La Vocation/Deuxième partie/VII

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Paul Ollendorff (p. 107-126).
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VII


Un dimanche d’hiver, l’après-midi. Mme  Cadzand et Mme  Daneele étaient convenues pour ce jour-là d’une excursion à Damme avec leurs enfants. Hans, malgré ses goûts casaniers, fut bien obligé d’être de la partie, car sa santé était toujours débile et le médecin avait renouvelé ses prescriptions de marches et de grand air. Or il avait gelé les jours précédents, surtout la dernière nuit. C’est la raison pour laquelle ils avaient projeté cette promenade au long du canal qui mène vers la petite ville morte. Ils savaient le pittoresque de ses rives, par les temps de gelée. Il y a une vraie kermesse sur la glace : des échoppes où l’on vend du punch, des crêpes ; des enfants qui dansent des rondes en chantant : « Les poissons ont chaud sous le plancher blanc de la glace ; nous avons chaud en courant dessus » ; et des patineurs arrivés de la Hollande voisine, qui se distinguent par un rythme, une cadence alternée, un tangage harmonieux, un art à balancer le corps, à l’abandonner sur une seule jambe et sur chacune tour à tour, comme d’une barque aux deux flancs d’une vague, selon un flux et un reflux du mouvement. Le patinage, pour les Hollandais, est comme une danse.

Les deux familles qui s’étaient retrouvées au quai du Miroir, chez Mme  Daneele, s’acheminèrent vers la porte de Damme en suivant la ligne des quais. Le soleil luisait clair. Il faisait un froid vif qui, activant le sang, rendait allègre et gai. Les deux mères babillaient. Wilhelmine aussi était causante. Hans s’intéressait aux scènes de la rue.

Même sur les canaux intérieurs, solidifiés en une épaisse glace, quelques patineurs isolés s’aventuraient. Et c’était d’un effet étrange : l’eau est longée ici par un quai de chaque côté ; or, le canal se trouvant gelé, c’étaient comme trois rues parallèles, un triptyque dont l’eau durcifiée formait le panneau principal, un peu renfoncé. Çà et là des patineurs fendant l’espace, côte à côte avec les passants qui marchaient. On aurait dit, au centre, une humanité supérieure, plus agile, plus aérienne, douée d’un sens supplémentaire, encore mi-hommes et déjà mi-anges, et qui, à ras de la glace, prenait l’essor, avait l’air de voler.

Les promeneurs étaient arrivés à la porte de Damme où verdit, d’un vert olive, une mélancolie de talus. Ils se retournèrent pour regarder encore une fois la ville toute délimitée au soleil. Ah ! ce ton du soleil sur les après-midi gelées de Bruges, — le ton des cierges sur un catafalque de vierge — ces rayons sur l’hiver, ce roux pâle sur la glace, quelque chose comme la patine sur les vieux tableaux, et qui donnait ici à l’air, aux canaux, aux rues, la couleur et comme l’atmosphère d’un musée ! Quand ils eurent quitté la ville, arrivés dans la pleine campagne, en suivant le canal bordé d’arbres, Wilhelmine eut la fantaisie de vouloir descendre un peu sur la glace. Les mères s’effrayaient…

Mais Hans, décidément d’humeur plus légère et presque gai, acquiesça ; il tint la jeune fille par la main pour l’aider à descendre au long de la rive herbue ; et, entraînés par la pente, ils coururent ensemble. Wilhelmine s’amusait, s’étonnait : la glace était si différente par places. Est-ce à cause d’une chimie de l’air qui altère, influence et mêle, au blanc, des tons fuyants, des micas de plomb fondu, des bleus de veine ? Ou bien c’est la faute des reflets gardés par l’eau, des ciels absorbés et qui transparaissent ?

Plus loin, et soudainement, la glace était toute foncée. Un patin avait passé là.

— Tiens ! on dirait de la craie sur une ardoise ! observa Wilhelmine.

Hans sourit, se charma de l’image juste. Il en fit compliment à la jeune fille.

Wilhelmine éprouva toute une petite émotion intérieure. Elle ne reconnaissait pas Hans ce jour-là ; il semblait moins clos, moins morose ; c’est la première fois qu’il lui parlait ainsi ; est-ce qu’elle allait commencer à lui plaire ?

Depuis si longtemps, elle s’y efforçait ! Aujourd’hui encore, elle n’avait combiné sa toilette que pour lui. Et elle était ravissante avec sa toque de velours, les grosses fourrures sombres auxquelles ses cheveux, de la même couleur, se mêlaient. Et ses lèvres que le froid fardait, très rouges, juxtaposées à ces fourrures, donnaient une impression de vaillance, de chasse et de sang, comme si la blessure de la bouche appartenait aux poils de bêtes.

Wilhelmine marchait d’un souple pas de guerrière, enhardie par la gelée qui se colle au corps, plaque une armure, incite à l’héroïsme. Elle-même se sentait autre. Était-ce vraiment à cause du temps qui tant nous influence : nous amollit par la chaleur, nous arme par le froid, nous décourage par la pluie ?

Mais c’était aussi peut-être à cause de Hans et de ses amènes paroles, si imprévues, qui tout à coup lui avaient donné le sentiment d’une force, d’une ardeur, à conquérir le monde !

Cependant la glace du canal étant trop froide aux pieds, Hans voulut remonter sur la rive ; il aida Wilhelmine à gravir la berge dont les herbes étaient glissantes de givre, la hissant, la tirant par la main, tandis que les deux mères souriaient à regarder leur gracieuse ascension.

Wilhelmine avait frémi en sentant sa main serrée dans la main de Hans, une main solide vraiment, et qui prouvait que sa santé n’était débile que par sa faute et son genre de vie.

Ah ! cette étreinte qui, de sa part, n’était que machinale, sans que rien de son âme ne fût descendu dans ses doigts, comme elle troubla Wilhelmine, lui fut un contact délicieux, qui se propagea par tout son être, comme s’il avait écrasé dans sa paume un fruit odorant, vidé une fiole, et que le jus, le parfum, atteignaient tous ses membres, s’inoculaient dans tout son sang.

Elle aurait bien voulu rester ainsi, la main dans la sienne, tout le reste de la promenade et tout le reste de sa vie.

Mais Hans ne la lui avait prise que pour l’aider à remonter la pente ; et maintenant ils avaient rejoint les deux mères, marchant en groupe rassemblé dans la direction de Damme, dont la vaste tour surgissait déjà, d’un noir d’eau-forte sur l’écran pâle du ciel.

Wilhelmine devint silencieuse et songeuse ; il lui semblait que quelque chose de nouveau s’était passé entre elle et Hans, que quelque chose de décisif allait se passer. Jamais elle ne l’avait aimé comme aujourd’hui, et jamais comme aujourd’hui elle n’avait espéré qu’il l’aimerait à son tour. Elle éprouvait comme un pressentiment, la sensation que l’heure allait sonner avec une voix changée. Soudain elle se rappela — pourquoi à ce moment-là ? — ce que sa mère lui avait dit, le jour où elle la trouva tout en larmes : « Les hommes aiment surtout quand ils savent qu’on les aime. »

Mais à cette époque et depuis lors, jamais elle n’aurait osé dire à Hans qu’elle l’aimait. Maintenant il lui semblait que l’aveu ne lui en coûterait rien, et tout de suite. C’est que l’instant vient toujours qui doit venir. Les événements d’eux-mêmes se réalisent. Surtout en amour. Rosier blanc du premier amour : la fleur va tomber, et nous croyons la cueillir quand c’est elle qui s’effeuille.

C’est ainsi que Wilhelmine pouvait être à la fois très calme et très troublée, toute présente au milieu d’un unanime désarroi. Ce qui était calme et présent, c’est sa destinée inflexible qui allait se dénouer en elle et sans elle.

Tout aurait lieu selon la logique du mystère ; sinon, pourquoi cherchait-elle l’occasion d’être seule avec Hans quelques instants pour lui avouer son amour ?

Auparavant, elle s’imaginait qu’elle s’en serait ouverte à tout le monde, sauf à Hans lui-même. Maintenant elle sentait qu’elle ne pourrait parler que devant lui, et lui seul, — même pas devant sa mère qui, pourtant, savait tout, lui avait conseillé ce qu’elle allait faire… C’est que le temps de l’accomplissement était venu et qu’alors ce n’est plus la volonté, mais la destinée qui règle le cérémonial.

Wilhelmine savait donc qu’elle allait parler à Hans et que sa vie allait se jouer. Elle était prête ; elle attendait.

Tout à coup on vit venir, sur la glace du canal, un traîneau, arrivant de Hollande, attelé d’un cheval qui y trottait comme sur une route. Il approchait, rapide, svelte, dépassant le vent, éclaboussant le silence du petit tintement cuivré des grelots.

Mme  Cadzand, Mme  Daneele, les deux jeunes gens, s’étaient arrêtés pour voir passer le pittoresque attelage. Sur une banquette était assise une jeune femme, jolie, le visage rose emmaillotée d’un de ces bonnets à ailes qu’on porte dans les villages limitrophes, et dont des bijoux, des plaques, des tire-bouchons d’or attachent les linges et les dentelles. Derrière elle, debout et tenant les longues rênes, un paysan de noble allure, le visage glabre et basané, qui se penchait sur son cou, réchauffait son cou avec le charbon rapproché de sa bouche. Le beau couple, récemment nuptial, peut-être, et qui avait l’air de faire son voyage de noce dans le traîneau peint et bariolé comme une barque !

Les mères avaient continué à marcher ; Hans s’était arrêté, et Wilhelmine avec lui, pour regarder encore un moment la pimpante vision, l’attelage rapide qui fuyait au fil de la glace.

Ainsi les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.

Wilhelmine dit : « Ce sont de nouveaux mariés, sans doute.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont l’air si heureux !

Hans n’avait rien répondu. Il y eut un silence. Mais Wilhelmine était décidée, comme si une voix en elle lui commandait de parler, et que l’instant fût venu qui devait venir.

Elle ajouta : « Je voudrais être à leur place ; partir aussi avec quelqu’un… »

Puis, après un effort : « Avec toi, oui, Hans, avec toi, partir très loin, où nous ne serions plus qu’à nous deux…

Le jeune homme l’avait regardée, tout surpris, ne comprenant pas…

— Oh ! oui ! Hans ! tu n’as donc pas deviné… depuis si longtemps ? Depuis si longtemps que je t’aime !… Et toi ?…

Hans était bouleversé. Il balbutia de vagues paroles : « Mais, c’est impossible ! »

Wilhelmine alors eut peur ; est-ce que vraiment il avait persisté dans sa vocation, gardé intacte sa résolution de vie religieuse ? Dans ce cas, pourquoi le leurre d’un apparent changement, ces mots meilleurs, cette détente de tout à l’heure qui lui avaient donné la force d’oser ?…

Elle voulut savoir, élucider tout de suite.

— Impossible, mais pourquoi ? Sais-tu que même nos mères en seraient heureuses ?

— Elles savent donc ?

Hans comprit du coup toute la longue et touchante manigance. Ah ! c’était bien cette fois la tentation la plus forte, le sacrifice le plus dur que Dieu lui demandait. Il n’hésitait pas, certes ; il ne balançait pas sur sa vocation qu’il savait nette et irrévocable. Il s’était donné à Dieu et ne se reprendrait pas. Mais ces bons cœurs qu’il allait contrister ! Il comprenait maintenant les assiduités de sa mère chez Mme  Daneele, les fréquentes rencontres, les promenades. Et cette pauvre Wilhelmine qui l’aimait, si jolie et si triste en ce moment devant son silence !… Hans ne trouvait rien à dire. Ils restaient muets l’un devant l’autre comme s’il y avait un mort entre eux.

Hans, pourtant, avec la rapidité de pensée qu’on a dans ces minutes-là, songea qu’elle était, pour lui, la tentation, le piège doucereux d’Ève qui est toujours l’alliée du Démon. Complice redoutable qui voulait le détourner de sa voie. N’était-elle pas déjà telle, quand elle arriva, le soir de son premier bal, dans cette toilette qui l’avait tant offusqué ? Il revit tout à coup les épaules, la ligne du dos, les bras nus, surtout les mauvais fruits de la gorge, les fruits défendus au bord du tulle…

Alors, résolument, il parla, chercha à édulcorer, d’un son de voix très triste et très doux, ce qu’il avait à dire. Sans nul respect humain surtout : « Oui ! il ne se marierait jamais ; il allait devenir moine et n’avait temporisé un peu que pour ménager sa pauvre mère. Que Wilhelmine l’oublie ; elle est sa sœur d’enfance ; elle restera sa sœur en leur sainte mère l’Église… »

Wilhelmine pleurait… Soudain, comme les deux mères s’étaient retournées, les attendant, elle fit un effort, rentra ses larmes.

Ils se rejoignirent. Le soir tombait déjà, plus vite qu’on n’avait cru. Le noir clocher de Damme, qu’on imaginait proche à cause de la grande pureté de l’air, se reculait encore dans les terres. Il était trop tard pour songer à pousser jusque-là. Ils revinrent sur leurs pas, marchant en groupe maintenant, et silencieux, les deux femmes un peu lasses du vent vif et de la marche, et Wilhelmine à cause de ce qui s’était consommé d’irrémédiable en son cœur où elle avait l’air de bercer un enfant mort-né… Hans, le regard vers les plaines assombries, priait intérieurement.

C’était, en eux et autour d’eux, la mélancolie de tout ce qui s’achève, — fin de l’espoir et chute du jour. Mme  Cadzand, à voir l’air contraint des enfants, se douta bien qu’il s’était passé quelque chose de triste. Elle regarda, inquiète et morne, mourir dans leurs yeux le soleil… Car des brumes se tissaient, ascensionnaient, montaient du ras des campagnes jusqu’à l’astre qui devenait pâle, disparaissait sous des tulles diaphanes, une mousseline anémiée.

Quand ils approchèrent de la ville, le crépuscule triomphait. Les moulins, au bord des talus, immobilisés, à demi submergés, s’offraient géométriquement, en croix, comme sur des tombes.

Le soleil avait disparu, parti pour on ne sait quel hivernage au fond du ciel… Wilhelmine, dans l’ombre venue, ne prenait plus garde de retenir ses larmes. Et Hans priait toujours, bénissant Dieu de l’avoir soutenu en cette épreuve, et du signe providentiel que lui avait été la dernière apparence, dans la brume, du soleil de cette journée — si pâle : une patène, une hostie, une tonsure, comme pour lui rappeler sa vocation.