La Vie et la Mort du roi Richard III/Traduction Guizot, 1863/Acte II

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Richard III
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 8 (p. 42-56).
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ACTE DEUXIÈME


Scène 1

Toujours à Londres.― Un appartement dans le palais.

Entrent le roi Édouard, malade et soutenu ; La Reine Élisabeth, Dorset, Rivers, Hastings, Buckingham, Grey et autres lords.

Le roi Édouard. ― Allons, je suis satisfait ; j’ai fait un bon emploi de ma journée.― Conservez, nobles pairs, cette étroite union. J’attends de jour en jour un message de mon Rédempteur, pour m’élargir de ce monde : mon âme le quittera avec plus de paix pour aller au ciel, puisque j’ai rétabli la paix entre mes amis sur la terre. Rivers, et vous, Hastings, prenez-vous la main. Ne gardez plus de haine dissimulée : jurez-vous une amitié mutuelle.

Rivers. ― Le ciel m’est témoin que mon âme est purgée de tout secret venin de haine, et de ma main je scelle la sincère amitié de mon cœur.

Hastings. ― Puissé-je prospérer comme je fais avec sincérité le même serment !

Le roi Édouard. ― Gardez-vous de vous jouer de votre roi, de peur que Celui qui est le suprême Roi des rois ne confonde votre fausseté cachée, et ne vous condamne à périr l’un par l’autre.

Hastings. ― Puissé-je ne prospérer qu’autant que je jure avec sincérité une affection parfaite !

Rivers. ― Et moi, comme il est vrai que j’aime Hastings du fond de mon cœur.

Le roi Édouard. ― Madame, vous n’êtes pas non plus étrangère à ceci… ni votre fils Dorset… ni vous, Buckingham. Vous avez tous agi les uns contre les autres. Ma femme, aimez lord Hastings ; donnez-lui votre main à baiser, et ce que vous faites, faites-le sincèrement.

Élisabeth. ― Voilà ma main, Hastings.― Jamais je ne me souviendrai de nos anciennes haines : j’en jure par mon bonheur et celui des miens.

Le roi Édouard. ― Dorset, embrassez-le.― Hastings, soyez l’ami du marquis Dorset.

Dorset. ― Je proteste ici que de ma part ce traité d’amitié sera inviolable.

Hastings. ― Et je fais le même serment.

(Il embrasse Dorset.)

Le roi Édouard. ― Maintenant c’est à toi, illustre Buckingham, à mettre le sceau à cette union, en embrassant les parents de mon épouse, et en me donnant le bonheur de vous voir amis.

Buckingham., à la reine.― Si jamais Buckingham tourne son ressentiment contre Votre Majesté, s’il ne vous rend pas à vous et aux vôtres tous les soins et les devoirs de l’attachement, que Dieu m’en punisse par la haine de ceux de qui j’attends le plus d’amitié. Que dans l’instant où j’aurai le plus besoin d’employer un ami, où je compterai le plus sur son zèle, je le trouve faux, perfide, traître et plein d’artifices envers moi ! Voilà ce que je demande au ciel aussitôt que je me montrerai froid dans mes affections pour vous et les vôtres.

(Il embrasse Rivers.)

Le roi Édouard. ― Noble Buckingham, ce vœu que tu viens de faire est un doux cordial pour mon âme malade. Il ne manque plus ici que notre frère Glocester, pour achever de couronner l’ouvrage de cette heureuse paix.

Buckingham. ― Voici le noble duc qui arrive tout à propos.

(Entre Glocester.)

Glocester. ― Bonjour, mes souverains roi et reine, et vous, illustres pairs ; que cette heure du jour vous soit heureuse !

Le roi Édouard. ― Elle est heureuse par l’emploi que nous avons fait de ce jour. Mon frère, nous avons accompli des œuvres de charité. Nous avons, entre ces pairs irrités de ressentiments toujours croissants, fait succéder la paix aux inimitiés, l’amitié à la haine.

Glocester. ― C’est une œuvre de bénédiction, mon souverain seigneur. Si dans cette assemblée princière, il est quelqu’un qui, trompé par de faux rapports ou par d’injustes soupçons, m’ait tenu pour son ennemi ; si j’ai fait à mon insu ou dans un moment de colère quelque action qui ait offensé aucun de ceux qui sont ici présents, je désire sincèrement me remettre avec lui en paix et amitié. C’est la mort pour moi que d’être en inimitié avec quelqu’un ; je déteste cela, et je désire l’amitié de tous les gens de bien.― Je commence par vous, madame, et je vous demande une paix sincère, que j’aurai soin d’entretenir par un respectueux dévouement.― Je vous la demande aussi à vous, mon noble cousin Buckingham, si jamais il a existé entre nous quelque secret mécontentement.― À vous, lord Rivers, et lord Grey, qui m’avez toujours, sans que je l’aie mérité, regardé d’un œil malveillant.― En un mot à vous tous, ducs, comtes, lords, gentilshommes. Je ne connais pas un seul Anglais vivant contre qui mon âme renferme, sur quelque point que ce soit, plus d’aigreur que n’en a l’enfant qui naquit cette nuit ; et je remercie Dieu de m’avoir donné ces sentiments d’humilité.

Élisabeth. ― Ce jour sera consacré pour être désormais un jour de fête. Plût à Dieu que toutes les querelles fussent accommodées ! ― Mon souverain seigneur, je conjure Votre Majesté de recevoir en grâce notre frère Clarence.

Glocester. ― Quoi, madame, suis-je donc venu vous offrir ici mon amitié pour me voir ainsi bafoué en présence du roi ? Qui ne sait que cet aimable duc est mort ? (Tous tressaillent.) C’est l’outrager que d’insulter ainsi à son cadavre.

Le roi Édouard. ― Qui ne sait qu’il est mort ? Eh ! qui sait qu’il le soit ?

Élisabeth. ― Ô ciel qui vois tout, quel monde est celui-ci !

Buckingham. ― Lord Dorset, suis-je aussi pâle que les autres ?

Dorset. ― Oui, mon bon lord ; et il n’est personne dans cette assemblée dont les joues n’aient perdu leur couleur.

Le roi Édouard. ― Est-il vrai que Clarence soit mort ? ― L’ordre avait été révoqué.

Glocester. ― Mais le pauvre malheureux a été mis à mort sur le premier ordre, il avait été porté sur les ailes de Mercure ; le second ordre est arrivé lentement par quelque messager boiteux survenu trop tard, et seulement pour le voir ensevelir.― Dieu veuille que quelqu’un, moins noble et moins fidèle que Clarence, moins proche du roi par le sang, mais d’un cœur plus sanguinaire, et cependant encore exempt de soupçons, n’ait pas mérité bien pis que le malheureux Clarence !

(Entre Stanley.)

Stanley. ― Une grâce, mon souverain, pour tous mes services.

Le roi Édouard. ― Je t’en prie, laisse-moi : mon âme est pleine de douleur.

Stanley. ― Je ne me relève point que Votre Majesté ne m’ait entendu.

Le roi Édouard. ― Dis donc en peu de mots ce que tu demandes.

Stanley. ― La grâce, mon souverain, d’un de mes serviteurs qui a tué aujourd’hui un gentilhomme querelleur, depuis peu attaché au duc de Norfolk.

Le roi Édouard. ― Ma langue aura prononcé l’arrêt de mort de mon frère, et l’on veut que cette même langue prononce le pardon d’un valet ? Mon frère n’avait tué personne : son crime ne fut qu’une pensée ; et cependant il a été puni par une mort cruelle. Qui de vous m’a sollicité pour lui ? Qui, dans ma colère, s’est jeté à mes pieds, et m’a engagé à réfléchir ? Qui m’a parlé des liens fraternels ? Qui m’a parlé de notre affection ? Qui m’a rappelé comment le pauvre malheureux avait abandonné le puissant Warwick, et avait combattu pour moi ? Qui m’a rappelé que dans les champs de Tewksbury, lorsque Oxford m’avait terrassé, il me sauva la vie, en disant : Cher frère, vivez, et soyez roi ? Qui m’a rappelé comment, lorsque couchés tous deux sur la terre, nous étions presque morts de froid, il m’enveloppa de ses propres vêtements, et s’exposa nu et sans force au froid pénétrant de la nuit ? Hélas ! ma brutale colère avait criminellement arraché tout cela de mon souvenir, et pas un de vous n’a eu la charité de me le remettre…. Mais lorsqu’un de vos palefreniers ou de vos valets de pied a commis un meurtre dans l’ivresse, et défiguré la précieuse image de notre bien-aimé Rédempteur, vous voilà aussitôt à mes genoux demandant pardon, pardon ; et il faut qu’injuste autant que vous, je vous l’accorde ! ― Mais pour mon frère, personne n’a élevé la voix, ni moi non plus, ingrat ! je ne me suis rien dit en faveur de ce pauvre malheureux ! ― Les plus fiers d’entre vous ont été ses obligés pendant sa vie, et pas un de vous n’aurait parlé pour le défendre.― Ô Dieu ! je crains bien que ta justice ne venge ce crime sur moi, sur vous, sur les miens et les vôtres ! ― Venez, Hastings ; aidez-moi à regagner mon cabinet.― Ô pauvre Clarence !….

(Sortent le roi et la reine, Hastings, Rivers, Dorset et Grey.)

Glocester. ― Voilà les fruits d’une aveugle colère ! ― N’avez-vous pas remarqué comme tous ces coupables parents de la reine ont pâli à la nouvelle de la mort de Clarence ! Oh ! ils n’ont cessé de la solliciter auprès du roi. Dieu en tirera vengeance.― Allons, milord, voulez-vous venir avec moi tenir compagnie à Édouard, pour soulager sa douleur ?

Buckingham. ― Nous suivons Votre Grâce.

(Ils sortent.)


Scène 2

Toujours à Londres.

Entre la Duchesse d’York, avec le fils et la fille de Clarence}}

Le Fils.― Bonne grand’maman, dites-nous si notre père est mort.

La Duchesse.― Non, mon enfant.

La Fille.― Pourquoi donc pleurez-vous si souvent, et frappez-vous votre poitrine, en criant : Ô Clarence ! ô mon malheureux fils !

Le Fils.― Pourquoi nous regardez-vous en secouant la tête, et nous appelez-vous orphelins, infortunés dans l’abandon, si notre père est encore en vie ?

La Duchesse.― Mes chers enfants, vous vous méprenez tous deux : je pleure la maladie du roi que je crains de perdre, et non la mort de votre père : ce seraient des larmes perdues que de pleurer un homme mort.

Le Fils.― Ainsi donc, grand’maman, vous convenez enfin qu’il est mort.― Le roi mon oncle est bien condamnable pour cette action : Dieu la vengera, et je l’importunerai de pressantes prières, et toutes pour qu’il la venge.

La Fille.― Et j’en ferai autant.

La Duchesse.― Paix, mes enfants, paix ! Le roi vous aime bien tous deux. Pauvres innocents, simples et sans expérience, vous ne pouvez guère deviner qui a causé la mort de votre père.

Le Fils.― Nous le pouvons très-bien, grand’maman ; car mon bon oncle Glocester m’a dit que le roi, poussé à cela par la reine, avait inventé des prétextes pour l’emprisonner ; et quand mon oncle me dit cela, il pleurait et me plaignait, et il me baisait tendrement la joue ; et il me disait de compter sur lui comme sur mon père, et qu’il m’aimerait aussi tendrement que si j’étais son fils.

La Duchesse.― Ah ! est-il possible que la perfidie emprunte des formes si douces, et cache la profondeur de ses vices sous le masque de la vertu ? Il est mon fils… et ma honte ; mais ce n’est pas dans mon sein qu’il puisa cet art de feindre.

Le Fils.― Croyez-vous, grand’mère, que mon oncle ne fût pas sincère ?

La Duchesse.― Oui, mon fils, je le crois.

Le Fils.― Moi, je ne le puis croire.― Écoutez… Quel est ce bruit ?

(Entrent la reine Élisabeth dans le désespoir. Rivers et Dorset la suivent.)

Élisabeth. ― Ah ! qui pourra m’empêcher de gémir et de pleurer, de m’irriter contre mon sort, et de me désespérer ? Oui, je veux seconder le noir désespoir qui attaque mon âme, et devenir ennemie de moi-même.

La Duchesse.― À quoi tendent ces furieux transports ?

Élisabeth. ― À quelque acte de violence tragique… Édouard, mon seigneur, ton fils, notre roi, est mort.― Pourquoi les rameaux croissent-ils encore quand le tronc est abattu ? Pourquoi les fleurs ne périssent-elles pas quand la sève est tarie ? Si vous voulez vivre, pleurez : si vous voulez mourir, hâtez-vous ; et que nos âmes dans leur vol rapide puissent encore atteindre celle du roi, ou le suivre, en sujets fidèles, dans son nouveau royaume de l’éternel repos.

La Duchesse.― Ah ! j’ai autant de part dans ta douleur que j’avais de droits sur ton noble mari. J’ai pleuré la mort d’un époux vertueux, et je ne conservais la vie qu’en contemplant encore ses images : mais maintenant la mort ennemie a brisé en pièces deux des miroirs où se retraçaient ses traits augustes ; et il ne me reste pour toute consolation qu’une glace infidèle qui m’afflige de la vue de mon opprobre. Tu es veuve, mais tu es mère, et tes enfants te restent pour consolation. Mais moi, la mort a enlevé de mes bras mon époux, et arraché de mes faibles mains les deux appuis qui me soutenaient, Clarence et Édouard. Oh ! puisque ta perte n’est que la moitié de la mienne, qu’il est donc juste que mes plaintes surmontent les tiennes, et étouffent tes cris !

Le Fils.― Ah ! ma tante, vous n’avez pas pleuré la mort de notre père ! Comment pouvons-nous vous aider de nos larmes ?

La Fille.― On a vu sans gémir nos pleurs d’orphelins ; votre douleur de veuve demeurera de même sans larmes.

Élisabeth. ― Ne m’aidez point à me plaindre ; je ne serai pas stérile de lamentations. Puisse le cours de tous les ruisseaux venir aboutir à mes yeux ! et puissé-je, ainsi gouvernée par l’humide influence de la lune, verser des larmes assez abondantes pour submerger le monde ! Ah ! mon mari ! Ah ! mon cher seigneur Édouard !

LES DEUX ENFANTS.― Ah ! notre tendre père ! Notre cher seigneur Clarence !

La Duchesse.― Hélas ! je pleure sur tous deux : tous deux étaient à moi. Mon Édouard ! mon Clarence !

Élisabeth. ― Quel appui avais-je qu’Édouard ? Et il m’a quittée !

LES ENFANTS.― Quel appui avions-nous que Clarence ? et il nous a quittés !

La Duchesse.― Quels appuis avais-je qu’eux deux ? Et ils m’ont quittée !

Élisabeth. ― Jamais veuve n’a tant perdu.

LES ENFANTS.― Jamais orphelins n’ont tant perdu.

La Duchesse.― Jamais mère n’a tant perdu. Hélas ! Je suis la mère de toutes ces douleurs. Leurs pertes sont partagées entre eux : la mienne les embrasse toutes. Elle pleure un Édouard, et moi aussi : je pleure un Clarence, et elle n’a point de Clarence à pleurer. Ces enfants pleurent Clarence, et moi aussi : mais je pleure un Édouard, et ces enfants n’ont point d’Édouard à pleurer. Hélas ! c’est sur moi, trois fois malheureuse ! que vous faites tomber toutes vos larmes ; c’est moi qui suis chargée de vos douleurs, et je les nourrirai par mes lamentations.

Dorset. ― Prenez courage, ma bonne mère. Dieu s’offense de vous voir vous révolter avec tant d’ingratitude contre sa volonté. Dans le monde, les hommes taxent d’ingratitude celui qui se refuse de mauvaise grâce à rendre la dette qu’une main libérale lui a généreusement prêtée : c’en est une plus grande que de disputer ainsi contre le Ciel, parce qu’il vous redemande ce prêt royal qu’il vous a fait.

Rivers. ― Madame, songez, comme le doit une tendre mère, au jeune prince votre fils : envoyez-le chercher sans délai, pour le faire couronner roi : c’est en lui que réside votre consolation. Ensevelissez cette douleur désespérée dans le tombeau d’Édouard mort, et replacez votre bonheur sur le trône d’Édouard vivant.

(Entrent Glocester, Buckingham, Stanley, Hastings, Ratcliff et autres.)

Glocester. ― Consolez-vous, ma sœur ; tous tant que nous sommes, nous avons tous sujet de déplorer l’obscurcissement de l’étoile qui brillait sur nous. Mais nul ne peut guérir ses maux avec des larmes. Madame ma mère, je vous demande pardon : je n’avais pas aperçu Votre Grâce.― Je demande humblement à vos genoux votre bénédiction.

La Duchesse.― Dieu te bénisse et mette dans ton cœur la bonté, la bienveillance, la charité, l’obéissance et la fidélité à ton devoir.

Glocester., à part.― Amen, et qu’il me fasse la grâce de mourir vieux et bon homme ; c’est à cela que tend la bénédiction d’une mère : je suis étonné que Sa Grâce l’ait oublié.

Buckingham. ― Ô vous, princes en deuil, pairs au cœur rempli de tristesse, qui tous partagez le poids de la douleur commune, cherchez maintenant votre consolation dans une amitié réciproque. Nous perdons, il est vrai, la récolte que nous offrait ce roi : mais il nous reste l’espérance de celle que nous promet son fils. Il faut maintenant conserver et maintenir soigneusement l’union et le lien si récemment formés entre vos cœurs naguère gonflés de ressentiments qui viennent d’être apaisés.― Je crois qu’il conviendrait d’envoyer chercher dès à présent le jeune prince qui est à Ludlow, et de l’amener à Londres avec peu de suite pour le faire couronner roi.

Rivers. ― Et pourquoi avec peu de suite, milord de Buckingham ?

Buckingham. ― De peur, milord, que dans une foule considérable les blessures de la haine, trop nouvellement fermées, ne trouvassent occasion de se rouvrir, ce qui serait d’autant plus dangereux que le royaume est dans un état d’enfance, et encore sans maître. Quand chacun des chevaux dispose du frein qui le contient, et peut diriger sa course comme il lui plaît, on doit, à mon avis, prévenir avec autant de soin la crainte du mal que le mal lui-même.

Glocester. ― Je me flatte que le roi nous a tous réconciliés ; et quant à moi, la réconciliation est solide et sincère de ma part.

Rivers. ― J’en peux dire autant de moi, et, je crois, de nous tous. Mais puisque le lien de notre amitié est si frais encore, il ne faut pas l’exposer à la plus légère occasion de rupture ; danger qui serait peut-être plus à craindre si le cortége était nombreux : ainsi, je pense, comme le noble Buckingham, qu’il est prudent de n’envoyer que peu de monde pour chercher le jeune prince.

Hastings. ― C’est aussi mon avis.

Glocester. ― Eh bien, soit ; allons délibérer sur le choix de ceux que nous enverrons à l’heure même à Ludlow.― (À la reine.) Madame, et vous, ma mère, voulez-vous venir donner vos avis sur cette affaire importante ?

(Tous sortent, excepté Buckingham et Glocester.)

Buckingham. ― Milord, quels que soient ceux qui seront envoyés vers le prince, au nom de Dieu, songez bien qu’il ne faut pas que nous restions ici ni l’un ni l’autre. Je veux, chemin faisant, pour prélude du projet dont nous avons parlé, trouver l’occasion d’écarter du jeune prince l’ambitieuse parente de la reine.

Glocester. ― Oh ! mon second moi-même, mon conseil tout entier, mon oracle, mon prophète, mon cher cousin, je suivrai tes avis avec la docilité d’un enfant. Rendons-nous donc à Ludlow, car il ne faut pas rester en arrière.

(Ils sortent.)


Scène 3

Toujours à Londres.― Une rue.

Entrent DEUX CITOYENS se rencontrant.

Premier Citoyen.― Bonjour, voisin. Où allez-vous si vite ?

Second Citoyen.― Je vous jure que je ne le sais pas trop moi-même. Savez-vous les nouvelles ?

Premier Citoyen.― Oui, le roi est mort.

Second Citoyen.― Funeste nouvelle, par Notre-Dame ! Rarement le successeur est meilleur. Je crains, je crains bien que le monde n’aille de travers.

(Entre un troisième citoyen.)

Troisième Citoyen.― Voisins, Dieu vous garde !

Premier Citoyen.― Je vous donne le bonjour, mon cher.

Troisième Citoyen.― La nouvelle de la mort du bon roi Édouard se confirme-t-elle ?

Second Citoyen.― Oui ; elle n’est que trop vraie. Dieu veuille nous assister !

Troisième Citoyen.― En ce cas, messieurs, attendez-vous à voir du trouble dans le royaume.

Premier Citoyen.― Non, non, s’il plaît à Dieu, son fils régnera.

Troisième Citoyen.― Malheur au pays qui est gouverné par un enfant !

Second Citoyen.― Il peut nous donner l’espérance d’être bien gouvernés : d’abord par un conseil sous son nom, pendant sa minorité ; et ensuite par lui-même, quand l’âge l’aura mûri. N’en doutez pas, il gouvernera bien.

Premier Citoyen.― Telle était la situation de l’État, lorsque Henri VI fut couronné à Paris, à l’âge de neuf mois.

Troisième Citoyen.― Telle était la situation de l’État, dites-vous ? Non, mes bons amis, Dieu le sait ; car alors ce pays-ci était singulièrement bien fourni de sages politiques, et le roi avait des oncles vertueux pour le soutenir.

Premier Citoyen.― Celui-ci en a aussi, tant du côté paternel que du côté maternel.

Troisième Citoyen.― Il vaudrait bien mieux ou qu’il n’en eût que du côté paternel, ou qu’il n’eût aucun parent de ce côté ; car la rivalité des prétentions, à qui sera le plus près du roi, nous causera bien des maux si Dieu n’y met la main. Oh ! le duc de Glocester est un homme bien dangereux, et les fils et frères de la reine sont superbes et hautains. Si, au lieu de gouverner, ils étaient tous contenus dans l’obéissance, ce pays languissant pourrait encore avoir de bons moments comme par le passé.

Premier Citoyen.― Allons, allons ; nous voyons au pis. Tout ira bien.

Troisième Citoyen.― Quand on voit paraître des nuages, les hommes sages prennent leur manteau. Quand les grandes feuilles commencent à tomber, l’hiver n’est pas loin. Quand le soleil se couche, qui ne s’attend à la nuit ? Les orages hors de saison menacent d’une disette. Tout peut aller bien : mais si Dieu nous fait cette grâce, c’est plus que nous ne méritons, et que je n’espère.

Second Citoyen.― Au fait, tous les cœurs sont agités de crainte. Vous ne pouvez vous entretenir avec personne qui ne vous paraisse triste et rempli de frayeur.

Troisième Citoyen.― C’est ce qui arrive toujours à la veille des jours de révolution. L’esprit de l’homme, par un instinct divin, pressent le danger qui s’avance, comme nous voyons l’eau s’enfler à l’approche d’une violente tempête. Mais laissons tout entre les mains de Dieu. Où allez-vous ?

Second Citoyen.― Eh ! vraiment, nous sommes mandés par les juges.

Troisième Citoyen.― Et moi aussi. Je vous tiendrai compagnie.

(Ils sortent.)


Scène 4

Toujours à Londres.― Un appartement du palais.

Entrent l’Archevêque d’York, le jeune Duc d’York, la Reine, la Duchesse d’York.

L’Archevêque― On m’a dit qu’ils avaient couché la nuit dernière à Stony-Stratford et qu’ils devaient coucher ce soir à Northampton. Demain, ou après-demain, ils seront ici.

La Duchesse.― Je brûle d’impatience de voir le prince. J’espère qu’il aura beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l’ai vu.

Élisabeth. ― Mais j’ai ouï dire que non. On assure même que mon fils York l’a presque regagné pour la taille.

York.― On le dit, ma mère ; mais j’aurais voulu que cela fût autrement.

La Duchesse.― Eh ! pourquoi donc, mon enfant ? Il est bon de grandir.

York.― Grand’maman, un soir que nous étions à souper, mon oncle Rivers disait que je grandissais beaucoup plus vite que mon frère : « Ah ! dit mon oncle Glocester, ce sont les petites plantes qui sont bonnes à quelque chose, et les mauvaises herbes croissent rapidement ; » et depuis ce temps il me semble que j’aimerais mieux ne pas grandir si vite, puisque les belles fleurs viennent lentement, et que les mauvaises herbes se dépêchent.

La Duchesse.― Vraiment, vraiment, celui qui t’a dit cela est lui-même une exception au proverbe : c’était dans son enfance l’être le plus chétif, le plus lent à croître et le moins avancé ; si sa règle était vraie, il devrait être rempli de qualités.

L’Archevêque― Et il n’est pas douteux qu’il ne le soit, ma gracieuse dame.

La Duchesse.― Je veux bien l’espérer, mais permettez l’inquiétude aux mères.

York.― Oh ! si je m’en étais souvenu, j’aurais pu lancer à Sa Grâce, mon oncle, sur sa croissance, une épigramme bien meilleure que celle qu’il m’a dite sur la mienne.

La Duchesse.― Et comment, mon petit York ? Dis-le-moi, je t’en prie.

York.― Vraiment, l’on dit que mon oncle grandissait si vite, que deux heures après sa naissance il pouvait ronger une croûte, tandis que moi, à deux ans, je n’avais pas encore fait seulement une dent. N’est-ce pas grand’maman, ç’aurait été une bonne plaisanterie pour le faire enrager ?

La Duchesse.― Eh ! je t’en prie, mon cher petit York, qui est-ce qui t’a raconté cela ?

York.― Sa nourrice, grand’maman.

La Duchesse.― Sa nourrice ? Eh bon !… elle était morte avant que tu fusses né.

York.― Si ce n’est pas elle, je ne me rappelle pas qui me l’a dit.

Élisabeth. ― Petit raisonneur ! ― Allons, pas tant de malice, je vous prie.

L’Archevêque― Ma bonne madame, ne le grondez pas.

Élisabeth. ― Les murs ont des oreilles.

(Entre un messager.)

L’Archevêque― Voici un messager.― Quelles nouvelles ?

Le Messager. ― De telles nouvelles qu’il m’est pénible, milord, de vous les annoncer.

Élisabeth. ― Comment se porte le prince ?

Le Messager. ― Bien, madame, il est en bonne santé.

La Duchesse.― Quelles sont donc tes nouvelles ?

Le Messager. ― Lord Rivers et lord Grey ont été conduits en prison à Pomfret, et avec eux sir Thomas Vaughan.

La Duchesse.― Et par quel ordre ?

Le Messager. ― Par ordre des puissants ducs de Glocester et de Buckingham.

Élisabeth. ― Et pour quel crime ?

Le Messager. ― Je vous ai dit tout ce que j’en sais. Par quel motif ou dans quelle intention ces nobles ducs ont été emprisonnés, c’est, ma gracieuse dame, ce que j’ignore absolument.

Élisabeth. ― Hélas ! je prévois la ruine de ma maison. Le tigre a saisi la brebis sans défense. L’insolente tyrannie commence à s’élever sur le trône qu’un innocent enfant ne peut faire respecter. Arrivez donc, destruction, carnage, massacre. Je vois tracée, comme sur une carte, la fin de tout ceci.

La Duchesse.― Exécrables jours de troubles et de discorde, combien de fois mes yeux vous ont vus renaître ! Mon époux a perdu la vie pour gagner la couronne ; et mes fils ont été, haut et bas, battus de la fortune, me donnant tantôt à jouir de leurs succès, tantôt à pleurer leurs malheurs. Établis enfin lorsque toutes les querelles domestiques sont entièrement dissipées, voilà que, devenus les maîtres, ils se font la guerre les uns aux autres, frère contre frère, sang contre sang, chacun contre soi-même ! ― Oh ! frénétiques insultes à la nature, cessez vos fureurs maudites, ou laissez-moi mourir ; que je n’aie plus la mort devant les yeux !

Élisabeth. ― Viens, viens, mon enfant ; allons nous renfermer dans le sanctuaire.― Adieu, madame.

La Duchesse.― Attendez, je veux vous suivre.

Élisabeth. ― Vous n’avez rien à craindre.

L’ARCHEVÊQUE, à la reine.― Venez, ma gracieuse dame, et apportez vos trésors et tout ce que vous possédez. Pour moi, je veux remettre entre vos mains les sceaux qui m’étaient confiés ; et puisse-t-il m’advenir selon que je me conduirai envers vous et les vôtres ! Venez, je vais vous conduire au sanctuaire.