pour ses bons offices, et pour d’autres services encore qu’il luy avoit rendus depuis sa retraite en Hollande, qu’il luy fit offrir tout ce qui dépendroit de luy pour les reconnaître : et voulant entrer dorènavant en commerce de lettres avec luy, il pria le P. Mersenne de luy mander ses qualités et son addresse, parce que ne s’étant pas vus depuis le siège de la Rochelle, il ne s’étoit point avisé de s’informer de ce qui le regardoit.