La Volupté prise sur le fait/02

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Chez Roux, Libraire, au Palais-Royal (p. 10-20).


DEUXIÈME NUIT DE PARIS.


Eh bien ! ma chère Polumnie, lui dis-je, lorsque je vins le lendemain lui rendre chez elle mes amoureux devoirs ; cette touchante tristesse, très-fondée, que vous avez imprudemment cherchée la nuit dernière, s’est-elle dissipée par la réflexion ?… Mais plutôt n’en parlons plus, continuai-je, je prétends respecter votre douleur et laisser au temps ce que le raisonnement n’obtient jamais dans ce genre de chagrins… — Polumnie, appuyée sur l’oreiller d’un sofa élégant, ne me répondit que par une molle inclination de tête ; un nuage épais étendu sur son beau front, ne laissait que trop juger de l’impression cruelle que lui avait causée la funeste découverte de la veille : je vis bien que le moment n’était pas encore venu de parler pour mon propre compte ; la plaie du cœur, ou plutôt des sens, me parut encore trop récente ; je préférai achever sa guérison par la dissipation et la curiosité, deux ressorts qui ne manquèrent jamais leur effet sur le cœur des femmes. — En effet, je la déterminai à s’embarquer avec moi dans les chances d’une nouvelle aventure ; et à cet égard je lui fis observer que nous ne pouvions plus faire que des découvertes amusantes, puisqu’il était impossible que nous retrouvions ailleurs les objets douloureux qui l’avaient affligée la dernière nuit. — Nous voilà donc une seconde fois, à deux heures du matin, dans un léger cabriolet de place que nous arrêtâmes à l’heure place Vendôme. Il est juste, dis-je, Polumnie, que cette fois je devienne le directeur de cette seconde échappée ; je connais un très-joli atelier de marchandes de modes, rue Vivienne, et c’est là qu’il faut nous glisser. Ne vous attendez pas à trouver aux mansardes de ces jolies grisettes le luxe des salons ; mais en revanche vous y jouirez de la vue des singularités les plus piquantes, n’en doutez pas. Après avoir monté sept étages au-dessus de l’entresol, nous arrivâmes au carré de plusieurs portes contiguës, ou plutôt de quelques légères cloisons mal ajustées, mal fermées, dont les serrures insignifiantes n’exigèrent aucunement l’emploi de nos charmes ou de nos instrumens. Je me bornai à prononcer trois consonnes syriaques, et une porte qui ressemblait à un fragile cartonnage se rangea devant nous et se referma aussitôt. La description du fastueux appartement où reposaient, dans le même lit, deux jolies marchandes de modes, ne sera peut-être pas indifférente pour mes lecteurs. Un tablier de taffetas noir, attaché par ses cordons à deux cloux, composait le rideau d’un châssis privé de quelques carreaux ; ceux qui restaient étaient rajustés avec les feuilles d’un roman qui s’était réfugié pour dernier asile chez l’épicier ; une robe de percale et une chemise assez élimée sur le devant, lavées de fraîche date, séchaient sur une corde qui traversait obliquement le réduit ; quelques romans, tels que Monrose, l’Arétin, Thérèse-Philosophe, les Délices de l’Amour, étaient placés sur une planche au-dessus du lit de sangles ; deux chapeaux à bouquets de fleurs fort élégans, et qui ne laissaient pas que de contraster avec l’air de misère qui paraissait suer sur les murailles mal recouvertes d’un papier partout lézardé, se trouvaient attachés par leurs rubans derrière la porte ; une chandelle brûlait, posée sur un grand carton à côté de Faublas, et la vacillation de la lumière menaçait à chaque instant de brûler les draps, la couverture, ainsi que nos deux héroïnes. J’ai déjà dit qu’une chemise séchait ; c’était celle d’une des deux grisettes qui, nue comme la main, autant à cause de la grande chaleur, que faute de pouvoir changer peut-être, s’était mise en état de pure nature : c’était bien le plus joli modèle du monde !… et Psyché en eût été jalouse. Sa main, par l’effet d’une pudeur fortuite, était placée à l’antre que tout mortel révère (suivant l’expression de Piron), et sa charmante nudité nous livrait enfin le spectacle ravissant de ses plus secrets appas ; la seconde, plus modestement posée, ne découvrait qu’un sein, et son front paraissait encore brûlant de la lecture stimulante qu’elle avait quittée, surprise sans doute par le sommeil… Nous arrivons à temps, dis-je à ma compagne, pour préserver ces deux enfans de la mort, et la maison de l’incendie. Au moment où je faisais en riant cette remarque, notre Psyché se réveille, et examinant furtivement si son amie dormait d’un profond sommeil, elle la découvre entièrement des draperies qui nous la cachaient, paraît elle-même contempler le corps charmant qu’elle vient d’exposer à notre vue, et, comme en proie à un goût passionné que sa jeune amie aurait toujours désapprouvé, elle se livre aux plus voluptueux ébats… C’est en vain que l’objet de sa manie se réveille, se fâche, se révolte contre ses importunes caresses, repousse ses baisers contre nature… ; sa frénésie n’écoute rien, et ce n’est enfin qu’au terme de son délire qu’elle en met un à ses fougueux transports… À ce tumulte passionné succéda bientôt une vive discussion entre elles : la violée lui reprocha amèrement sa dégoûtante habitude, et la menaça de déclarer tout à madame. Notre bacchante, qui s’appelait Catiche (nom grec), se justifia, en lui répondant qu’élevée au sérail de Constantinople, et destinée dès son enfance à un prince musulman, elle avait contracté, dans le harem, avec la plupart des femmes du sérail, l’usage de ces plaisirs charmans. Enfin, pour l’apaiser, elle promit à son amie de lui faire présent le lendemain de chocolat, de pastilles de menthe, et de porter ses billets à Saint-Hélène, son amant. C’est ainsi que se termina cet épisode scandaleux, qui ne nous donna que trop une légère mais véritable esquisse des mœurs secrètes des marchandes de modes en général. Nous nous empressâmes de quitter ces deux morveuses, et nous les laissâmes s’abandonner au repos que leur volupté illicite leur rendait si nécessaire. Nous-mêmes fatigués, je l’avoue, émus, excités des images de velléités que le hasard venait de nous présenter, nous nous retirâmes : je crus ce moment favorable pour parler à Polumnie des intérêts de ma passion naissante et de l’occasion propice de la couronner ; l’on me répondit par un silence qui me donnait les plus délicieux présages. Arrivés à son appartement, nous scellâmes de tendres baisers notre singulière alliance, et, plus heureux que nos deux marchandes de modes, nous nous abandonnâmes aux réalités du plaisir, tandis qu’elles n’en avaient obtenu, à elles deux, que le simulacre.