La Vie en fleur/Chapitre X

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Calmann-Lévy (p. 138-150).
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X

VAINE AMITIÉ

Je faisais partie, avec Mouron et Fontanet, du groupe des péripatéticiens qui, pendant les récréations, en se promenant de long en large dans la cour, dissertaient de toute chose connaissable et inconnaissable. Et je ne surprendrai point les sages en disant que plus les problèmes que nous examinions étaient ardus, plus nous les résolvions facilement.

Nous ne rencontrions guère de difficultés métaphysiques et n’éprouvions nul embarras relativement au temps et à l’espace, à l’esprit et à la matière, au fini et à l’infini. Je m’embarrassais peut-être un peu plus que mes camarades dans les difficultés que de tels sujets offrent à l’esprit, aussi Fontanet doutait-il de la profondeur de mon intelligence.

Nous parlions souvent du choix d’une carrière, et, à mesure que nous avancions dans nos études, ce sujet se présentait avec plus de force à notre esprit. Se sentant atteint du même mal dont son père était mort jeune, Mouron, pour se donner le change, abondait en projets. Son goût réel de la linguistique le poussait vers les carrières studieuses et sédentaires, telles que le haut enseignement ; cependant, dans la crainte que sa santé ne lui permît pas de se livrer à des travaux assidus, il se destinait à la navigation. Il avait aussi du penchant pour l’entomologie, et vraiment il nous surprenait par sa connaissance approfondie des mœurs des fourmis.

Fontanet montrait moins d’hésitation dans le choix d’une carrière. Il se destinait au barreau et se proposait d’entrer à la chambre dès qu’il aurait l’âge légal. Jaloux de devenir un nouveau Berryer, notre éloquent camarade cherchait déjà, pour l’embrasser, une grande cause perdue. C’était, disait-il, dans le parti des vaincus que se montrait la grandeur d’âme.

Quant à moi, ne me découvrant point de vocation, je me résignais par avance à accomplir d’humbles tâches, et, pour conformer ma destinée à ma nature, j’aspirais à la médiocrité. Mais cette médiocrité concernant les choses ne s’étendait pas aux idées ; j’aspirais à tout voir, tout savoir, tout sentir, à renfermer le monde entier en moi, désir qui ne devait pas être pleinement satisfait.

Chazal se joignait souvent à nous. Nous méprisions l’inélégance de son esprit, mais il nous fallait reconnaître sa rude et simple bonté. Moqué à l’envi par ses maîtres et ses camarades pour son parler antique, son accent berrichon, son ignorance des arts et des lettres et son bon sens dont tous les traits portaient, souvent rossé, malgré sa force musculaire dont il n’abusait pas, Chazal gardait sa tranquillité, la possession de soi et cette sereine gaîté qui prenait sa source au dedans de lui-même. Chazal n’aimait que la campagne ; issu de gros propriétaires, il se destinait à faire valoir les biens de sa famille. J’aimais la campagne autant qu’il pouvait l’aimer, mais non pas de la même manière. Il l’aimait en paysan laborieux et âpre. Il cherchait en elle l’effort et le gain. Et moi, je demandais à la nature de goûter sur son sein la volupté qu’elle mêle à la mort. Je lui demandais de me livrer sa beauté désespérante. Comme on change peu ! En écrivant ces lignes, je me sens agité de tous les frissons de mon enfance.

Je me savais capable d’amitié et j’en éprouvai pour Mouron. Succédant à une longue inimitié, ma tendresse pour lui avait jailli soudain avec force, et le charme de Mouron la rendait exquise. Je goûtais son esprit d’un fini précieux et son caractère ferme dans sa douceur. Le seul danger qui menaçât notre parfaite concorde venait de cette tendance à l’exagération qui a souvent gâté mes meilleures intentions. L’ayant trop longtemps méconnu, j’admirais Mouron, par compensation, avec un excès fatigant pour lui comme pour moi. Et ce n’était pas seulement sa modestie que je risquais d’offenser, mais un sentiment de la mesure qui faisait le fond même de son esprit et de son caractère.

Je ne savais pas que j’aimais Chazal et cette ignorance paraîtra incompréhensible, quand j’aurai dit que je ne pouvais voir et entendre Chazal sans être illuminé de joie. Je sentais l’agreste beauté de son âme, je goûtais la saveur de son langage rustique. Mais, servilement soumis à l’opinion publique, qui faisait de Chazal une bête, j’étais assez sot pour croire que c’était mon esprit qui donnait du sel à ses balourdises. Pour tout dire, il exhalait une forte odeur de sueur, et j’eusse préféré qu’il sentît la violette.

Quant à Fontanet, le connaissant depuis très longtemps, je n’examinais plus les fondements d’une vieille amitié qu’il convenait de regarder comme inébranlable. Mon admiration pour son esprit ingénieux et plus encore la satisfaction que lui donnait ma simplicité confiante resserraient tous les jours les liens qui nous unissaient l’un à l’autre. Fontanet, qui avait le profil du renard, en avait aussi les mœurs. Et, sans son goût pour la trufferie, sans sa perpétuelle démangeaison d’engeigner autrui, je crois qu’il aurait recherché un compagnon moins candide que moi.

On comptait encore, parmi les péripatéticiens, Savigny, haut comme une botte, fier comme Artaban, qui se destinait à la marine et se refusait obstinément à étudier la géographie, alléguant qu’il l’apprendrait très bien en naviguant, et Maxime Denis qui composait un poème latin, imité d’Ovide, sur la métamorphose de M. Mésange en oiseau. Pour ceux qui le pourraient ignorer, il faut dire que M. Mésange, notre professeur de mathématiques, portait en cette vie transitoire un corps immense, informe, portenteux, d’une pesanteur inique, sous laquelle il succombait. Cette masse indigeste ruisselait d’une transpiration perpétuelle, et il s’en exhalait une buée chaude, très agréable aux mouches. Or, la nature ayant joint sans discernement à ce tronc monstrueux des bras d’enfant, M. Mésange ne pouvait sans peine chasser les insectes ailés qui venaient par essaims se nourrir sur son crâne onctueux.

Et, tandis qu’il nous enseignait les propriétés des nombres, il contemplait d’un œil d’envie les oiseaux légers qui becquetaient les miettes de pain dans la cour. Aussi était-ce dans un esprit de bienveillance que Maxime Denis chantait la métamorphose du professeur obèse en cet oiseau, chasseur d’abeilles, dont il portait le nom. Je n’ai de ce poème retenu qu’un vers, dont on goûtera l’élégante latinité :

Versicolorque merops, apibus certissima fessis

Pernicies…

Ainsi, sous l’œil soupçonneux du surveillant Pélissier, nous échangions des idées ou riantes ou graves. Mais je fus emporté tout à coup hors de cette compagnie d’élite par un sentiment auquel je m’abandonnai avec une ardeur singulière. Une circonstance peu importante le fit éclater. Mon père, observant d’aventure mon impuissance à résoudre des problèmes de géométrie qui n’étaient nullement insolubles, attribua cette incapacité à mon ignorance des éléments d’une science dans laquelle les vérités se déduisent les unes des autres. Pour y remédier, il demanda à M. Mésange de me donner des répétitions de géométrie. M. Mésange y consentit et me prit à part deux fois la semaine, de quatre heures et demie à cinq heures et demie, avec mon camarade Tristan Desrais, que je connaissais fort bien, puisqu’il suivait depuis six mois les mêmes classes que moi, mais avec qui j’avais entretenu aussi peu de relations que possible. À peine avions-nous échangé quelques paroles à la classe de dessin où il se montrait fort dissipé, tandis que je copiais attentivement la tête d’Hersilie. Desrais, de même taille et de même âge que moi, paraissait un peu plus jeune. Je n’observais guère les traits de son visage, mais ses lèvres, rouges comme si elles eussent été fardées, attiraient le regard. Je remarquai aussi ses cheveux châtains, légèrement ondés et dorés par endroits, ses longs cils, son teint mat et ses oreilles trop évasées. Il aurait paru froid et dur sans un mince sourire qui lui éclairait habituellement le visage. Il se rongeait les ongles jusqu’au sang, ce qui lui gâtait les mains. Sa sveltesse et sa taille déliée dissimulaient des muscles robustes. Tous ses mouvements étaient empreints d’une élégance que ma précoce habitude de la statuaire antique me faisait sentir. Au reste, sa supériorité dans tous les exercices du corps était unanimement reconnue et il paraissait au milieu de nous comme un étudiant anglais. La jeunesse des écoles, en ce temps-là, ne s’exerçait guère aux sports. On ignorait la culture physique ; les leçons de gymnastique que nous donnait un caporal de pompiers étaient peu suivies. Nous dédaignions le gymnase établi dans une des cours. Mais certains jeux, comme les barres et le ballon, offraient l’occasion aux plus forts de se montrer à leur avantage. Desrais en partageait la royauté avec La Berthelière. Je fuyais ces jeux athlétiques pour lesquels je n’avais point de goût et où je n’espérais pas briller, et Desrais n’attirait nullement mon attention. Mais, dès la première répétition de géométrie que nous prîmes ensemble, j’éprouvai pour lui une amitié soudaine.

En soi, ces répétitions de géométrie n’étaient pas la chose du monde la mieux entendue. M. Mésange y faisait marcher de front Desrais qui préparait ses examens pour Saint-cyr et un apprenti géomètre qui n’eût point passé sans aide le pont aux ânes. Elles se donnaient dans une classe du grand collège, à l’heure du goûter : nous efforçant

De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux,
Et du sec A plus B les sentiers ténébreux,

nous tracions des figures sur le tableau noir, et nous avalions avec notre pain et notre chocolat la poussière de la craie, tandis que, dans la salle voisine, M. Régnier, lauréat du conservatoire, donnait à La Berthelière et à Morlot une leçon de violon qu’on eût facilement prise pour un concert de chats et dont les charmes aigus plongeaient rapidement M. Mésange dans un sommeil profond et sonore. Respectant le repos du maître, Desrais échangeait avec moi des propos qui me ravissaient, je ne sais pourquoi. Desrais parlait souvent de ses cravates, dont il vantait la forme et la couleur ; il me confiait aussi ses progrès en équitation et l’espoir que sa mère, aux vacances, lui donnerait un cheval. Quand il jugeait que la répétition avait assez duré, il secouait le torchon poudreux sur le maître endormi, bouche bée, qui s’éveillait en sursaut, suffoquant dans un nuage de craie.

J’appris peu de géométrie dans ces répétitions, mais j’y goûtai les plaisirs très doux de l’amitié. Voir Desrais, causer et rire avec lui m’était infiniment agréable. Dès lors, je recherchai sa compagnie et me mêlai à ses jeux. Quand la mode fut aux échasses, Desrais, qui suivait toujours la mode, s’en procura une paire. Je l’imitai et me hissai sur des échasses aussi hautes que les siennes, malgré une horrible peur de tomber, que justifiait ma maladresse. Désormais, je ne manquais plus une partie de barres ni de ballon, moi qui n’avais éprouvé jusque-là que du dégoût pour ces jeux. Sans me flatter, j’ai toujours eu de la propension à la libéralité ; encore me fallait-il une occasion de l’exercer. J’en trouvai dès lors un perpétuel sujet. Ayant remarqué que Desrais aimait la papeterie, je lui donnai les cahiers les plus beaux qui se pussent trouver dans la boutique de Madame Fuzelier, des cahiers reliés en toile blanche, en chagrin noir, en maroquin Lavallière et dorés sur tranche. Je lui offris un porte-plume fait d’un piquant de porc-épic terminé par une boule d’argent, et un encrier de poche en galuchat. Je m’y ruinais ; ma mère s’étonnait du désordre de mes finances et de l’importunité de mes demandes de crédits.

Sans être très réfléchi ni très laborieux, Desrais montrait un esprit facile et, sachant plaire, se faufilait dans l’élite, parmi ceux que mon parrain le paléontologue appelait les primates. Mon amitié pour lui m’inspira assez d’émulation pour me soulever quelque temps dans les mêmes régions, et il m’y fallait plus d’efforts, n’ayant pas, comme lui, la grâce.

Recherchant sa compagnie, bien plus qu’il ne recherchait la mienne, je l’accompagnais, après la répétition de géométrie, jusqu’à la maison de la rue Saint-Dominique où il demeurait. Et ce n’était pas mon chemin. Un soir, sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous rencontrâmes le caporal de pompiers Duluc, notre moniteur.

— Nous allons le griser, me dit Desrais à l’oreille.

Et, abordant le jeune soldat, timide comme une demoiselle, il l’entraîna rougissant chez un marchand de tabac du carrefour où il lui offrit de l’eau-de-vie et des cigarettes. Et nous levâmes notre verre à sa santé. Desrais ne grisa pas le pompier, mais me causa un violent mal de tête. Le lendemain il me fit fumer une cigarette de maryland qui me souleva le cœur. Enfin, chaque jour me faisait découvrir de nouvelles raisons d’admirer mon ami.

Desrais, d’une famille d’officiers, se destinait à l’armée. Je me trouvai alors un goût du métier militaire, que je ne m’étais pas connu jusque-là. Je me voyais déjà lieutenant, capitaine, héroïque et doux et mélancolique comme un officier d’Alfred De Vigny. En attendant, je cherchais vainement à donner à Desrais des marques illustres de mon attachement.

Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie grecque, l’épigramme funéraire d’Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et me sentis transporté du désir de mourir pour Desrais.

Cette amitié héroïque se brisa en un moment. Un jour d’automne, à la récréation de midi, comme on avait décidé une partie de ballon, Desrais et La Berthelière, chefs de camp, choisissaient leurs champions. Alléguant que j’étais très faible à ce jeu, ce qui était une évidente vérité, Desrais ne me prit pas dans son camp. Je rompis aussitôt avec lui, plein de dépit, mais sans regret, et sentant bien que je ne renouerais jamais.

Et l’ami pour qui la veille je voulais mourir me devint indifférent.