La Vie nouvelle/Commentaires/Chapitre XXVI

La bibliothèque libre.


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 181-183).


CHAPITRE XXVI


Tanto gentile e tanto onesta pare

Ce sonnet est si facile à comprendre, après le récit qui précède, qu’il n’a besoin d’aucune division. Je n’y insisterai donc pas.


Il est remarquable que, parmi toutes les expressions de pieuse adoration que le poète adresse à sa bien-aimée, nous ne percevions aucun indice propre à la personne même de Béatrice.

Il nous dit bien : « quand on la voyait passer, on répétait : ce n’est pas une femme, c’est un des plus beaux anges de Dieu. » Ou bien : « c’est une merveille, béni soit Dieu qui a fait une œuvre si belle ! » Mais nous ne connaissons rien de plus.

Était-elle brune ou blonde ? Nous ne savons pas la couleur de ses yeux, de ses beaux yeux, begli occhi, qui lui versaient ses joies et ses douleurs. Elle ne reste pour nous qu’un pur esprit, une âme impalpable et insaisissable.

Si, dans les œuvres consacrées à la représentation des passions humaines, on aime à apercevoir quelques lueurs immatérielles, on n’aime pas moins à voir une œuvre idéale et mystique s’éclairer de quelques rayons humains.

Aussi je n’ai pu vivre avec elle, comme j’ai vécu, sans chercher à m’en faire une représentation sensible.

Je la vois d’une taille moyenne, blonde comme la Laure de Pétrarque, mais sans la froideur un peu hautaine que nous montre le profil de celle-ci conservé à la Lauranziana de Florence. Ses yeux sont changeants comme la surface de la Méditerranée, tantôt d’un saphir étincelant et tantôt d’une teinte assombrie. Elle a la démarche d’une Déesse et le charme d’une Grâce. Nous reconnaissons, dans la pâleur de perle que son poète lui attribue, la pâle morbidesse de celles qui doivent mourir jeunes…

Et, si nous voulons compléter cette représentation tout idéale des traits plus marqués que, plus tard, elle laissera entrevoir à celui qu’elle guidera sur le chemin du Paradis, nous distinguerons alors, sous une beauté fulgurante que les yeux auront souvent de la peine à supporter, cette expression maternelle que les femmes aiment à prendre auprès de ceux qu’elles sentent asservis à leurs charmes, un sourire doux, indulgent, et par instant légèrement ironique.