La Villa Palmieri/XVI

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Michel Lévy Frères (p. 252-267).

xvi

13 ET 18 JUILLET.

Je venais d’achever d’écrire les lignes qu’on vient de lire, et je roulais en toute hâte vers la maison de campagne de S. A. le prince de Montfort, où je devais dîner en petit comité avec lui et les princes Jérôme et Napoléon ses deux fils, qui depuis quelques mois avaient quitté la cour de leur oncle Sa Majesté le roi de Wurtemberg, pour venir passer une année près de leur père.

J’avais eu l’honneur de leur être présenté aussitôt leur arrivée.

Je n’ose pas croire qu’une sympathie réciproque nous rapprochât, le prince Napoléon et moi ; je me contenterai de dire que j’appréciai en lui des qualités extraordinaires dans un jeune homme qui n’a pas encore atteint sa vingtième année. Ces qualités sont une intelligence profonde et juste, un esprit poétique et élevé, une éducation libérale et étendue, enfin une étude étrangement exacte de l’état actuel de l’Europe.

Puis, c’est un de ces hommes que la chute d’une haute position n’entraînera jamais avec elle. Fier du nom qu’il porte, il ne le fait précéder d’aucun titre ; il s’appelle Napoléon Bonaparte tout court, et ne se pare d’aucune croix, d’aucun cordon, d’aucune plaque, parce qu’il ne peut pas se parer de la croix de la Légion d’honneur.

Bien souvent, sur la terrasse qui s’étend devant la maison du prince de Montfort, et au pied de laquelle Florence étale ses vieux monumens républicains, nous avions souri ensemble à ces grandes vicissitudes de la fortune, qui change le destin des villes en un siècle et celui des hommes en un jour. Bien souvent nous avions parlé de l’état actuel de la France sans que jamais un souvenir amer contre la France, sans que jamais un reproche contre le peuple aient assombri la figure calme et sereine de ce noble jeune homme.

Je m’étais donc, comme toujours, fait une fête de dîner en intimité avec son père, son frère et lui.

J’aperçus de loin les deux frères qui m’attendaient sur le perron ; je sautai à bas de ma voiture et je courus à eux. J’avais le cœur calme et joyeux ; tous deux me tendirent la main à la fois, mais avec une expression de tristesse et d’inquiétude qui me frappa.

— Qu’avez-vous donc, messeigneurs ? leur demandai-je en riant.

— Nous avons, me répondit le prince Napoléon, que nous sommes désolés de vous trouver si gai.

— Vous savez, mon prince, que j’ai grand plaisir à vous voir ; par conséquent, ma gaîté, lorsque j’ai l’honneur de venir chez vous, n’a rien qui doive vous étonner. — Non, mais cela prouve que vous ne connaissez pas une nouvelle terrible, et que nous aurions voulu que vous apprissiez, mon frère et moi, par d’autres que par nous.

— Laquelle, mon Dieu ! rien qui vous soit personnel, j’espère, monseigneur ?

— Non, mais vous venez de perdre, vous, une des personnes que vous aimiez le plus au monde.

Deux idées se présentèrent simultanément à mon esprit : — mes enfans — le prince royal.

Ce ne pouvait être mes enfans ; si un accident leur fût arrivé, j’en eusse été prévenu tout d’abord et avant personne.

— Le duc d’Orléans ? demandai-je avec anxiété.

— Il s’est tué en tombant de voiture, me répondit le prince Jérôme.

Je dus devenir très pâle ; je me sentis chanceler : je m’appuyai sur le prince Napoléon en portant mes deux mains à mes yeux.

Comme ils l’avaient pensé tous deux, le coup avait été profond et terrible.

Le prince Napoléon comprit tout ce que je souffrais.

— Mon Dieu ! me dit-il, ne vous laissez pas abattre ainsi tout d’abord ; la nouvelle n’a encore rien d’officiel, et est peut-être fausse.

— Oh ! monseigneur, répondis-je, quand un bruit pareil se répand sur un prince comme le duc d’Orléans, hélas ! on peut se fier à la mort, le bruit est toujours vrai. Je tendis de nouveau la main à ces deux neveux de l’empereur qui venaient, les larmes aux yeux, de m’annoncer la mort du fils aîné de Louis-Philippe, et j’allai pleurer à mon aise dans un coin du jardin.

Mort ! quel terrible assemblage de lettres toujours, mais comme dans certains cas il devient plus terrible encore ! Mort à trente et un ans, mort si jeune, si beau, si noble, si grand, si plein d’avenir ! mort quand on s’appelle le duc d’Orléans, quand on est prince royal, quand on va être roi de France !

— Oh ! mon prince, mon pauvre prince ! dis-je tout haut, et j’ajoutai tout bas avec la voix de mon cœur… mon cher prince !

Beaucoup l’aimaient sans doute, et le deuil général, le cri de la douleur universelle ont prouvé cet amour, mais peu le connaissaient comme je l’avais connu, peu l’aimaient comme je l’avais aimé… Je puis en répondre hautement.

Pourquoi est-ce que j’écris cela, que je dis cela ? je n’en sais rien. Le poëte est comme la cloche : à chaque coup qui l’atteint, il faut qu’il rende un son ; chaque fois que la douleur le touche, il faut qu’il jette une plainte. C’est sa prière à lui.

Le duc d’Orléans était mort J’avoue que pour moi toutes choses venaient de se briser par un seul mot. Je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien ; seulement les battemens de mon cœur disaient en moi : Mort ! mort !  ! mort !  !  !

J’allai au prince Napoléon. — Mais quand ? quel jour ? de quelle façon ? lui demandai-je.

— Le 15 juillet, à quatre heures du soir, en tombant de voiture.

Je retournai à la place que je venais de quitter. Le 15 juillet ! Qu’avais-je fait ce jour-là ? Quel pressentiment avais-je éprouvé ? Quelle voix était venue murmurer à mon oreille l’annonce de ce grand malheur ? Je ne me souvenais de rien ; non, ce jour avait passé comme les autres jours, plus gaîment, que sais-je ? Ce jour-là, pendant qu’il expirait, mon Dieu ! je riais peut-être, moi ; ce jour-là, à coup sûr, j’avais été à la promenade, au spectacle, dans quelque bal, comme les autres jours.

Oh ! c’est une des grandes tristesses de notre humanité que cette courte vue qui se borne à l’horizon, que cet esprit sans prescience, que ce cœur sans instinct ! tout cela pleure, tout cela crie, tout cela se lamente quand on sait ce qui est arrivé ; mais tout cela ne devine rien de ce qui arrive.

Pauvres aveugles et pauvres sourds que nous sommes !

Cependant, à force de chercher dans mes jours passés, voilà ce que j’y retrouvai ; c’était assez étrange : nous étions partis le 27 juin, le prince Napoléon et moi, de Livourne ; nous allions visiter l’île d’Elbe ; nous n’étions que nous deux et un domestique, et, quoique nous eussions soixante milles à faire, nous n’avions pris qu’un petit bateau à quatre rameurs.

Ce bateau, par un singulier hasard, s’appelait le Duc de Reichstadt.

Nous visitâmes l’île dans tous ses détails et au milieu d’une fête continuelle. Napoléon est un dieu pour les Elbois. Il a fait plus pour eux pendant les neuf mois qu’il a été leur souverain, que Dieu n’a pensé à faire depuis le jour où il a tiré leur île du fond de la mer.

Aussi, le prince Napoléon, vivant portrait de son oncle, fut-il reçu avec adoration par la population tout entière. Le gouverneur mit à sa disposition ses voitures, ses chevaux, ses chasses. Chasseurs tous deux, nous acceptâmes avec grand plaisir la dernière partie de ses offres, et, dès le lendemain de notre arrivée, nous partîmes pour la Pianosa, petite île à laquelle son peu d’élévation au-dessus du niveau de la mer a fait donner ce nom caractéristique.

Je dirai plus tard, et quand j’en serai à raconter cette partie de mes voyages, quel charme puissant eut pour moi cette course aventureuse, accomplie en intimité avec ce neveu de l’empereur, au milieu de ce pays plein de traditions vivantes laissées à chaque pas par le terrible exilé.

Une flotte passa à l’horizon ; nous comptâmes neuf voiles. À la corne d’un des bâtimens pendait un drapeau tricolore… c’était une flotte française.

Nous arrivâmes à la Pianosa, et nous nous mîmes en chasse. À notre retour, nous trouvâmes deux pauvres pécheurs qui nous attendaient. Ce que nous voulaient ces deux pauvres pécheurs, on va le savoir par la lettre suivante :

« Majesté,

Quand je me présenterai aux portes du ciel et qu’on me demandera sur quoi je m’appuie pour y entrer, je répondrai :

Ne pouvant pas faire le bien moi-même, je l’ai indiqué quelquefois à la reine de France, et toujours le bien que je n’ai pu faire, pauvre et chétif que je suis, la reine de France l’a fait.

Laissez-moi donc, madame, vous remercier d’abord en passant pour cette pauvre Romaine dont vous avez pris la fille, et qui priera toute sa vie, non pas pour vous, car c’est à vous de prier pour les autres, mais pour ceux qui vous sont chers.

Or, un de ceux là passait le 28 juin dernier, longeant l’île d’Elbe, conduisant une flotte magnifique qui allait où le souffle du Seigneur la poussait, d’occident en orient, je crois ; celui-là, c’était le troisième de vos fils, madame ; c’était le vainqueur de Saint-Jean-d’Ulloa ; c’était le pèlerin de Sainte-Hélène ; c’était le prince de Joinville.

Moi, j’étais sur une petite barque, perdu dans l’immensité, regardant tour à tour la mer, ce miroir du ciel, et le ciel, ce miroir de Dieu ; puis, comme j’appris qu’avec cette flotte un de vos enfans passait à l’horizon, je pensai à Votre Majesté, et je me dis qu’elle était véritablement bénie entre les femmes la mère dont le premier fils s’appelle le duc d’Orléans, dont le second fils s’appelle le duc de Nemours, dont le troisième fils s’appelle le prince de Joinville, et dont le quatrième fils s’appelle le duc d’Aumale, beaux et nobles jeunes gens dont chacun peut ajouter à son nom un nom de victoire.

Puis, ainsi rêvant, j’arrivai à une pauvre petite île dont le nom est inconnu sans doute à Votre Majesté, et qu’on appelle l’île de la Pianosa. Dieu a décidé que vous seriez bénie dans ce petit coin de terre, madame, et je vais vous dire comment.

il y avait là, dans cette petite île inconnue, deux pauvres pécheurs qui se désespéraient : la flotte française, en passant, venait d’entraîner avec elle leurs filets, c’est-à-dire leur seule fortune, c’est-à-dire l’unique espoir de leur famille.

Ils apprirent que j’étais Français : ils vinrent à moi ; ils me racontèrent leur malheur ; ils me dirent qu’ils étaient ruinés ; ils me dirent qu’ils n’avaient plus d’autres ressources que de mendier pour vivre.

Je leur demandai alors s’ils connaissaient une reine qui s’appelait Marie-Amélie.

Ils me répondirent que c’était une de leurs compatriotes, et qu’ils en avaient entendu parler comme d’une sainte.

Alors je leur fis faire la demande ci-jointe, à laquelle les gouverneurs de l’île d’Elbe et de la Pianosa ajoutèrent un certificat revêtu de tous les caractères de la légalité, et je leurs dis d’espérer.

En effet, madame, vous serez assez bonne, j’en suis sûr, pour remettre à monsieur l’amiral Duperré la demande de ces pauvres gens. Recommandée par vous, cette demande aura le résultat qu’elle doit avoir.

Et moi, je serai fier et heureux, madame, d’avoir encore une fois été l’intermédiaire entre le malheur et Votre Majesté. »

Eh bien ! le jour où mourait le duc d’Orléans, à l’heure où mourait le duc d’Orléans, j’écrivais cette lettre à sa mère !!!…

Aussitôt le dîner fini, je demandai au roi Jérôme la permission de me retirer : j’avais besoin de courir au devant des détails ; puis, la fatale nouvelle confirmée, de me renfermer seul avec moi-même. Mes souvenirs, c’était tout ce qui me restait du prince qui m’avait aimé ; j’avais hâte de me retrouver avec eux.

Le prince Napoléon voulut m’accompagner. Nous ordonnâmes au rocher de nous conduire aux Cachines. Les Cachines sont, à six heures en été, le rendez-vous de tout Florence. Les attachés de l’ambassade française s’y trouveraient, sans aucun doute. Nous apprendrions certainement là quelque chose d’officiel.

Effectivement, là tout nous fut confirmé. Comment, cinq jours après l’événement, cet événement était-il connu quand il faut huit jours à la poste pour parcourir la distance qui existe entre Florence et Paris ? Je vais vous le dire.

Le télégraphe avait porté la nouvelle jusqu’au Pont-de-Beauvoisin. Là, le commandant des carabiniers du roi Charles-Albert, ayant jugé le fait assez important pour le transmettre sans retard à son gouvernement, avait fait partir une de ses hommes en estafette, et, d’estafette en estafette, la nouvelle avait traversé les Alpes, était descendue à Turin, et était enfin arrivée à Gênes. La Gazette de Gênes la rapportait telle que le télégraphe l’avait donnée, sans commentaires, sans explications, mais à sa colonne officielle ; il n’y avait donc plus de doute à avoir, il n’y avait donc plus d’espoir à conserver.

La sensation était profonde. Tel est le pouvoir étrange de la popularité, que cet amour caché, plein de tendresse et d’espérance, que la France portait au prince royal, avec lequel elle l’accompagnait dans ses voyages pacifiques en Europe, dans ses campagnes guerrières en Afrique, avec lequel enfin elle l’accueillait à son retour, s’était épandu au dehors, avait gagné l’étranger, et ce jour-là peut être se manifestait à la fois en Allemagne, en Italie, en Angleterre et en Espagne, par une sympathie universelle.

On eût dit que le pauvre prince qui venait de mourir était non-seulement l’espoir de la France, mais encore le Messie du monde.

Maintenant tout était fini. Les regards qui le suivaient avec l’anxiété de l’attente étaient tous fixés sur un cercueil.

Le monde avait quelquefois porté le deuil du passé ; cette fois il portait le deuil de l’avenir.

Je laissai les promeneurs s’épuiser en conjectures. Que me faisaient les détails : la catastrophe était vraie ! Je rentrai chez moi et je retrouvai sur mon bureau cette lettre à la reine qui ne devait partir que par le courrier de l’ambassade, c’est-à-dire le lendemain 19 ; cette lettre où je lui disais qu’elle était heureuse entre les mères.

Un instant j’hésitai à jeter un malheur étranger et secondaire au milieu d’un malheur de famille, profond, suprême, irréparable ; mais je connaissais la reine : une bonne œuvre à lui proposer était une consolation à lui offrir. Seulement, au lieu de lui adresser la lettre à elle, j’adressai la lettre à monseigneur le duc d’Aumale.

Ce que je lui écrivis, je n’en sais rien ; ce sont de ces pages dont on ne garde pas de copie, de ces pages dans lesquelles le cœur déborde et que les yeux trempent de larmes.

C’est qu’après le prince royal, monseigneur le duc d’Aumale était celui des quatre princes que je connaissais le plus. Je lui avais été présenté aux courses de Chantilly par le prince royal lui-même.

Le prince royal avait une profonde tendresse et une haute estime pour le duc d’Aumale. C’était sous lui que le jeune colonel avait fait son apprentissage de guerre ; et quand il avait, au col de Mouzaïa, reçu le baptême de feu, c’était le prince royal qui lui avait servi de parrain.

Un jour, dans une de ces longues causeries où nous parlions de toutes choses, et où, las d’être prince, il redevenait homme avec moi, le duc d’Orléans m’avait raconté une de ces anecdotes de cœur auxquelles la narration écrite ôte tout son charme ; puis le prince racontait admirablement bien ; il avait l’éloquence de la conversation, si cela se peut dire, au plus haut degré. Enfin, il savait s’interrompre pour écouter, chose si rare chez tous les hommes qu’elle devient merveilleuse chez un prince.

Il y avait dans la voix du duc d’Orléans, dans son sourire, dans son regard, un charme magnétique qui fascinait. Je n’ai jamais retrouvé chez personne, même chez la femme la plus séduisante, rien qui se rapprochât de ce regard, de ce sourire et de cette voix.

Dans quelque disposition d’esprit qu’on eût abordé le prince, il était impossible de le quitter sans être entièrement subjugué par lui. Était-ce son esprit, était-ce son cœur qui vous séduisait. C’était son cœur et son esprit, car son esprit presque toujours était dans son cœur. Dieu sait que je n’ai pas dit un mot de tout cela pendant qu’il vivait. Seulement, j’avais une douleur, j’allais à lui ; j’avais une joie, j’allais à lui, et joie et douleur il en prenait la moitié. Une partie de mon cœur est enfermée dans le cercueil sur lequel j’écris ces lignes.

Or, voilà ce qu’il me racontait un jour.

C’était sur les bords de la Chiffa, la veille du jour fixé pour le passage du col de Mouzaïa. Il y avait un engagement acharné entre nous et les Arabes. Le prince royal avait successivement envoyé plusieurs aides de camp porter des ordres ; un nouvel ordre devenait urgent par cela même que le combat devenait plus terrible ; il se retourna vers son état-major et demanda quel était celui dont le leur était venu démarcher ?

— C’est à moi, répondit le duc d’Aumale en s’avançant.

Le prince jeta un coup d’œil sur le champ de bataille, il vit à quel danger il allait exposer son frère. À cette époque, qu’on se le rappelle, le duc d’Aumale avait dix-huit ans à peine ; homme par le cœur, c’était encore un enfant par l’âge.

— Tu te trompes, d’Aumale, ce n’est pas à toi, dit le duc d’Orléans.

Le duc d’Aumale sourit ; il avait compris l’intention de son frère.

— Où faut-il aller et que faut-il dire ? répondit-il en rassemblant les rênes de son cheval.

Le duc d’Orléans poussa un soupir, mais il sentit qu’on ne marchandait pas avec l’honneur, et que celui des princes est plus précieux encore à ménager que celui des autres hommes.

Il tendit la main à son frère, la lui serra fortement, et lui donna l’ordre qu’il attendait.

Le duc d’Aumale partit au galop, s’enfonça dans la fumée et disparut au milieu de la bataille.

Le duc d’Orléans l’avait suivi des yeux, tant que ses yeux avaient pu le suivre ; puis il était resté le regard fixé sur l’endroit où il avait cessé de le voir.

Au bout d’un instant un cheval sans cavalier reparut. Le duc d’Orléans se sentit frémir des pieds à la tête : ce cheval était du même poil que celui du duc d’Aumale. Une idée terrible lui traversa l’esprit ; c’est que son frère avait été tué, et tué en portant un ordre donné par lui !

Il se cramponna à sa selle, tandis que deux grosses larmes jaillissaient de ses yeux et roulaient sur ses joues.

— Monseigneur, dit une voix à son oreille, il a une chabraque rouge !

Le duc d’Orléans respira à pleine poitrine. Le cheval du duc d’Aumale avait une chabraque bleu.

Il se retourna et jeta ses bras au cou de celui qui l’avait si bien compris. Le duc d’Orléans me le nomma alors. J’ai oublié son nom. C’est un de ses aides de camp, je le sais bien, ou Bertin de Vaux, ou Chabot-Latour, ou d’Elchingen.

Dix minutes après, le duc d’Aumale, sain et sauf, après s’être acquitté de son message avec le courage et le calme d’un vieux soldat, était de retour près de son frère.

Je vous l’ai dit, toute cette petite histoire est bien pâle, écrite par moi ; racontée par le prince lui-même, avec sa voix tremblante, avec ses yeux mal essuyés, c’était une chose adorable.

Oh ! s’il m’avait été permis d’écrire cette vie, si courte et cependant si remplie ! de raconter, presque un à un, comme depuis quatorze ans je les avais vus passer devant moi, ces jours tantôt sombres, tantôt sereins, tantôt éclatans ! si de cette existence privée j’avais eu le droit de faire une existence publique, on se serait agenouillé devant ce cœur si bon, si pur et si grand, comme devant un tabernacle.

Il y avait en lui trop de choses venant de Dieu. Ses vertus appauvrissaient le ciel. Dieu l’a repris avec ses vertus, et maintenant c’est la terre qui est veuve.

Depuis quatorze ans, comprenez-vous bien, je lui avais tour à tour demandé l’aumône pour les pauvres, la liberté pour les prisonniers, la vie pour les condamnés à mort, et pas une seule fois, pas une seule fois, je n’avais été refusé.

Aussi, il était tout pour moi, cet homme à qui cependant je n’avais rien demandé pour moi ![1]

On venait à moi pour une chose juste, quelle qu’elle fût, réclamation ou prière ; vieux compagnon du champ de bataille, ou jeune camarade de collège :

— C’est bien, disais-je, la première fois que je verrai le prince, je lui en parlerai.

Et la chose était faite, si toutefois, je le répète, la chose était juste à faire.

C’est que le prince avait autant de justesse dans l’esprit que de justice dans le cœur ; c’était un mélange de bon et de grand. Il sentait comme Henri IV ; il voyait comme Louis XIV.

Aussi, en même temps qu’au duc d’Aumale j’écrivais à la reine, non pas, Dieu merci ! pour tenter de la consoler. La Bible elle-même avoue qu’il n’y a pas de consolation pour une mère qui perd son enfant. Hache ! ne voulut pas être consolée parce que ses enfans n’étaient plus. Et noluit consolari quia non sunt.

Ma lettre avait quatre lignes, je crois. Voilà ce que je lui disais :

« Pleurez, pleurez, madame. Toute la France pleure avec vous.

Pour moi, j’ai éprouvé deux grandes douleurs dans ma vie : l’une, le jour où j’ai perdu ma mère ; l’autre, le jour où vous avez perdu votre fils. »

Puis, à la princesse royale, à la duchesse d’Orléans, à cette double veuve d’un mari et d’un trône, je n’écrivis rien, je crois ; je me contentai d’envoyer cette prière pour son fils : « O mon père ! qui êtes aux cieux, faites-moi tel que vous étiez sur la terre, et je ne demande pas autre chose à Dieu pour ma gloire, à moi, et pour le bonheur de la France. »

Un mot sur le royal enfant et sur cette auguste veuve. Le 2 janvier dernier, j’étais allé faire ma visite de bonne année au prince royal. Après quelques instans de causerie :

— Connaissez-vous le comte de Paris ? me demanda-t-il.

— Oui, monseigneur, répondis-je ; j’ai en l’honneur de voir Son Altesse déjà deux fois. Et je rappelai au prince dans quelles circonstances.

— N’importe, me dit-il, je vais l’aller chercher pour que vous lui fassiez vos complimens.

Il sortit et rentra un instant après, tenant l’enfant par la main ; puis, s’approchant de moi avec cette gravité qui était un des charmes de sa plaisanterie intime :

— Donnez la main à monsieur, lui dit-il ; c’est un ami de papa, et papa n’a pas trop d’amis.

— Vous vous trompez, monseigneur, lui répondis-je. Tout au contraire des autres princes royaux, Votre Altesse a des amis et point de parti.

Le duc d’Orléans sourit, et, sur un signe de son père, le comte de Paris me tendit sa petite main, que je baisai.

— Que souhaitez-vous à mon fils ? me dit alors le prince.

— D’être roi le plus tard possible, monseigneur.

— Vous avez raison. C’est un vilain métier !

— Ce n’est point pour cela, monseigneur, repris-je ; mais c’est qu’il ne peut être roi qu’à la mort de Votre Altesse.

— Oh ! je puis mourir maintenant, dit-il avec cette expression de mélancolie qui revenait si souvent sur son visage et dans sa voix. Avec la mère qu’il a, il sera élevé comme si j’y étais. Puis, étendant la main vers la chambre de la duchesse, comme s’il eût pu deviner à travers la muraille la place où elle était :

— C’est un quine que j’ai gagné à la loterie, me dit-il.

Le fait est qu’il était impossible, je crois, d’avoir à la fois plus de respect, plus de tendresse, plus de vénération et plus de confiance que le duc d’Orléans n’en avait pour la duchesse. C’est qu’il avait retrouvé en elle une partie des hautes qualités qu’il avait lui-même. Quand il parlait d’elle, et il en parlait souvent, son bonheur intime débordait de son cœur comme l’eau déborde d’un vase trop plein.

Revenons à Florence.

Je portai le soir même les trois lettres mortuaires à l’ambassade ; je trouvai monsieur Belloc tout en larmes ; il ne savait encore rien d’officiel ; mais comme la Gazette de Gênes est ordinairement le journal le mieux informé de l’Italie, il croyait à la réalité de la nouvelle.

Je rentrai donc chez moi, ayant fait un pas de plus dans cette affreuse certitude.

J’avais écrit à la reine que je n’avais éprouvé que deux grandes douleurs dans ma vie : c’était vrai. J’ajouterai que cette douleur que j’avais éprouvée en perdant ma mère, le prince royal l’avait tendrement partagée. Voilà comment les noms de ces deux aimés de mon cœur, que je vois maintenant ensemble en regardant le ciel, se trouvent réunis l’un à l’antre dans mon souvenir.

Le 1er août 1838, on m’annonça que ma mère venait d’être frappée pour la deuxième fois d’une apoplexie foudroyante. La première avait précédé de trois jours seulement la représentation de Henri III.

Je courus au faubourg du Roule, où demeurait ma mère. Elle était sans connaissance.

Cependant, à mes cris, à mes larmes, à mes sanglots, et surtout grâce à cet instinct du cœur qui ne meurt chez la mère qu’après la mort, Dieu permit qu’elle ouvrit les yeux, qu’elle me regardait et qu’elle me reconnût.

C’était tout ce que j’osais demander d’abord ; mais, cette grâce accordée, je demandai un miracle : je demandai sa vie. Si jamais prières ardentes et larmes désespérées coulèrent de la bouche et des yeux d’un fils sur le front d’un mourant, je puis dire que ce sont les prières et les larmes qui coulèrent de ma bouche et de mes yeux sur le front de ma mère.

Cette fois je demandais trop sans doute : Dieu détourna la tête : le mal fit de minute en minute de visibles et terribles progrès.

J’avais besoin de répandre mon cœur. Je pris une plume et j’écrivis au prince royal. Pourquoi il lui plutôt qu’à un autre ? C’est que je l’aimais mieux que tout autre. Je lui écrivis que près du lit de ma mère mourante je priais Dieu de lui conserver son père et sa mère.

Puis je revins suivre sur ce front bien-aimé la marche de l’agonie.

Une heure après, une voiture dont je n’entendis pas le roulement s’arrêta à la porte de la rue.

J’entendis une voix qui disait :

— De la part du prince royal.

Je me retournai, je passai dans la chambre voisine, et je vis le valet de chambre qui avait l’habitude de m’introduire chez le prince.

— Son Altesse, me dit-il, fait demander des nouvelles de madame Dumas.

— Oh ! mal, très mal, sans espoir ; dites-le-lui et remerciez-le.

Au lieu de partir sur cette réponse, le valet de chambre resta un instant immobile et hésitant.

— Eh bien ! mon ami, lui demandai-je, qu’y a-t-il ?

— Il y a, monsieur, que je ne sais si je dois vous le dire, mais vous seriez peut-être fâché que je ne vous le disse pas. Il y a que le prince est ici.

— Où cela ?

— À la porte de la rue, dans sa voiture.

Je courus. La portière était ouverte. Il me tendit les deux mains. Je posai ma tête sur ses genoux et je pleurai.

Il avait cru que ma mère demeurait avec moi rue de Rivoli. Il avait monté mes quatre étages, et ne m’ayant point trouvé, il m’avait suivi au fond du faubourg du Roule.

Il me disait cela pour excuser son retard, pauvre prince au noble cœur !

Je ne sais pas combien de temps je restai là. Tout ce que je sais, c’est que la nuit était belle et sereine, et que, par le carreau de l’autre portière, je voyais à travers mes larmes briller les étoiles du ciel.

Six mois après c’était lui qui pleurait à son tour, c’était moi qui lui rendais la visite funèbre qu’il m’avait faite. La princesse Marie, morte en dessinant un tombeau, était allée l’annoncer au ciel.

Et aujourd’hui, à son tour, c’est lui que nous pleurons.

Oh ! quand la mort choisit, elle choisit bien.

Cette première grande douleur de ma vie, je viens de la raconter.

Au reste, je dois le dire, pauvre prince ! Personne moins que lui ne comptait sur l’avenir ; on eût dit qu’il avait en tout enfant quelque révélation de sa mort prochaine. Il doutait toujours de cette haute fortune où chacun lui répétait qu’il était appelé.

J’arrivai à Paris quelques jours après l’attentat Quenisset. Je courus au pavillon Marsan. C’était d’ordinaire ma première visite quand j’arrivais, ma dernière visite quand je partais.

— Ah ! vous voilà, voyageur éternel, me dit-il.

— Oui, monseigneur ; j’arrive tout exprès pour vous faire mon compliment de condoléance sur la nouvelle tentative d’assassinat faite sur notre jeune colonel.

— Ah ! c’est vrai. Eh bien ! vous le voyez, reprit-il en riant, voilà le pourboire des princes en l’an de grâce 1841.

— Mais du moins, répondis-je, Votre Altesse doit-elle être rassurée en voyant le soin que met la Providence à ce que vous ne touchiez pas ces pourboires.

— Oui, oui, murmura le prince en prenant machinalement un bouton de mon habit ; oui, la Providence veille sur nous, c’est incontestable ; mais ajouta-t-il en poussant un soupir, c’est toujours bien triste, croyez-moi, de ne vivre que par miracle !

La Providence s’était lassée.

Le lendemain au matin, je reçus une lettre de notre ambassadeur.

Cette lettre contenait la dépêche télégraphique que monsieur Belloc venait de recevoir :

« Le prince royal a fait ce matin, à onze heures, une chute de voiture ; il est mort ce soir a quatre heures et demie.

« 13 juillet 1842. »

Je n’avais plus qu’une chose à faire, c’était de partir de Florence pour assister à ses funérailles.

  1. Il y a des gens qui ont dit que monsieur le duc d’Orléans me faisait une pension de douze cents francs !… pour payer mes ports de lettres sans doute !… Les imbéciles !