La Vie nouvelle/Chapitre IX
CHAPITRE IX
Quelques jours après la mort de cette femme, il survint une chose qui m’obligea de quitter la ville et de me rendre vers l’endroit où était cette aimable femme qui avait servi à protéger mon secret, car le but de mon voyage n’en était pas très éloigné. Et quoique je fusse en apparence en nombreuse compagnie, il m’en coûtait de m’en aller, à ce point que mes soupirs ne parvenaient pas à dégager l’angoisse où mon cœur était plongé dès que je me séparais de ma Béatitude.
Or, le doux Seigneur[1], qui s’était emparé de moi par la vertu de cette femme adorable, m’apparut dans mon imagination comme un pèlerin vêtu simplement d’humbles habits. Il me paraissait hésitant, et il regardait à terre, si ce n’est que parfois ses yeux se tournaient vers une belle rivière, dont le courant était très pur, et qui longeait la route où je me trouvais.
Il me parut alors que l’Amour m’appelait et me disait ces paroles : « Je viens d’auprès de cette femme qui t’a servi longtemps de protection, et je sais qu’elle ne reviendra plus. Aussi, ce cœur que par ma volonté je t’avais fait avoir près d’elle, je l’ai repris et je le porte à une autre belle qui te servira à son tour de protection, comme l’avait fait la première (et il me la nomma, de sorte que je la connus bien). Mais cependant, si de ces paroles que je viens de t’adresser tu devais en répéter quelques-unes, fais-le de manière à ce qu’on ne puisse discerner l’amour simulé que tu avais montré à celle-là et qu’il te faudra montrer à l’autre. »
Ceci dit, toute cette imagination disparut tout à coup, à cause du grand pouvoir que l’Amour semblait prendre sur moi. Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste du jour. Et le jour d’après, je fis le sonnet suivant :
Chevauchant avant hier sur un chemin[2] |