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La Virginité de madame de Brangien/Le Premier faux pas de Madame Prestanville

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LE

PREMIER FAUX PAS

DE

MADAME PRESTANVILLE


Ce fut très loin de Bruxelles que cet incident se produisit.

Le pays du granit et des farfadets en a été le témoin, et la jolie maisonnette qu’on voit encore tout embroussaillée de clématites et de rosiers sauvages sur le bord du grand chemin de Kérantrech, près Lorient, lui servit de théâtre.

Il y a quelques années, tout y était gai et gracieux.

Les corbeilles fleuries du jardinet s’étendaient jusque dans la prairie.

Le feuillage touffu des vieux chênes d’un petit bois voisin l’abritait plus contre le dur vent de nord-ouest qu’il ne l’ombrageait ; ce que, du reste, la pâleur du soleil d’Armorique rend assez inutile.

Dès en entrant dans le jardin, on était charmé par les fraîches senteurs qui s’en exhalaient, par l’aspect calme et harmonieux de cette modeste demeure.

Cette impression s’accentuait lorsqu’au travers des fenêtres entr’ouvertes, se montraient la silhouette élégante de madame Prestanville, la femme du lieutenant de vaisseau de ce nom, et celle d’Aline sa sœur.

Parfois la brune tête du capitaine Amaury de Kernec apparaissait dans le fond du tableau.

Ce bel officier d’infanterie de marine était le cousin d’Anatole Prestanville et, de plus, son ami d’enfance.

Brillant gentleman, très apprécié par les élégantes de Lorient qui se montraient disposées à beaucoup de bienveillance en sa faveur, Amaury, soit par indifférence, soit par l’effet de tout autre sentiment, dédaigna cependant ces succès de la ville et préféra consacrer aux gentilles châtelaines de Kérantrech, le temps dont son service lui permettait de disposer.

Il ne faisait en cela qu’accomplir un devoir.

En partant pour le voyage qui le retenait loin des siens, Anatole lui avait fait jurer de veiller sur ses cousines.

Quoique mariée depuis deux ans, madame Prestanville eut presque pu se dire jeune fille, les joies de la femme s’étant bornées pour elle à quarante-huit heures d’intimité conjugale.

Or, si pour certains êtres il est des situations dont les prémices doublent la saveur, ce n’est bien sûr pas pour le sexe faible.

La jeune femme épousait sinon avec passion, du moins avec plaisir, le lieutenant Prestanville ; malheureusement le cap des désenchantements dévolus aux femmes pendant leurs premiers jours d’initiation aux sensations amoureuses n’était pas encore franchi, qu’arrivait au logis une dépêche du ministère de la marine, ordonnant au nouvel époux de reprendre immédiatement la mer pour une campagne de trois ans.

Ce sont là de ces incidents fort simples, inévitables dans la carrière maritime, seulement, ils renferment, sous leur banale apparence, des amertumes atroces.

Telle fut l’opinion d’Anatole quand il lut la cruelle missive.

La jeune madame Prestanville, tout en étant, elle aussi, attristée de se trouver veuve, après si peu de temps de mariage, éprouva, dans le fond de son cœur, une certaine satisfaction à la pensée de dormir ses nuits complètes sans intermèdes douloureux.

Il est évident que huit jours plus tard, sa manière d’envisager la question eût été autre, mais, quarante-huit heures de mariage, ne représentent pas un laps de temps suffisant pour effacer la trace des froissements de la première heure.

Le pauvre mari s’embarqua, la mort dans l’âme, après mille recommandations de toutes sortes et avoir fait jurer à l’ami Amaury de veiller sur la nouvelle épousée et sur sa sœur.

La parenté d’Anatole et d’Amaury n’existait qu’à un degré assez éloigné, mais dans un pays comme la Bretagne, où les liens de famille se conservent jusqu’à la sixième génération, ce titre de cousin, vu les mœurs locales, autorisait aux yeux des voisins, les assiduités du jeune homme.

Le temps se passa rapidement dans le jardinet de l’habitation Prestanville.

On était si à l’aise au milieu du grand champ d’où elle avait été distraite ; et le soir, lorsque la lune dardait sur la campagne les pâles rayons de son disque d’argent, lorsque les insectes noctambules animaient l’air de leurs bruissements, l’âme éprouvait un grand sentiment d’union avec la nature.

Il ne semblait, alors, pas extraordinaire de voir le capitaine prendre la main de sa gentille cousine Margaret dans les siennes ; non plus si d’un peu trop près, peut-être, il se penchait pour respirer l’odeur de mousse fraîche qui s’exhalait du limbe d’or crêpélé couronnant la tête de la jeune femme.

Il n’y avait aucun mal à cela car tout le temps on parlait de l’absent.

Amaury n’ignorait pas que le meilleur moyen d’user une peine morale est de s’en entretenir fréquemment : à force de retourner le fer dans la plaie, on blase le patient sur la douleur qu’elle produit.

L’habitude est une grande puissance ! Or, évidemment, la jeune femme souffrait de sa solitude ; aussi, lui parlait-il à chaque instant du désappointement qu’elle devait éprouver d’avoir vu se clore si vite l’ère des joies amoureuses de la lune de miel.

Comme tous les hommes, Amaury nourrissait une haute idée de la valeur des plaisirs auxquels il faisait allusion, plaisirs fort peu prisés, cependant, par la toute jeune femme.

Margaret, très naïve, toute confiante, lui raconta un jour ses désillusions à cet égard et, depuis ce moment-là, le capitaine se crut appelé à une mission : celle de ramener dans le vrai chemin l’égarée qui blasphémait.

Il s’efforça de lui démontrer la part prise par les circonstances dans les sensations éprouvées et lui affirma qu’il n’en était point ainsi pour toutes les femmes.

— Vous vous trompez absolument, chère amie, si vous croyez que le nec plus ultra du bonheur en ménage, consisterait à restreindre les rapports intimes à ceux existant entre deux sympathiques associés.

— Il me semble cependant ?

— Vous parlez de ces choses comme le ferait un aveugle des couleurs ; quand vous aurez quelques semaines de vie conjugale, bien tendre, à votre actif, vous changerez d’opinion.

Anatole personnifiait le type de ces bons garçons près desquels la vie peut s’écouler facile et douce, mais qui ne sont pas du bois dont on fait les héros de roman ; aussi jamais il n’avait produit une impression assez vive sur une femme pour l’armer contre les influences combinées de l’absence et du temps.

C’est une triste destinée d’être l’épouse d’un marin !

C’est le rêve d’un jour, d’une nuit, rêve délicieux parfois, mais qui s’évapore comme un songe au réveil quand la mer réclame son amant.

Puis ensuite, pour la femme, pendant des jours, des mois, des années, la solitude intime, l’isolement au milieu de tous les dangers du monde, des angoisses sans nombre.

Lorsqu’un berceau a eu le temps de prendre sa place au logis, le mal est moins grand.

Dans le ménage Prestanville, rien de semblable ne s’était produit et l’examen de conscience de Margaret, soigneusement fait, lui eut apprit, combien l’image d’Amaury avait à peu près effacé, dans son cœur, celle de son mari.

C’était lui, cet aimable cousin, qui écartait les ronces du chemin, lui auquel était dévolu le règlement de tous les détails matériels de la vie extérieure, si ennuyeux pour les femmes ; lui qui apportait les distractions au logis, lui qui était le confident, en un mot, l’arbre fort offrant au lierre chancelant son solide appui. Et la jeune femme s’attachait chaque jour davantage à ce beau capitaine si prévenant, si affectueux.

Cependant, on n’hébergeait pas encore les remords, le chapitre des serrements de mains, des baisers furtifs avait seul été parcouru.

La présence d’Aline gênait Amaury et le forçait à modérer ses transports ; cette enfant avec les regards curieux, étonnés de ses grands yeux couleur de bluets, l’avait plus d’une fois fait reculer au moment où il perdait le sens du bien et du mal.

Un soir, l’heure psychologique sonna.

Ce jour-là, la chaleur avait été étouffante, Aline, un peu souffrante, se retira dans sa chambre.

Une menace d’orage flottait dans l’atmosphère saturée d’électricité.

Le ciel affectait des allures sombres, on voyait à l’horizon s’avancer de gros nuages derrière lesquels le soleil tout blême se disposait à faire son plongeon dans l’obscurité.

Une sorte de buée d’étuve se dégagea de la terre, montant jusqu’aux êtres animés et produisant sur leurs nerfs tendus une de ces impressions auxquelles les femmes résistent mal.

Margaret semblait en proie à une sorte de malaise et le capitaine la regardait avec des yeux extraordinairement brillants.

On était seuls au logis, dans ce sens que la servante, cette gardienne incommode parfois, avait obtenu vingt-quatre heures de congé.

Vite la conversation glissa sur une pente dangereuse.

Amaury ne demandait rien, mais ne marivaudait plus : on parla amour, et l’accent avec lequel s’exprimait, par la bouche du capitaine, le malin Cupidon seconda efficacement l’influence des éléments.

Margaret étrangement troublée perdait pied.

Le moi charmant, dans ces doux propos, n’avait pas encore jailli de la fournaise ; seulement le voile dont il se parait était si transparent !

Amaury assis sous un berceau de lilas, tout près de Margaret, semblait prendre un plaisir extrême à étoiler ses cheveux de fleurettes arrachées à une des corbeilles du jardin, et souvent le parfum de ces mêmes fleurettes l’invitait à se pencher, à en respirer les suaves senteurs de si près que les soies noires de sa belle barbe disaient un affectueux bonjour aux blonds anneaux de sa compagne.

— Quel trésor, murmurait-il comme in petto, mais de façon à être bien entendu, et dire que tout cela se fane sans jouissance, sans recevoir, sans donner le bonheur ? pauvre chérie ! comme je vous aime et comme je vous plains.

— Vous êtes bon !

— Vous méritez si bien une meilleure destinée.

— Cela changera.

— Qui sait ?

Amaury, comme recueilli en lui-même, restait silencieux laissant la jeune femme méditer ses paroles.

Les vilains nuages louches silencieusement devenus épais, se dirigeaient rapidement sur Kérantrech et le silence se faisait profond, car les oiseaux, sentant l’approche du gros temps, avaient hâté les préparatifs de leur coucher.

Les brins d’herbe même ne bougeaient plus.

Tout à coup, comme un tourbillon d’une étrange poussière grisâtre s’éleva sans qu’aucun coup de vent l’eût annoncé ; puis le ciel s’illumina et les grondements d’un immense coup de tonnerre ébranlèrent l’atmosphère.

En proie à un effroi subit, Margaret affolée se serra en frissonnant sur la poitrine du capitaine.

— J’ai peur, dit-elle.

— Rentrons, répondit Amaury en l’enlaçant avec passion.

On ferma hermétiquement les persiennes, on alluma les bougies du salon, et comme un galant homme ne peut pas abandonner une femme qui a peur, il s’efforça de détourner les pensées de sa cousine du désordre des éléments en se montrant fort galant et de plus en plus tendre.

Il s’y prenait adroitement et le temps s’écoula rapidement.

Minuit sonna ses douze coups : ni le capitaine, ni sa jeune cousine ne s’en aperçurent et… si le crime, l’épouvantable crime n’était pas encore fait accompli, il faut reconnaître que la distance à franchir pour en arriver là ne devait plus être bien longue.

Certes, le précepte assimilant au forfait et menaçant des châtiments les plus terrifiants le seul désir de pécher, avait été absolument mis en oubli.

Assis l’un près de l’autre sur le grand divan du salon, le couple imprudent mêlait le murmure de son dialogue amoureux à la grande basse de l’orage.

Tout à coup celle-ci se tut.

— L’orage s’éloigne, dît Margaret, ce n’est pas trop tôt. Dieu que j’ai eu peur !

— Même dans mes bras ? demanda câlinement Amaury.

— Non pas là… je ne songeais plus à rien, murmura la jeune femme, comme se répondant à elle-même.

— Je voudrais qu’il tonnât toujours vibra le capitaine, et pour mieux affirmer la sincérité de ses paroles, Amaury, passant son bras sous la taille de sa cousine la tint palpitante sous son regard.

Tout à coup, sans préméditation, sans crainte, sans remords, comme obéissant à une attraction plus forte que sa volonté et indépendante d’elle, Margaret, inconsciente, laissa sa jolie tête retomber amoureusement de côté.

L’épaule du capitaine devait lui servir de coussin, et le guerrier ne demanda aucune permission pour se pencher et poser ses lèvres en feu sur les deux yeux calins qui, noyés dans une délicieuse extase le regardaient fixement.

Le capitaine n’était plus un novice.

Aussi, la bouche souriante de la jeune femme ne l’effaroucha-t-elle pas, il la dévora longuement. S’il se fût contenté de cela !…

Anatole eût été mal venu à se plaindre, mais… s’il est des cas où s’abstenir est possible, il en est où s’arrêter en route ne l’est point.

Amaury ne songea pas à rester en si beau chemin ; de la bouche il descendit plus bas, ses dents déchirèrent la légère mousseline qui voilait de délirants contours, et, confus d’avoir été aussi hardi, il s’efforça de cacher sous ses baisers la charmante nudité de la jeune femme.

Par un temps d’orage, il n’en faut pas tant pour faire perdre à une femme le sens du bien et du mal.

Margaret, du reste, ne paraissait pas y tenir énormément à ce sens moral si précieux et… si ennuyeux.

L’extase s’emparait d’elle, elle voyait rose, bleu ; de sa poitrine s’échappaient des soupirs ressemblant à des cris de bonheur, et tout son être fut bientôt secoué par un frissonnement dont la douceur lui était inconnue et qu’elle ne songea pas à analyser.

Et bien elle fit ! cette rage moderne de tout creuser gâte tant de belles choses !

La plus légère attention de sa part donnée à ce qui se passait, lui eût probablement révélé la cause de ces sensations nouvelles et leur saveur en eût peut-être été déflorée, car elle se fût aperçu que, si les lèvres du capitaine restaient collées sur sa poitrine, une de ses mains enserrait ce que, dans les quelques entretiens conjugaux dont Anatole avait fait les frais, il lui désigna sous le nom de Mont de Vénus — ne pas confondre avec la proéminence paumale que Desbarolles a baptisée du même nom.

Là, le capitaine se livrait à une gymnastique savante dont les effets ne pouvaient tarder à se faire sentir ; l’ébranlement nerveux, presque extatique, qu’elle ressentait n’en était que le prélude.

Bientôt, les battements de son cœur semblèrent s’arrêter, un fluide chaud, partant du cervelet, glissa le long de la moelle épinière avec des chatouillements à peine perceptibles, et, rempli de voluptueuses promesses, s’accumula dans les profondeurs sexuelles de ses entrailles.

Le monticule rose, qu’Amaury taquinait, se gonfla sans mesure, près de se rompre ; tout l’effort des forces nerveuses se concentra sur lui, et un spasme d’une volupté inouïe, intense et prolongé, un de ces spasmes qui produisent le délire et parfois la mort fit proférer à la jeune femme un rugissement de jouissance après lequel, haletante et pâmée, elle retomba sur les coussins du divan.

Le brave Anatole avait largement usé de ses droits de mari.

Margaret n’était plus vierge, et le capitaine Kernec eût pu s’écrier : « d’Altorf les chemins sont ouverts !… » Cependant ce fut lui qui cueillit la véritable virginité de la jeune femme, la seule à laquelle on devrait attacher du prix, car c’est sous ses baisers que, pour la première fois, elle a éprouvé les sensations d’un spasme d’amour.

Amaury la contempla un moment ; puis… releva prestement les jupes légères qui couvraient les parties inférieures du corps charmant étendu devant lui ; d’un long baiser il voila les trésors d’amour qui s’offraient à sa vue et… donna un libre cours aux transports du captif amoureux dont la rébellion menaçait d’amener une catastrophe dans les fermetures de… l’inexpressible, dirait une miss anglaise dont la pudeur se trouverait à pareille fête.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le capitaine prit une attitude conquérante et pénétra au cœur d’une place forte se rendant à merci, encore toute vibrante de l’émoi provoqué par ses manœuvres savantes.

— Ah ! murmura Margaret.

Un baiser lui ferma la bouche. Elle sentit les caresses précipitées et impatientes d’un homme vigoureux et ardent porter le trouble dans ses sens ; un jet de flamme la brûla au plus intime d’elle-même et les transports qu’elle venait d’éprouver quelques minutes auparavant se reproduisirent, mais, cette fois, plus complets, moins énervants, plus naturels en un mot.

Sa bouche se colla sur celle du jeune homme, sa poitrine laissa échapper de ces sons qui, pour être inarticulés n’en sont pas moins éloquents, et les échos de l’appartement répercutèrent un double cri de bonheur. Un profond silence lui succéda, silence pendant lequel Margaret et Amaury, dans les bras l’un de l’autre, perdirent absolument la notion du temps.

Ils ne s’aperçurent même pas du fracas de l’orage dont les fureurs se faisaient entendre de nouveau.

Un bruit insolite, se produisant dans le chemin, les réveilla cependant à demi.

On entendait comme le roulement d’une voiture.

— Qui est-ce qui peut bien se promener par un temps pareil ? murmura Margaret.

Son compagnon n’eût pas le temps de lui répondre.

Un violent coup de sonnette ébranlait la porte.

Le coup de sonnette du maître ! Ni Amaury, ni Margaret ne s’y trompèrent.

Tous les deux pâlirent.

Qu’allait penser le mari en trouvant son cousin chez lui, à cette heure indue ?

Puis… ce désordre de toilette ? Puis enfin les mille indices qui révèlent un assaut d’amour.

— Il faut être idiot, murmura Amaury. pour revenir ainsi sans prévenir, après deux ans d’absence.

Un second coup de sonnette retentit accompagné des éclats d’une voix de stentor : celle d’un homme accoutumé à dominer le bruit des éléments.

— Mais ouvrez… C’est moi, n’ayez pas peur, sacredié ! ouvrez donc, il pleut des hallebardes ici, c’est moi, Anatole.

On savait bien que c’était lui !…

Il fallait cependant prendre un parti.

Au bruit, Aline s’était levée, elle accourait charmante dans son peignoir blanc et resta interdite en entrant dans le salon.

Toute trace d’un désordre, par trop évident, avait disparu, mais la présence d’Amaury l’étonnait.

— Quoi, dit-elle, vous êtes encore ici ? entendez-vous ? on sonne… C’est Anatole qui revient.

— Eh, je le sais bien, répondit le jeune homme avec humeur ; aussi, il faut que vous me cachiez quelque part ; car, enfin, il pourrait trouver mauvais de me voir ici à cette heure !

— En effet, dit Aline, c’est drôle, vous aviez donc beaucoup de choses à dire à Margaret. Maintenant, quand vous vous regarderez comme des Iroquois, cela ne vous avancera à rien… Venez avec moi, je vous dissimulerai dans ma chambre. Anatole n’y viendra pas ; que Margaret lui parle par la fenêtre d’abord, puis qu’elle aille ensuite lui ouvrir.

L’innocence la plus complète se lisait dans les yeux de la jeune fille ; sa candeur d’ignorante lui faisait émettre, comme toute naturelle, la peu orthodoxe proposition de garder dans son appartement particulier un beau garçon de vingt-six ans.

Il n’y avait pas à discuter. Anatole criait tempêtait, cassait la sonnette, il devenait urgent d’agir.

Margaret entrebailla la fenêtre, parlementa pendant qu’Amaury suivait Aline dans sa chambre, puis… Anatole rentra bruyamment en possession de son logis et de la personne de sa femme.

Quand le silence régna depuis quelque temps dans la chambre conjugale, la jeune Aline ouvrit doucement les contrevents de la sienne située heureusement au rez-de-chaussée sur le jardin et le capitaine prit la clef des champs.

Mais le guignon voulut que la pluie de la nuit eût détrempé les allées ; de plus il fallut traverser une grande corbeille remplie de verveines ; il en advint ceci : plusieurs des délicates corolles se trouvèrent endommagées par le passage du lourd papillon qui s’envolait, et, le lendemain, lorsque Anatole passa l’inspection de la maisonnette avec une joie d’avare, depuis longtemps privé de son trésor, il fut surpris en apercevant, sur le sol, l’empreinte de pas masculins.

Il ne dit rien, seulement son front se rembrunit.

On a été bien longtemps à m’ouvrir, pensa-t-il ; cette réflexion ne ramena pas la sérénité sur son front.

Il suivit la piste dénonciatrice.

Elle le conduisît à la corbeille de verveines.

Les dégâts que celle-ci avait subis étaient significatifs.

Un homme devait, nocturnement, être sorti de la chambre de la jeune fille.

Dans son for intérieur, le lieutenant Prestanville se sentit moins douloureusement inquiet.

Cependant, comme il était le seul protecteur d’Aline et ne voulait tolérer rien d’irrégulier sous son toit, il observa, et ne fut pas longtemps à découvrir que le cousin Amaury et la cousine Aline échangeaient des regards d’intelligence.

Il interrogea l’un et l’autre ; on voulait, sur toute la ligne, lui faire prendre le change, naturellement on y réussit tellement bien, qu’une sommation au capitaine d’avoir à épouser sa complice d’amour s’ensuivit.

Cette mise en demeure n’amena pas un aussi grave conflit qu’on pouvait le redouter, mais elle rendit la position d’Amaury fort difficile.

Il ne voulait pas froisser Margaret et cependant devait y renoncer.

D’un autre côté les charmes de la blonde et naïve enfant le captivaient.

Margaret, pour lui, représentait un caprice satisfait, Aline, un avenir de bonheur.

La jeune fille, de son côté, faisait ses petites réflexions.

Elle avait pris un plaisir extrême à se laisser courtiser, à respirer la bonne odeur de mystère et de roman planant dans l’air ; ces effluves lui montaient au cerveau.

Aucun soupçon de ce qui s’était passé entre sa sœur et Amaury n’effleurait cet esprit candide, et son cœur se sentait vivement attiré vers le capitaine.

Quant à madame Prestanville, une fois de sang-froid elle s’adressa des reproches amers sur sa faiblesse ; la crise des remords se produisit.

La confiante affection de son mari la touchait, et la lune de miel brilla de tout son éclat. Dans le fond de son cœur germait même le désir de voir s’élever, entre monsieur de Kernec et elle, une barrière infranchissable.

Après quelques jours de tergiversation, Margaret leva les derniers scrupules d’Amaury, en mettant, un soir, la main d’Aline dans la sienne et en lui disant avec un bon sourire :

— Aimez-vous donc à l’aise, vous en mourez d’envie.

Six semaines plus tard, le curé de Kérantrech bénissait le plus joli couple qu’on eût vu depuis longtemps dans le voisinage, et tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes sans la naïveté d’Aline.

Mais, le lendemain de son mariage, en causant avec son beau-frère qui la plaisantait sur les surprises de sa première nuit de noces et la taquinait au sujet de la présence d’Amaury chez elle le jour de son arrivée ; sans y chercher malice, l’innocente enfant raconta ce qui s’était passé.

Anatole, ému par tant de candeur, ne la désabusa pas, seulement il resta dans son cœur la conviction qu’il était… ce que les maris n’aiment pas à être.

Son humeur s’assombrit. À partir de ce jour il mit fin à tout rapprochement conjugal, régla la situation pécuniaire de sa femme, demanda du service pour les colonies et, avant de partir, se borna avec dédain à lui réciter ces vers :

La plainte est pour le fat, le bruit est pour le sot,
L’honnête homme trompé, s’éloigne et ne dit mot.

— Adieu !

Depuis lors, Anatole n’a point donné signe de vie à madame Prestanville qui, froissée dans ses sentiments les plus intimes avant qu’ils fussent épanouis, s’est à corps perdu lancée dans les chemins du plaisir à outrance.

Sortie de la voie régulière, sans avoir pour la soutenir même le bras de son complice, elle devint ce que deviennent les roses détachées de leur tige : elle se fana et se flétrit après avoir cherché longtemps le bonheur dans des aventures qui lui firent connaître le plaisir, mais non l’extase de l’âme ; l’amour avec sa flamme divine ne donne jamais, sur ce terrain-là, le signal de l’incendie général.

Margaret fut pendant quelque temps une des brillantes étoiles du ciel amoureux ; puis elle en devint une filante, lancée à toute vapeur vers un abîme dont la femme ne sort qu’à jamais morte pour toutes les délicates joies de l’esprit et du cœur.