La Virginité de madame de Brangien/Le Bon billet qu’avait Octave

La bibliothèque libre.

LE BON BILLET

QU’AVAIT OCTAVE


Le respect de la vérité oblige à convenir que le cher Octave appartenait à la catégorie des maris scélérats qui, traîtres à un serment rarement prononcé sans restriction mentale, ne se font nul scrupule de courtiser la brune ou la blonde, et n’en éprouvent pas même l’ombre d’un remords.

Alors que, maris complaisants, ils ne délaissent qu’à demi leur moitié, ces messieurs se donnent pleine absolution.

Les peines de l’enfer les menacent c’est indubitable ; seulement beaucoup ne les redoutent guère, ou se disent : Dans l’empire de Pluton nous serons si nombreux qu’on pourra former une majorité et forcer le ministère à modifier la constitution du pays.

Il y a là-dessous un mystère. Car, jusqu’à ce jour, les femmes n’ont pas encore pu obtenir une absolue fidélité au foyer conjugal, ni trouver le moyen d’enchaîner les volages à perpétuité.

Elles auraient, du reste, tort de gémir de leur insuccès ; elles jouent à qui perd gagne : le mot à perpétuité a quelque chose de si effrayant par lui-même !

Ce brigand d’Octave faisait donc, disons-nous, de fréquentes excursions dans les plates-bandes de l’adultère ; mais, on se lasse de tout, ici-bas, même de piétiner sur des gazons fleuris, aussi, un beau jour, l’imprudent sauta en pleine corbeille pour y cueillir une belle rose très parfumée de grâce, d’esprit et d’amour.

Elle avait nom Madeleine, et, comme son homonyme des temps jadis, savait aimer.

Le terrain sur lequel pousse cette délicieuse variété de femmes est presque toujours adhérent.

Octave en fit l’épreuve ; son cœur, jusque-là resté le spectateur indifférent des fantaisies de son imagination et de ses sens, se mit en mouvement.

Lorsqu’un peu inquiet de certains symptômes il se décida à faire son examen de conscience, aucune illusion ne lui fut possible : une belle et bonne passion l’avait envahi.

Or, si l’on dissimule facilement des caprices à une épouse par trop ombrageuse, on ne lui fait point prendre le change sur un amour vrai.

Des rêveries, des délicatesses, se produisent dans ce cas, puis des réserves, des répugnances, disons-le, qui changent immédiatement la face des choses ; subir les expressions suprêmes de l’amour, quand elle n’aime pas, est un réel supplice pour la femme, mais exprimer ce qu’il n’éprouve pas, devient pour l’homme un problème aussi insoluble que l’est celui du civet sans lièvre. La nature le trahit ; plus il lui impose ses volontés, plus elle se montre rebelle et toujours finit par lui jouer quelque méchant tour.

Aucune diplomatie ne peut combattre efficacement ce mauvais vouloir.

Octave ne fit pas exception à la règle, et dame Léocadie, sa conjointe, ne s’y trompa point.

Elle ne se dit pas : la beauté du diable, la seule que j’aie jamais possédée a pris son vol sans esprit de retour ; elle oublia son humeur, dont la douceur ne fut jamais le caractère dominant et n’eut pas la bonté de penser : du moment où ce pauvre ami est gentil pour moi, laissons-lui prendre quelques distractions ; montrons-nous seulement exigeante à l’endroit de ces petits cadeaux, de ces prévenances qu’un mari prévaricateur ne refuse jamais à sa compagne légitime.

Il y a très peu de femmes assez intelligentes pour comprendre les avantages attachés à cette manière d’envisager les situations conjugales.

Léocadie, loin de devenir plus aimable, passa à l’état de verjus et menaça d’un éclat pour le jour où elle saurait sur qui appesantir sa colère.

Octave aimait Madeleine, nous l’avons dit ; on en était à la conjugaison des premiers temps du verbe éternel, la pensée prudente de rompre sa liaison avec la jeune femme ne lui vint pas à l’idée.

Il parla de ses ennuis à madame de Rivers, et l’on avisa aux moyens de détourner les soupçons de la vindicative Léocadie.

— Eurêka ! s’écria un soir Octave.

— Quoi ? demanda Madeleine.

— Si tu veux t’y prêter et supporter la corvée que je vais t’imposer, tout s’arrangera au mieux.

— Je ne refuse rien, explique-toi.

— Tu as entendu parler de Jacques Melmork, un de mes amis ?

— Oui.

— C’est un garçon très dévoué.

— Tu en es certain ?

— Absolument. Jacques n’est pas beau, un grand, brun, toujours dans la lune, à moitié poète, à moitié artiste. Cependant ne produisant ni vers, ni tableaux. Pas séduisant du tout, mais très loyal camarade.

— Ensuite ?

— Je vais te le présenter, après lui avoir fait la leçon, si ma femme découvre notre secret, il assumera toutes les responsabilités et lui jurera que je ne suis pour toi qu’un visiteur patronné par lui. Pour rendre la chose vraisemblable, Jacques se posera en adorateur de la belle madame de Rivers.

— Et madame Léocadie fera mille cancans sur mon compte !

— Non, ses intérêts n’étant pas en jeu, elle est incapable de te compromettre par une indiscrétion.

— Alors, vogue la galère !

— Tu le verras : tout ira ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ainsi dit, ainsi fut fait.

Octave eut une longue et sérieuse conférence avec Jacques, lui fit prêter plusieurs serments de discrétion et de réserve… puis l’introduisit dans la place.

C’était, en effet, un étrange garçon que ce Jacques, vivant dans les espaces, disait-on, ayant sur une masse de choses des idées ne ressemblant à celles de personne, écoutant sans les entendre les banalités qui se débitent dans les salons, du Ier janvier à la Saint-Sylvestre, susceptible d’enthousiasmes non justifiés ; personnage, enfin, que les femmes du genre dit sérieux considéraient comme un impossible, un toqué.

Pendant quelques semaines, tout marcha sur des roulettes.

Léocadie cherchait le gîte de l’ennemi. On la laissait faire, le paratonnerre étant en place, personne ne la craignait plus.

Madeleine et Jacques riaient franchement de leur situation.

Le jeune homme de temps à autre se présentait au logis, pendant les heures où il savait y rencontrer Octave, et celui-ci se frottait les mains, en se congratulant, lorsqu’il pensait à l’adresse dont il venait de faire preuve.

On lisait, on causait des choses, des idées et non des gens, et, au grand étonnement d’Octave, Madeleine et Jacques avaient souvent les mêmes appréciations.

— Tu es aussi hannetonnée que lui, disait-il à Madeleine.

Octave fort galant homme, d’un physique agréable et gentleman accompli était simplement ce que sont beaucoup de gens bien élevés : ses capacités ne dépassaient pas le niveau d’une bonne moyenne.

Madeleine, femme fine, nature poétique, intelligente au suprême degré, lui était éminemment supérieure.

Peut-être ce trio eût-il vécu longtemps en modulant le parfait accord, si dame Léocadie ne se fût avisée de promettre cinquante centimes à saint Antoine de Padoue, ce qui ne manque jamais, on le sait, de faire trouver dans les vingt-quatre heures l’objet cherché.

En apprenant les fréquentes visites de son époux chez madame de Rivers, elle entra dans une fureur aussi grande que légitime et se demanda comment elle l’exprimerait.

Madame de Rivers est une de ces femmes avec lesquelles on doit compter, une de celles qu’on salue encore partout, un esclandre aurait offert des inconvénients dont le moindre eût été de faire qualifier l’infortunée Léocadie de femme mal élevée, par une partie de son entourage.

Elle se décida à écrire une lettre fort injurieuse à sa rivale et la menaça de toutes sortes de désagréments si elle ne fermait pas sa porte au coupable Octave.

Cela fait, elle attendit le résultat de son épître.

Octave, le lendemain, achevait tranquillement son déjeuner quand on lui annonça la visite de monsieur Jacques Melmork, qui, d’un air peu aimable, s’avança au-devant d’Octave sans paraître voir la main ouverte de celui-ci.

— Qu’est-ce ? demanda Octave, en apparence interloqué.

— Je désire, monsieur, avoir avec vous quelques instants d’entretien.

— Parle, mon ami, mais qu’as-tu ? est-ce que ma femme est de trop ?

— Je le crois.

— Je m’en vais, dans ce cas, dit Léocadie d’un ton aigre-doux.

— Au fait, repartit Jacques Melmork, semblant se raviser, ce que je veux vous dire concernant beaucoup Madame, elle a le droit d’entendre notre conversation. Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Octave, madame Cabesting s’est permis, sous l’empire de je ne sais quel sentiment, d’écrire à une femme que je respecte autant que je l’aime, une lettre d’insolentes récriminations, basées sur ce fait, que vous êtes familièrement reçu dans sa maison.

Madame de Rivers n’a pas sa famille près d’elle pour la protéger, ce devoir m’incombe, et, ne pouvant m’en prendre à une femme que sa faiblesse défend, je demande raison au mari des injures faites par elle, et aussi de l’incroyable légèreté dont ce monsieur a fait preuve en laissant subsister l’ombre d’une équivoque au sujet de nos positions respectives.

C’est moi, qui vous ai présenté chez madame de Rivers et je suis indigné de vos procédés à son égard.

Tout cela fut débité avec le plus parfait naturel.

Octave joua l’étonnement, demanda des explications, se mit en colère ; Léocadie affirma avec confusion que si elle avait su… la vérité ! exprima tous ses regrets et sans qu’il fût même question de plumer les canards, l’affaire s’arrangea par une lettre d’excuses écrite à madame de Rivers, laquelle missive renfermait la promesse d’une absolue discrétion.

Léocadie, délivrée de son cauchemar, eût désiré se mettre en quatre afin d’éviter tous froissements résultant de son incartade.

Il fallut user de diplomatie et l’empêcher d’aller chez madame de Rivers, celle-ci voulant absolument la tenir éloignée de son intérieur.

Toutes choses reprirent leur train train. Puis, il arriva que Léocadie s’intéressa au roman qu’on lui avait conté, elle en suivit à distance les divers incidents et obligea ainsi Jacques à jouer plus sérieusement son rôle d’amoureux auprès de Madeleine.

Celle-ci n’était pas sans constater la parfaite communion d’intelligence existant entre Jacques et elle.

Elle appartenait à Octave, mais c’était à son ami qu’elle réservait les expansions intimes de son esprit rêveur et fantaisiste, Octave ne les comprenait pas !

De son côté, Jacques trouvait de plus en plus difficile de jouer loyalement le rôle platonique imposé par le mari de Léocadie.

Madeleine ne possédait pas seulement un esprit charmant, c’était aussi la plus voluptueuse des créatures : elle avait une diablesse de petite oreille rose qui donnait continuellement envie de la mordre ; une peau de satin et des seins toujours en éveil, de ces globes si charmants… qu’il faut avoir quatre-vingts ans pour les contempler sans émotion. Avec cela, l’intimité convenue du terrain sur lequel on s’était placé, autorisait les jolies toilettes d’intérieur : vêtements sous lesquels une femme coquette se montre délicieusement déshabillée.

Elle portait surtout une certaine robe en mousseline des Indes, doublée d’un léger foulard rose pâle, qui se roulait, se tordait sur son torse de façon à en modeler les plus secrètes beautés : celle-là le mettait hors de lui. Généralement les jours où Madeleine s’en paraît, Jacques, en sortant de chez elle, se rendait à l’établissement d’hydrothérapie le plus voisin pour s’y faire doucher.

À ces séductions se joignait l’attraction des marivaudages, des poignées de mains, des longues étreintes laissant au fluide amoureux le temps de faire son petit chemin et bien d’autres de ces riens qui finissent par former un tout puissant.

Bref, le pauvre garçon était fort malheureux. D’incidents en incidents la lumière se fit dans son esprit ; aussi, un jour, avec une explosion de vrai désespoir, il déclara à la jeune femme et sa fatale passion et son impuissance à venir désormais chez elle à simple titre d’ami.

— Je ne veux pas agir déloyalement vis-à-vis d’Octave, ajouta-t-il, et je pars pour longtemps.

Madeleine ne lui répondit que par un étroit serrement de mains, ses yeux se fermèrent à demi, comme sous l’impression d’une délicieuse extase, et son silence en disait bien long !… Si long, même, que les beaux principes de Jacques furent précipités dans le quatrième dessous ; il enserra la taille de la jeune femme, se laissa glisser près d’elle, sur la chaise longue, puis joignant ses lèvres à celles de Madeleine, s’enivra de son souffle parfumé.

Il est des heures dans la vie, où l’être humain est positivement inconscient de ses actes. Madeleine et Jacques traversaient un de ces moments divins. C’étaient deux natures faites pour se comprendre, tous les deux vibraient à l’unisson et leurs sens affolés réclamèrent bientôt impérieusement une union plus complète.

Jacques, d’une main nerveuse, détacha le ruban qui fixait, à la ceinture, le léger vêtement chinois dans lequel, ce jour-là, était enveloppée Madeleine.

C’est le seul nœud qui maintienne ce genre de vêtement.

Il glissa sur les épaules.

La gorge étala ses blanches rondeurs, dressa ses pointes avides, sous le fin tissu qui les recouvrait, et Jacques les dévora de caresses.

Les bras qui l’enlaçaient tendrement lui firent l’effet de fils électriques.

Absolument fou, il repoussa batiste et dentelles, mit à nu le délicieux buste de la jeune femme, la dépouilla de ses derniers voiles, goulûment, de ses lèvres asséchées, lui fit un vêtement magnétique et… après lui avoir fait courir sur tout le corps un long baiser de feu, prit possession de la voluptueuse créature qui, renversée sur les coussins de sa chaise longue, se pâmait, se tordait sous ces caresses passionnées.

Cette soirée se prolongea, car ces deux corps amoureux avaient soif l’un de l’autre depuis bien longtemps.

Étendus sur la peau d’ours qui formait le tapis, enlacés l’un à l’autre comme deux couleuvres au temps des amours, ils s’unirent avec des délices inouïes.

Jacques, ainsi que tous les hommes bruns, maigres, un peu dégingandés, mais vigoureusement musclés, recélait des trésors de puissance et de science amoureuse.

Madeleine, une passionnée en réalité, ressemblait au feu qui couve sous les volcans neigeux et ne devenait ardente dans les bras de l’aimé que s’il comprenait qu’avant d’embraser les sens, chez elle, l’incendie devait illuminer le cerveau, mais Jacques avait été clairvoyant ! ! !

 
 

Il fallut enfin, se quitter.

Ce fut à ce moment-là que l’un et l’autre se dirent :

— Qu’avons-nous fait ? qu’allons-nous faire ?

Après le départ de Jacques, Madeleine resta jusqu’à une heure avancée de la nuit plongée dans de profondes réflexions, à la suite desquelles deux lettres furent écrites par sa main mignonne.

Le lendemain, le courrier du matin apportait à Octave un billet ainsi conçu :

« Mon ami, nous ne sommes pas les maîtres des attractions de nos cœurs, vous ne l’ignorez pas ; nous les subissons ; seulement, la loyauté nous impose des devoirs, et je trouverais indigne de vous comme de moi de feindre des sentiments que je n’éprouve plus. Soyons donc désormais deux bons amis et ne m’en veuillez pas trop.

« Toujours, votre dévouée,
« Madeleine. »

À la même heure, Jacques recevait la copie de cette lettre, à laquelle était jointe une feuille de papier au chiffre de la jeune femme, sur laquelle feuille on lisait : « Madame de Rivers, Grand-Hôtel, à Nice. »

Octave fut atterré, il aimait encore ! Accourant au logis de Jacques pour lui demander ce qu’il pensait de l’aventure ; il trouva porte close.

Chez madame de Rivers les domestiques répondirent : « Madame est absente, » et s’étonnèrent d’apprendre que monsieur n’était pas informé de ce voyage.

Peu après il sut que monsieur Melmork lui aussi voyageait.

Jacques s’était arrangé de façon à remplir la formalité des adieux polis sans le rencontrer.

Ce fut Léocadie qui en apporta la nouvelle à son époux.

La lumière brilla alors dans son esprit ; il comprit, un peu tard, l’imprudence qu’il y a toujours d’introduire un élément étranger sur le terrain des amours.

Qui eût pensé cela ? Un garçon à moitié fou, n’ayant rien pour lui, pas même beau !

Octave n’avait jamais apprécié le type gitano de son ami.

Ah ! les femmes ! les femmes ! se répétait-il.

Il revint à son foyer, se consola lentement, souffrit intérieurement beaucoup, car il lui fallut entendre les appréciations de dame Léocadie, laquelle pendant quinze jours n’eût point d’autres sujets de conversation.

La brave dame ne tarissait pas sur les remarques faites par elle ; elle exaltait la parfaite sympathie existant entre les deux fugitifs : chez madame X…, où souvent venait madame de Rivera, elle avait vu ceci, cela ; entendu M. Melmork dire ceci, cela.

Le cœur de l’infortuné Octave ressembla bientôt à une pelote d’épingles. Il accepta son châtiment avec résignation, se disant : Je l’ai mérité. Mais il jura, malheureusement un peu tard, qu’on ne le prendrait plus à présenter personne là où il avait intérêt à jouer le premier rôle.

L’ingrate ! la perfide ! monologuait-il quand il était seul, trouvant ainsi une consolation à meurtrir d’injures celle qu’il adorait toujours et ne comprenant pas une des choses les plus cruelles de la vie : l’écart qui se produit dans les relations amoureuses.

L’horloge de l’un avance sur celle de l’autre, et le retardataire ne rattrape le temps perdu que trop tard ! Aussi, vient inévitablement un moment où il n’y a plus qu’un des conjoints dont les cordes intimes vibrent.

Jacques et Madeleine s’aimèrent longtemps. Comme les peuples privilégiés ils n’eurent point d’histoire autre que celle résumée dans ces mots :

Ils vécurent heureux et n’eurent point d’enfants.