La Vie est quotidienne (Baillon)/12

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Les Éditions Rieder (p. 179-192).

POULET


Si drôle que cela vous paraisse, c’était le nom d’un chat.

Poulet avait une robe grise à reflets roux, très simple, dont on ne voyait pas la couture. Il restait petit parce que sa pauvresse de mère, en l’envoyant au monde, n’avait pas trouvé assez d’étoffe pour l’habiller en gros chat. Mais il était solide : la queue bien rembourrée, les pattes souples et, dans la gorge, une roue qui se mettait à ronfler dès qu’il était content.

Poulet avait aussi deux yeux — des yeux de chat — qui, la nuit, devenaient de jolies lanternes vertes. Seulement, on les avait placés un peu de travers. Pour y voir, Poulet devait d’un œil se viser le nez, pendant que de l’autre il cherchait ce qu’il voulait voir.

Ainsi Poulet louchait comme un homme.

Était-ce à cause de cet œil ? Ou peut-être à cause de cette robe ? Le maître de Poulet aimait beaucoup son chat :

— Poulet ! Poulet !

Et louchant un peu Poulet arrivait, louchait encore plus pour voir exactement où se trouvait son maître, et louche tout à fait, lui sautait aux épaules et ronronnait :

— Bonjour.

Pour ceux qui ne savaient pas, Poulet n’était qu’un simple chat. Pour le maître, il était davantage : il était Poulet.

— Un magistrat, observait le maître, Poulet aurait pu être un magistrat, un homme de lettres, une femme savante, un enfant prodige. Au lieu de cela il est tout bonnement un chat. C’est admirable !

À vrai dire, cela n’avait pas beaucoup de sens.

Pourtant Poulet avait un défaut. Il n’agissait pas toujours suivant les lois que les hommes qui commandent, ont inventées pour les chats dont le rôle est d’obéir. Mais les hommes inventent souvent des règles, à leurs convenances, très incommodes pour les autres. Ils appellent cela : de la Morale.

Né dans une armoire, au deuxième étage d’une maison, Poulet avait grandi aussi loin des gouttières où se promènent les chats, que du sol où il leur arrive de se creuser de petits trous. En fait de jardins, il ne connaissait que des chambres ; et, peut-être, ayant vu des tapis et des chaises s’imaginait-il que les herbes sont rouges et les arbres en bois tourné. Alors, quand il le fallait, il mettait un peu d’eau sur ces beaux gazons rouges et, pour certaines besognes, se recueillait sous ces bocages en bois tourné :

— Oh ! sale Poulet !

— Eh bien quoi ? s’étonnait Poulet.

On avait beau lui pousser une caisse avec des cendres :

— Voilà le jardin des chats qui n’en ont pas…

— Le mien est plus large, répondait Poulet.

Et bientôt, il s’arrangeait un autre petit trou, se mettait juste au-dessus et levant bien haut, comme un prophète, sa main gauche, annonçait :

— Attention ! Je commence !

Tel était Poulet.

Dans la maison, il y avait aussi une petite fille qui s’appelait Eve et sa chatte qui s’appelait Râw. Eve avait dix ans, Râw trois, mais Râw était de loin la plus vieille. C’était déjà une brave bonne femme de chatte, grave et lente, aux yeux sérieux, qui marchait sur ses pattes comme avec des béquilles. C’est elle qui n’avait pas trouvé assez d’étoffe pour tailler un costume plus large à son Poulet.

Eve aimait beaucoup sa Râw. Elle disait :

— Râw est mon chat ; Poulet le chat de papa.

Et chacun aimait le sien, papa peut-être un peu plus, mais certainement autant, car Eve devait aimer en outre Cosette sa poupée, Kiki son polichinelle, les Râw en couleurs de ses livres, sans parler des choses roses, vertes ou bleues que l’Avenir façonnait pour elle, dans sa boutique.

En plus de tout ce monde, il y avait, dans la maison, une maman. Elle s’appelait Mamie et, un jour, Eve, revenant de l’école, lui dit :

— Mamie, on m’a offert un petit chat… je voudrais tant l’avoir.

Car les petites filles, qui aiment ce qui est nouveau, aiment beaucoup recevoir parce que cela change.

— Tu as déjà ta Râw, dit le père.

— Oh ! Mamie, fit la fillette, un si mignon petit chat ; un angora, avec de longs poils il est si joli !

— Tu l’as vu ? demanda le père.

Comme si les petites filles avaient besoin de voir les chats qu’elles désirent pour savoir qu’ils sont beaux !

— Non, fit Eve, mais il est si joli !

Le père compta sur ses doigts :

— Râw, un ; Poulet, deux ; le nouveau, trois. Cela ferait trois chats… C’est beaucoup.

— Prenons-le quand même, intervint la mère. Ainsi, comme vous, j’aurai un chat. Je l’appellerai Mina.

Le père comprit que si la mère parlait ainsi, c’était pour qu’on ne refusât pas un deuxième chat à sa fille.

— Tu as tort, dit le père.

Il faut savoir : en ce temps-là, c’était, comme on disait, la guerre. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Ceux qui la faisaient, au fond le savaient-ils davantage ? Le matin, le boulanger vous mesurait un morceau de pain — ni gros, ni blanc ; et, dans la journée quand une petite fille retournait à la boutique, parce qu’elle avait encore faim pour une tartine.

— Vous repasserez demain, disait le boulanger. Et tenez, puisque je vous vois, avertissez votre maman qu’à partir de demain, il y en aura moins.

De même pour le lait. De même pour la viande. De même pour tout. Ainsi beaucoup d’hommes mouraient, non seulement de ceux qui le faisaient exprès en criant : « Vive la guerre ! », mais de ceux qui étaient forcés de les suivre, puis des autres parce qu’ils avaient faim, et encore des femmes, et encore des enfants, et encore des chats, qui, au lieu de recevoir de la nourriture, en devenaient bien souvent.

Et c’est à cause de ce pain si rare, de ce lait précieux comme le vin, de ces hommes qui mouraient, et encore de ces femmes, de ces enfants, de ces chats, que le père avait dit :

— Tu as tort.

Pourtant, puisqu’il aimait un Poulet, puisque Eve aimait une Râw, il n’eût pas été juste de ne pas donner à Mamie une Mina.

Il vint donc une Mina.

Aussi belle que Poulet ? Oui… non… Voici :

Quand on le sortit de son panier :

— Il s’en faut, dit le père, que ce soit un angora. Son poil est court…

— Court mais soyeux, rétorqua la mère.

— Il a l’œil un peu bête.

— Certes il ne louche pas comme ton Poulet.

À vrai dire, c’était un chat, ce qui est déjà méritoire. Il était mignon, colorié de noir, de jaune, de blanc, avec beaucoup de rose à l’intérieur de la bouche. Il avait une toute petite voix en épingle et relevait déjà fort ses moustaches.

On le mit par terre, et d’abord il resta là sans bouger comme un petit chat de bazar dont on n’aurait pas remonté le ressort. Puis on lui lança une boulette de papier et la mécanique fit aller une patte, ensuite l’autre et, tout à coup il gonfla le dos et se mit à marcher, la queue droite, le corps de travers, parce qu’il venait d’apercevoir Râw et Poulet qui n’étaient pas des chats de sa famille.

— Fûûû ! fûûû ! soufflait Râw, les yeux sur cette robe dont elle n’était pas la couturière.

Mais :

— Viens jouer, fit Poulet.

Et gentiment, il l’entraîna dans son jardin, lui montra comment on se roule sur les gazons qui sont rouges, comment on escalade les arbres en bois tourné et, aussi, ce que l’on fait quand on est tranquille sous leurs ombrages.

C’est ainsi qu’il y eut, dans la maison, en plus de Râw et de Poulet, une Mina.

Ayant obtenu ce qu’elle voulait, la petite Eve pensait déjà à ce qu’elle voudrait. Mais Mamie était contente ! Elle aimait beaucoup sa Mina. Elle le montrait. Elle disait :

— J’aime beaucoup ma Mina.

Elle disait aussi :

— Mina, Mina, viens ma jolie petite Mina. Ce qui était bien plus caressant que les « Poulet », un peu frustes du maître quand il appelait son chat.

Pendant ce temps, on continuait toujours la guerre :

— La guerre ! disait le boulanger.

— La guerre ! disait le marchand de lait.

— La guerre ! disait tout le monde.

— La guerre ! Miâw ! Est-ce toujours la guerre ? pleuraient les chats dès que le maître s’approchait du garde-manger qui, ne gardait hélas ! jamais de manger.

— Ces chats ont faim, se lamentait le maître.

— Regardez, Mina, comme est elle jolie, répondait la mère.

— Leur ventre est bien plat.

— Râw ! Râw ! viens jouer, disait la petite fille.

Et dans les assiettes, dans les marmites, le maître râclait, râclait après un peu de sauce pour ses chats.

Mais voici qu’il survint du nouveau. Plus la guerre ? Si, si, toujours la guerre.

— Mamie, dit un matin la petite Eve, tu sais, les gens de la petite boutique, ils m’ont demandé un chat : je voudrais tant leur en donner un.

Car les petites filles qui aiment recevoir, aiment aussi donner, parce que cela change.

Et puis elle savait bien qu’on ne donnerait pas sa Râw et non plus sa Mina.

Le père qui parlait peu mais écoutait beaucoup, ne fit pas autrement que d’habitude. Il dit si peu que ce ne fut rien.

Après le maigre dîner, toute la famille se trouvait perchée sur les arbres du jardin au gazon rouge, quand, la patte levée :

— Attention, je commence, prophétisa Poulet.

Ou, pour être exact, il avait commencé. Et il louchait très fort.

— Sale bête ! s’emporta le père.

Et encore plus furieux, parce qu’il avait dit : « Sale bête » :

— Eve, dit-il, puisque les gens de la boutique t’ont demandé un chat, va leur donner Poulet.

Papa qui donnait son chat !

— C’est vrai, papa ?

— Oui… Mais tout de suite.

— Et je pourrai le porter dans un panier ?

— Si tu veux… Dépêche-toi.

Elle avait déjà le panier.

— Et tu ne regretteras pas ton chat ? fit la mère.

— Je ne regrette jamais rien.

— Alors, dit la petite fille, dis « au revoir » à ton Poulet.

— Non ! Je ne veux plus le voir… Mais pars donc… pars…

Et tandis que la petite Eve s’en allait, que Poulet, effrayé, pleurait ses « Miaw » dans le noir, il resta raide sans bouger sur sa chaise.

Quand ils furent seuls :

— Ne regretteras-tu pas ton coup de tête ? demanda la mère.

— Ce n’est pas un coup de tête. Je sais ce que je fais.

— Allons ! Tu n’as pas beaucoup de cœur.

— Si, dit le père ; j’ai beaucoup de cœur, mais j’ai aussi beaucoup de volonté.

La mère sourit, non parce qu’il disait : « J’ai de la volonté ». Elle le savait. Mais parce qu’il parlait de son cœur… Et le père vit ce sourire.

Alors quand il fut seul, seul avec lui seul, devant sa table de travail, il s’enfonça les mains dans les yeux, puis les frotta l’une contre l’autre parce qu’elles s’étaient mouillées, puis les remit sur ses yeux parce que ses yeux aussi se mouillaient.

Et comme il se trouvait ainsi, il crut entendre à la porte miauler son Poulet.

On ne sait pas comme un homme marche vite quand il entend miauler son Poulet. Il ouvrit et qui entra ? Oh ! non, pas Poulet. Poulet, qui connaissait les gazons rouges, n’aurait pu trouver son chemin parmi les cubes de pierre qui font les routes. Qui entra — eh ! oui, car il s’agit d’un conte de fée — ce fut une fée.

La drôle de fée ! Elle ne portait pas d’étoiles sur le front, pas de diamants à la ceinture, pas de ces voiles qui font dire aux petites Eve :

— Regarde, Mamie, comme elle est belle, cette fée.

Elle avait le visage à peu près comme toutes les femmes ; la robe aussi comme toutes les femmes et des souliers à boutons. Elle était assez grosse, et, je crois même, un peu chauve. Et sa baguette ? Oh ! un simple bâtonnet, avec une pointe au bout — pas même une canne. Et puis elle ne parlait pas beaucoup.

Elle passa devant l’homme et s’assit à sa table :

— Pourquoi ? fit-elle, en lui touchant les yeux.

— Parce que…, éclata l’homme ; parce que j’ai chassé Poulet.

Et il raconta comment il avait aimé son Poulet, comment Mina était venue, comment c’était la guerre, comment sa petite fille avait parlé des gens de la boutique, comment il s’était emporté contre Poulet et aussi comment la mère avait souri quand il avait dit : «  Si, j’ai du cœur… » — ce qui lui avait fait plus de peine que le reste.

La fée connaissait peut-être cette histoire. Par moments, elle faisait « oui » des paupières et se grattait la tête à l’endroit où il lui manquait des cheveux.

Quand il eut tout expliqué et rappelé combien il avait aimé son Poulet, elle se leva à la façon d’une dame qui veut partir. Mais auparavant, comme pour le consoler, elle lui glissa dans les doigts la baguette qui se terminait par une pointe et tira de sa robe un petit pot où ballottait un liquide noir. Elle mit le petit pot sur la table.

— Maintenant, fit-elle, trempe ta baguette dans le petit pot et pense à ton Poulet…