La Vocation/Deuxième partie/VIII

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Paul Ollendorff (p. 127-133).
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VIII


Souvent, chez les très jeunes filles, l’amour-propre est plus fort que l’amour. Wilhelmine souffrit de la fin de son beau rêve, de savoir que Hans ne l’aimait pas, ne l’aimerait jamais. Elle avait bâti un si tendre avenir ! Elle lui avait voué un si passionné culte ! Qui saura jamais ce qu’elle lui disait quand elle parlait avec l’image de lui qui était en elle ? De quels yeux elle le couvait, sans que personne s’en aperçût, chaque fois qu’ils se trouvaient ensemble ! Mais comment lui-même n’avait-il pas senti ces regards qui auraient dû l’atteindre jusqu’à son cœur, et y faire des brûlures ? Et que de fois elle en rêva la nuit ! Comme c’était beau, ses songes ! Elle se voyait seule, avec lui, dans des pays inconnus ; elle avait sa robe blanche du premier bal ; il l’embrassait, et elle l’embrassait. Sensation divine, et si forte, qu’elle s’éveillait, tout étonnée et triste de se trouver seule maintenant dans sa chambre et dans le noir… La lune luisait à travers le tulle des rideaux… C’est à cause d’elle peut-être qu’elle s’était rêvée en robe blanche… Ah ! les doux mois où cet amour l’envahissait toute ! Jamais plus elle n’aimerait ainsi. Certes elle s’affligeait de l’amour fini ; mais elle souffrait autant d’avoir été dédaignée.

Elle ne vit plus ce visage radieux de Hans qu’elle cherchait à se rappeler bien exactement, chaque soir, en s’endormant, pour l’emporter avec elle au fond de son sommeil ; mais plutôt, à présent, sa figure froide, calme, un peu dure, indifférente, du jour final où elle avait osé des aveux. Dire qu’il n’avait pas été ému une minute ! Une foi trop rigide avait donc desséché ce cœur ? Qu’il se fasse prêtre ; c’est leur meilleure destinée, à tous deux. Elle aurait été

malheureuse avec lui.

Wilhelmine avait tout avoué à sa mère. Elle ajouta que désormais elle ne pourrait plus revoir Hans. Elle lui en voulait de l’avoir repoussée. Et puis elle serait trop confuse en sa présence. Mme  Daneele ne visita plus que de loin en loin son amie, et y alla seule maintenant.

La maison de la rue de l’Âne-Aveugle retomba à plus de silence. Hans devint plus casanier que jamais, plus pieux aussi. Il allait, comme toujours, à la messe, chaque matin ; mais souvent il retournait encore à l’église, l’après-midi, pour faire le chemin de la croix ou allumer un cierge. Confession et communion chaque semaine.

Le reste du temps, il demeurait enfermé dans sa grande chambre du premier étage. Il n’avait pas continué ses travaux, l’étude commencée sur le Béguinage de Bruges et son histoire, qu’il jugea trop profane. Il ne s’occupait plus que de sa vocation et de se préparer à la vie religieuse. Un jour, Mme  Cadzand avait découvert parmi ses papiers une correspondance qui venait du couvent des Dominicains de Gand, le couvent où il avait décidé d’entrer, depuis la retraite prêchée au collège par un Père de cet Ordre. C’était maintenant le Supérieur qui répondait par une lettre de renseignements à une lettre de demande que Hans avait dû lui adresser. Il y avait tous les détails sur l’entrée dans la Communauté, le noviciat, les occupations, les pratiques, le règlement spirituel qui est la bonne rampe où les religieux s’appuient pour gravir, sans chute, l’escalier des Heures… En confrontant, Mme  Cadzand s’aperçut que Hans s’y conformait déjà presque, il vivait chez elle comme il vivrait plus tard au couvent. Il était déjà un demi-moine, un demi-mort pour elle.

Pourtant elle s’obstinerait ; elle lutterait jusqu’au bout. Qu’est-ce qu’elle deviendra si Hans la quitte ? Elle passera sa vie à le chercher de chambre en chambre. Elle sera dans la maison vide comme si elle marchait dans une ruine. Hans ! Hans ! Est-ce pour un tel aboutissement qu’elle l’a mis au monde, choyé, couvé, baisé, veillé, emmailloté de linges que ses doigts seuls avaient cousus ? Maintenant il veut partir, la laissant toute seule. Être seul ! n’est-ce pas de cela que les mourants ont peur, et n’est-ce pas cela qui fait l’horreur du tombeau ?

Elle comprit qu’un bien faible espoir lui restait, à voir le nouveau genre de vie plus sévère que Hans avait adopté, depuis les renseignements obtenus du Supérieur des Dominicains.

Même la grâce adorable de Wilhelmine, si doucement complice, échoua. Le cœur de Hans n’avait pas parlé, ne parlerait jamais.

Avec elle-même déjà, il se montrait plus froid, plus détaché. Il ne l’accompagnait qu’à la messe de Notre-Dame, chaque matin. Le reste de la journée, sauf aux repas, elle ne le voyait plus. Il s’isolait en des méditations, des lectures pieuses, surtout les sermons de Lacordaire et d’autres Dominicains. Il se préparait ainsi à la prédication, qui est l’occupation et la gloire de ces religieux… Il écrivait des discours, des homélies. Il parlait parfois tout haut dans sa chambre, ce dont Mme  Cadzand, un jour qu’elle y était entrée, s’effraya d’abord, le voyant debout qui gesticulait, semait des paroles devant la fenêtre ouverte… Comme saint François d’Assise évangélisant les oiseaux et les poissons, Hans prêchait aux cygnes des lointains canaux, aux arbres des quais, aux fumées, aux cloches, à tout ce qui passe, image la brume, habite le silence…