La Vocation/Deuxième partie/III

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Paul Ollendorff (p. 78-86).
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III


Souvent aussi, en ces promenades obligées pour la santé de Hans, ils cheminaient au long des quais, dans le gai voisinage de l’eau. Mme Cadzand préférait ces flâneries en ville. Quand ils allaient vers la campagne, dans la disparition des maisons, seuls les clochers de Bruges émergeaient encore, occupaient les horizons. Or il semblait que leur présence alors n’était pas que matérielle, qu’ils allongeaient en même temps de l’ombre sur la pensée de Hans, recommençaient leur emprise.

En ville, au contraire, dans le labyrinthe des rues tournantes, les clochers ne s’apercevaient pas de partout, interceptés par les toits et les édifices. Aussi Hans paraissait se reprendre, être plus libre, s’affranchir d’eux et du rappel de sa vocation. C’est pourquoi Mme Cadzand, attentive aux nuances, à tout ce qui pouvait détacher son fils de la hantise de Dieu et le lui rendre un peu, s’orientait de préférence dans la ville même, d’autant plus qu’elle terminait souvent ses promenades d’après-midi par une halte chez son amie, Mme Daneele. Comme par hasard, grâce à cette complicité des quais et des rues de Bruges qui s’enchevêtrent, s’enroulent, tournent, reviennent l’un sur l’autre, comme la laine sur l’écheveau, ils se retrouvaient toujours, après maints tours, à aboutir vers le quai du Miroir où les Daneele habitaient.

C’était une touchante ruse de Mme Cadzand qui poursuivait son plan. Elle avait vite remarqué que Wilhelmine éprouvait un trouble en présence du jeune homme. Il était si beau, son Hans, surtout depuis qu’il avait été malade, avait laissé pousser sa chevelure… Une flamme ondulée, qui couronnait son front pâle !

Oui ! la petite Wilhelmine s’émouvait. La moitié du chemin était faite. Elle s’avançait ; que Hans fit un pas et plus rien n’était entre eux, que leur avenir !

Quand, avec son fils, elle arrivait ainsi au crépuscule, chez les Daneele, Mme Cadzand combinait chaque fois le même jeu : ils étaient reçus dans les salons du rez-de-chaussée, deux vastes pièces se communiquant. La mère de Hans, sous un prétexte, avait vite fait d’entraîner son amie dans le salon de derrière. Les deux jeunes gens restaient seuls dans l’autre. On tardait à allumer les lampes, prolongeant la douceur triste de l’ombre qui tombe, escomptant les atteintes du soir… Minutes où l’âme est en peine, se sent seule, se confie. Wilhelmine était naturellement timide ; elle rougissait vite. Elle rougissait toujours depuis quelque temps, chaque fois qu’elle adressait la parole au jeune homme. Dans ce demi-jour, elle s’enhardirait sans doute, ne rougissant plus, car on ne rougit que de se sentir regardé.

Wilhelmine causait alors avec Hans de mille riens charmants, de la pension, d’une compagne qui lui avait écrit, d’un livre qu’elle avait lu, d’un voyage qu’elle voudrait faire.

— Et vous, vous n’aimeriez pas de voyager, Hans ?

Elle l’appelait ainsi par son prénom, familièrement. Ils se connaissaient depuis si longtemps !

Ils avaient été enfants ensemble.

Wilhelmine sentait pourtant qu’il y avait quelque chose de changé. Quand elle était rentrée de pension, et qu’elle avait revu Hans, tout grandi, tout métamorphosé, avec un duvet de moustache aux lèvres, il lui avait paru, la première fois, un étranger qui ressemblait à son compagnon des jeunes années.

Il était beau, ce Hans ! Quand il la regardait maintenant, elle rougissait. Elle ne savait pas pourquoi. C’était absurde. Pourtant elle rougissait. Quand il n’était pas là, elle désirait le voir, il lui semblait qu’elle avait tant à lui dire ; et quand ils se trouvaient ensemble, elle ne savait plus rien, elle n’osait plus. Il était si instruit, lui ; il avait remporté tous les prix, toutes les couronnes. Maintenant, il deviendrait un savant comme son père, il travaillait à un livre.

— C’est vrai, Hans, que tu vas écrire un livre ?…

Hans répondit oui, sans rien ajouter, parlant peu, comme à une jeune sœur qui babille, qu’on écoute en pensant à autre chose…

Wilhelmine causa, causa comme si l’ombre, s’aggravant, l’enhardissait. Elle n’avait plus peur. Elle ne rougissait plus. Mais dans cette causerie sans lampe il semblait que de l’obscurité se mettait aussi sur les paroles. Sa voix se fonça. Étrange influence de l’ombre, l’ombre qui est religieuse, et fait qu’on parle bas comme dans une église.

Sans rien dire qui fût intime ou confidentiel, car elle n’avait pas encore d’aveu à faire et nul amour ne naissait, Wilhelmine mit par degrés des sourdines à sa voix. Or, de parler bas, il semble qu’on ait un secret ensemble, — et c’est pourquoi tous ceux qui s’aiment parlent bas.

Aussi Mme Cadzand qui, de l’autre pièce, avait épié la causerie des deux jeunes gens, de plus en plus assourdie, ouatée, jusqu’au brusque réveil des lampes allumées, ne douta pas ce soir-là que son plan aboutirait. À son départ, Mme Daneele, dans le grand corridor, l’embrassa, mais fut toute surprise de lui sentir la voilette mouillée, les joues humides…

— Qu’as-tu ? Tu as pleuré…

— Non !… rien !… Puis, avouant : — C’est de joie !… Et elle étreignit sa vieille amie, comme si elles avaient un grand bonheur à se partager.