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La Vraie Histoire comique de Francion/1

La bibliothèque libre.
A. Delahays (p. 19-53).



LIVRE PREMIER



Nous avons assez d’histoires tragiques qui ne font que nous attrister ; il en faut maintenant voir une qui soit toute comique, et qui puisse apporter de la délectation aux esprits les plus ennuyés. Mais néanmoins elle doit encore avoir quelque chose d’utile, et toutes les fourbes que l’on y trouvera apprendront à se garantir de semblables, et les malheurs que l’on verra être arrivés à ceux qui ont mal vécu seront capables de nous détourner des vices. Ceux qui ont le jugement bon en sçauront bien faire leur profit ; car il y a ici quantité de propos sérieux, mêlés parmi des choses facétieuses ; et il y a quelques remontrances qui, encore qu’elles soient courtes, ne laisseront pas de toucher vivement les âmes, pourvu qu’elles y soient disposées. C’est aussi un grand avantage d’être instruit par le malheur des autres, et de ne pas entendre les enseignemens d’un précepteur rechigné et déplaisant, mais ceux d’un agréable maître de qui les leçons ne sont que des jeux et des délices. Or c’étoit ainsi que faisoient les anciens auteurs dedans leurs comédies, qui instruisoient le peuple en lui donnant de la récréation. Cet ouvrage-ci les imite en toutes choses ; mais il y a cela de plus, que l’on y voit les actions mises par écrit, au lieu que, dans les comédies, il n’y a que les paroles, à cause que les acteurs représentoient tout cela sur le théâtre. Puisque l’on a fait ceci principalement pour la lecture, il a fallu décrire tous les accidens, et, au lieu d’une simple comédie, il s’en est fait une histoire comique que vous allez maintenant voir.

La nuit étoit déjà fort avancée, lorsqu’un certain vieillard, qui s’appeloit Valentin, sortit d’un château de Bourgogne avec une robe de chambre sur le dos, un bonnet rouge en tête et un gros paquet sous le bras. Que si, contre sa coutume, il n’avoit point ses lunettes, qu’il portoit, toujours à son nez ou à sa ceinture, c’est qu’il alloit s’employer à une chose où il ne désiroit rien voir, de même qu’il ne vouloit pas être vu de personne. S’il eût fait clair, il eût même eu peur de son ombre ; si bien que, ne cherchant que la solitude, il commanda à ceux qui étoient demeurés dedans le château qu’ils haussassent le pont-levis ; en quoi ils lui obéirent, comme en étant le concierge pour un grand seigneur auquel il appartenoit. Après s’être déchargé de ce qu’il portoit, il se mit à se promener aux environs, aussi doucement que s’il lui eût fallu marcher dessus des œufs sans les casser ; et, comme il lui sembla que tout le monde étoit en repos, jusqu’aux crapauds et aux grenouilles, il descendit dedans le fossé pour y faire en secret quelque chose qu’il avoit délibéré. Il y avoit fait mettre le soir de devant une cuve de la grandeur qu’il la faut à un homme qui se veut baigner. Dès qu’il en fut proche, il ôta tous ses habits, hormis son pourpoint, et, ayant retroussé sa chemise, se mit dedans l’eau jusqu’au nombril ; puis il en ressortit incontinent, et, ayant battu un fusil[1], il alluma une petite bougie, avec laquelle il alla par trois fois autour de la cuve, puis il la jeta dedans, où elle s’éteignit. Il y jeta encore quantité de certaine poudre qu’il tira d’un papier, ayant en la bouche beaucoup de mots barbares et étranges qu’il ne prononçoit pas entièrement, parce qu’il marmottoit comme un vieux singe fâché, étant déjà tout transi de froid, encore que l’été fût prêt à venir. Ensuite de ce mystère, il commença de se baigner et fut soigneux de se laver par tout le corps sans en rien excepter. Après être sorti de la cuve, il s’essuya et se revêtit : tous ses gestes et toutes ses paroles ne témoignèrent rien que de l’allégresse en remontant sur le bord des fossés. Voici le plus fort de cette besogne achevé, dit-il ; plaise à Dieu que je puisse aussi facilement m’acquitter de celle de mon mariage ; je n’ai plus qu’à faire deux ou trois conjurations à toutes les puissances du monde, et puis tout ce qu’on m’a ordonné sera accompli. Après cela, je verrai si je serai capable de goûter les douceurs dont la plupart des autres hommes jouissent. Ah ! Laurette, dit-il en se retournant vers le château, vraiment tu ne me reprocheras plus, les nuits, que je ne suis propre qu’à dormir et à ronfler. Mon corps ne sera plus dedans le lit auprès de toi comme une souche ; désormais il sera si vigoureux, qu’il lassera le tien, et que tu seras contrainte de me dire, en me repoussant doucement, avec tes mains : Ah ! mon cœur, ah ! ma vie, c’est assez pour ce coup. Que je serai aise de t’entendre proférer de si douces paroles, au lieu des rudes que tu me tiens ordinairement ! En faisant ce discours, il entra dans un grand clos plein de toute sorte d’arbres, où il déploya le paquet qu’il avoit apporte de son logis. Il y avoit une longue soutane noire, qu’il vêtit par-dessus sa robe de chambre ; il y avoit aussi un capuchon de campagne, qu’il mit sur sa tête, et il se couvrit tout le visage d’un masque de même étoffe, qui y étoit attaché. En cet équipage, aussi grotesque que s’il eut eu envie de jouer une farce, il recommença de se servir de son art magique, croyant que, par son moyen, il viendroit à bout de ses desseins.

Il traça sur la terre un cercle dedans une figure triangulaire, avec un bâton dont le bout étoit ferré ; et, comme il étoit prêt à se mettre au milieu, un tremblement lui prit par tous les membres, tant il étoit saisi de peur à la pensée qui lui venoit que les démons s’apparoîtroient bientôt à lui. Il eût fait le signe de la croix, n’eût été que celui qui lui avoit enseigné la pratique de ces superstitions lui avoit défendu d’en user en cette occasion, et lui avoit appris à dire quelques paroles pour se défendre de tous les assauts que les mauvais esprits lui pourroient livrer. Le désir passionné qu’il avoit de parachever son entreprise, lui faisant mépriser toute sorte de considérations, le contraignit à la fin de se mettre à genoux dedans le cercle vers l’Occident. Vous, démons, qui présidez sur la concupiscence, qui nous emplissez de désirs charnels à votre gré, et qui nous donnez les moyens de les accomplir, ce dit-il d’une voix assez haute, je vous conjure, par l’extrême pouvoir de qui vous dépendez, et vous prie de m’assister en tout et partout, et spécialement de me donner la même vigueur pour les embrassemens qu’un homme peut avoir à trente-cinq ans ou environ. Si vous le faites, je vous baillerai une telle récompense, que vous vous contenterez de moi. Ayant dit cela, il appela par plusieurs fois Asmodée, et puis il se tut en attendant ce qui arriveroit, Un bruit s’éleva en un endroit un peu éloigné ; il ouït des hurlemens et des cailloux qui se choquoient l’un contre l’autre, et un tintamarre qui se faisoit comme si l’on eût frappé contre les branches des arbres. Ce fut alors que l’horreur se glissa tout à fait dans son âme, et j’ose bien jurer qu’il eût voulu être à sa maison et n’avoir point entrepris de si périlleuse affaire. Son seul recours fut de dire ces paroles niaises qu’il avoit apprises pour sa défense : Oh ! qui que tu sois, grand mâtin qui accours à moi tout ébaubi, la queue levée, pensant avoir trouvé la curée qu’il te faut, retourne-t’en au lieu d’où tu viens et te contente de manger les savates de ta grand’mère. Ces paroles sont fort ridicules ; mais celles dont se servent les principaux magiciens ne le sont pas moins, tellement qu’il pouvoit bien y ajouter foi. Il se figuroit qu’il y avoit là-dessous quelque sens mystique de caché ; et, ayant craché dans sa main, mis son petit doigt dans son oreille, et fait beaucoup d’autres choses qui étoient de la cérémonie, il crut que les plus malicieux esprits du monde étoient forcés de se porter plutôt à faire sa volonté de point en point qu’à lui méfaire. Incontinent après il vit un homme à trente pas de lui, lequel il prit pour le diable d’enfer qu’il avoit invoqué. Valentin, je suis ton ami, lui dit-il, n’aie aucune crainte ; je ferai en sorte que tu jouiras des plaisirs que tu désires le plus ; mets peine à te bien traiter dorénavant.

Ces propos favorables modérèrent la peur que Valentin avoit eue en l’âme à l’apparition de l’esprit. Enfin, comme il fut disparu, sa frayeur s’évanouit entièrement. Un pèlerin, dont le vrai nom étoit Francion, lui avoit encore ordonné une chose à faire, dont il se souvint, et s’en alla en un endroit désigné pour l’exécuter.

Il lui étoit avis qu’il embrassoit déjà sa belle Laurette ; et, parmi l’excès du plaisir qu’il sentoit, il ne se pouvoit tenir de parler lui tout seul et de dire mille joyeusetés, se chatouillant pour se faire rire. Étant arrivé à un orme, il l’entoura de ses bras, comme le pèlerin lui avoit conseillé. En cette action, il dit, plusieurs oraisons, et après il se retourna pour embrasser l’arbre par derrière, en disant : il me sera aussi facile d’embrasser ma femme, puisque Dieu le veut, comme d’embrasser cet orme de tous côtés. Mais, comme il étoit en cette posture, il se sentit soudain prendre les mains, et, quoiqu’il tachât de toute sa force de les retirer, il ne le put faire ; elles furent incontinent liées avec une corde, et, en allongeant le cou, comme ces marmousets dont la tête ne tient point au corps, et qu’on élève tant que l’on veut avec un petit bâton, il regarda tout alentour de lui pour voir qui c’étoit qui lui jouoit ce mauvais tour.

Une telle frayeur le surprit, qu’au lieu d’un homme seul qui se glissoit vitement entre les arbres après avoir fait son coup, il croyoit fermement qu’il y en avoit cinquante, et, qui plus est, que c’étoient tous de malins esprits qui s’alloient égayer à lui faire souffrir toutes les persécutions dont ils s’aviseroient ; jamais il n’eut la hardiesse de crier et d’appeler quelqu’un à son secours, parce qu’il s’imaginoit que cela lui étoit inutile, et qu’il ne pouvoit être délivré de là que par un aide divin, joint qu’il étoit vraisemblable à son opinion que, s’il se plaignoit, les diables impitoyables redoubleroient son supplice et lui ôteroient l’usage de la voix, ou le transporteroient en quelque lieu desert. Il ne cessoit donc d’agiter son corps aussi bien que son esprit, et, pour essayer s’il pourroit sortir de captivité, il se tournoit perpétuellement à l’entour de l’orme ; de sorte qu’il faisoit beaucoup de chemin en peu d’espace, et quelque-fois il le tiroit si fort, qu’il le pensa rompre ou déraciner.

Ce fut alors qu’il se repentit à loisir d’avoir voulu faire le magicien, et qu’il se souvint bien d’avoir ouï dire à son curé qu’il ne faut point exercer ce métier-là, si l’on ne veut aller bouillir éternellement dedans la marmite d’enfer. Ayant cette pensée, sa seule consolation fut de faire par plusieurs fois de belles et dévotes prières aux saints, n’osant en adresser particulièrement à Dieu, qu’il avoit trop offensé. Cependant la belle Laurette, qui étoit demeurée au château, ne dormoit pas ; car le bon pélerin Francion la devoit venir trouver cette nuit-là par une échelle de corde qu’elle avoit attachée à une fenêtre, et elle se promettoit bien qu’il lui feroit sentir des douceurs dont son mari n’avoit pas seulement la puissance de lui faire apercevoir l’image.

Il faut savoir que quatre voleurs, ayant un peu auparavant appris qu’il y avoit beaucoup de riches meubles dedans ce château, dont Valentin étoit le concierge, s’étoient résolus de le piller, et, pour y parvenir, avoient fait vêtir en fille le plus jeune d’entre eux, qui étoit assez beau garçon, lui conseillant de chercher le moyen d’y demeurer quelque temps pour remarquer les lieux où tout étoit enfermé, et pour tâcher d’en avoir les clefs, afin qu’ils pussent ravir ce qu’ils voudroient. Ce voleur, prenant le nom de Catherine, étoit donc entré il y avoit plus de huit jours chez Valentin pour lui demander l’aumône, et lui avoit fait accroire qu’il étoit une pauvre fille dont le père avoit été pendu pour des crimes faussement imputés, et qu’elle n’avoit pas voulu demeurer en son pays à cause que cela l’avoit rendue comme infâme. Valentin, étant touché de pitié au récit des infortunes controuvées de cette Catherine, et voyant qu’elle s’offroit à le servir sans demander des gages, l’avoit retirée volontiers dedans sa maison. Ses services complaisans et sa façon modeste, qu’elle savoit bien garder en tout temps, lui avoient déjà acquis de telle sorte la bienveillance de sa maîtresse, qu’elle avoit eu d’elle la charge du maniement de tout le ménage. On se fioit tant en elle, qu’elle avoit beau prendre les clefs de quelque chambre, voire les garder longtemps, sans que l’on craignit qu’elle fit tort de quelque chose et que l’on les lui redemandât.

Le jour précédent, en allant à l’eau à une fontaine hors du village, elle avoit rencontré un de ses compagnons qui venoit pour savoir de ses nouvelles, pendant que les autres étoient à un bourg prochain, en attendant l’occasion favorable à leur entreprise. Elle lui avoit assuré que, s’ils venoient la nuit, ils auroient moyen d’entrer dans le château pour y piller beaucoup de choses qui étoient en sa puissance, et qu’elle leur jetteroit l’échelle de corde qu’un d’eux lui avoit baillée en secret il n’y avoit que deux jours. Les trois voleurs n’avoient donc pas manqué à venir à l’heure proposée ; et, comme ils furent descendus dans les fossés du château, ils virent avaler[2] une échelle de corde par une fenêtre qui étoit un côté de la grande porte. L’un d’eux siffla un petit coup, et on lui répondit de même ; ils regardèrent tous en haut, et aperçurent une femme à la fenêtre, qu’ils prirent pour Catherine, encore que ce ne fût pas par ce lieu-là qu’elle leur avoit promis de les faire monter.

Il y en avoit un entre eux, appelé Olivier, qui, touché de quelque remords de conscience, s’étoit reconnu depuis peu de jours et avoit promis à Dieu en lui-même de quitter la mauvaise vie qu’il menoit ; mais ses compagnons, ayant affaire de son aide, parce qu’au reste il étoit fort courageux, ne l’avoient pas voulu laisser partir de leur compagnie, pour toutes les prières qu’il leur en avoit faites, et l’avoient menacé que, s’il s’en alloit sans leur congé auparavant que d’avoir assisté au vol du château, ils n’auroient point de repos qu’ils ne l’eussent mis à mort, quand ce devroit être par trahison. Comme il se vit au fait et au prendre, il dit derechef aux voleurs qu’ainsi qu’il ne vouloit point avoir sa part du butin qu’ils alloient faire, il ne désiroit pas avoir sa part de la peine et du péril. Néanmoins, lui ayant été reproché qu’il faisoit cela par crainte et par bassesse de courage, il fut contraint de monter tout le premier à l’échelle de corde, craignant que ses compagnons ne le tuassent.

Quand il fut sauté de la fenêtre dedans une chambre, il fut bien étonné de se voir embrasser amoureusement par une femme qui vint au devant de lui, et qui ne ressembloit en façon du monde a Catherine. C’étoit madame Laurette, qui le prenoit pour Francion, parmi l’épaisseur des ténèbres de la chambre, car elle avoit éteint la lumière.

Olivier, connoissant la bonne fortune qui lui étoit arrivée, songea qu’il étoit besoin d’empêcher que ses compagnons ne vinssent troubler ses délices. Il quitta donc soudain Laurette, pour obéir à la prière qu’elle lui faisoit d’ôter l’échelle ; et, trouvant qu’un de ses compagnons y étoit déjà attaché, il ne laissa pas de la tirer à soi jusqu’à la moitié, de la lier à un gond de la fenêtre, par l’endroit où il la tenoit. Le voleur jugeoit, au commencement, que, pour quelque occasion, il le vouloit ainsi lever jusqu’au haut, de sorte qu’il ne s’en donnoit point de tourment en l’esprit ; mais, comme il vit qu’il le laissoit là, il commença d’avoir quelque soupçon qu’il lui voulût jouer d’un trait de l’infidélité qu’il avoit déjà témoignée. Toutefois il monta par l’échelle jusqu’à la fenêtre de Laurette, mais Olivier l’avoit fermée tout bellement, de manière que, n’osant bucquer[3] contre, de peur d’être découvert par quelqu’un du château, il lui sembla qu’il lui étoit nécessaire de descendre. Il se glissa le plus bas qu’il put le long de la corde, qui n’étoit pas assez longue pour le mener jusqu’à terre ; et, par hasard, en passant par devant une fenêtre qui étoit remparée d’un treillis de fer, il y demeura attaché par son haut de chausses, qui fut traversé d’un gros barreau pointu, où il s’empêtra si bien qu’il lui fut impossible de s’en retirer.

Sur ces entrefaites, Francion, ne voulant pas manquer à l’assignation que sa maîtresse lui avoit donnée, s’étant approché du château, et ayant vu d’un autre côté Catherine avec une échelle à une fenêtre, il crut que c’étoit Laurette. Il fut prompt à monter jusqu’en haut et se mit à baiser cette servante. Qui est-ce ? lui dit-elle. Est-ce toi, Olivier, ou un autre ? Es-tu fol de faire tant de sottises en un temps où il nous faut songer diligemment à nos affaires ? Laisse-moi aller aider à monter à tes compagnons. Crois-tu qu’avec l’habit j’aie aussi pris le corps d’une fille ?

Francion, qui avoit déjà connu qu’il se méprenoit, en fut encore rendu plus assuré par ces paroles, qu’il oyoit bien n’être pas proférées par la bouche agréable de Laurette. Il ne s’amusa guère à chercher ce qu’elles vouloient signifier, parce qu’il s’imaginoit qu’il n’y avoit point d’intérêt. Il dit seulement à Catherine, qu’il reconnoissoit pour la servante, que sa maîtresse lui avoit accordé qu’il passeroit cette nuit-là avec elle, et qu’il étoit venu pour jouir d’un si précieux contentement. Catherine, qui avoit autant de finesse qu’il en faut à une personne qui exerce le métier dont elle faisoit profession, chercha en son esprit des moyens de se défaire de lui, sur l’imagination qu’elle avoit qu’il nuiroit à son entreprise. De le mener droit à la chambre de sa maîtresse, ainsi qu’il désiroit, elle ne le trouva pas fort à propos, d’autant qu’il lui sembla qu’il faudroit possible qu’elle fut employée à faire la sentinelle ou quelque autre chose à l’heure que ses compagnons viendroient pour accomplir leur intention. Elle lui fit donc accroire que Laurette étoit malade, et qu’elle lui avoit donné charge de lui faire savoir qu’il ne la pouvoit voir pour cette fois-là. Francion, très-marri de cette aventure, fut forcé de reprendre alors le chemin de l’échelle. Il étoit au milieu, lorsque Catherine, qui avoit une âme méchante et déloyale, voulant se venger de l’obstacle qu’il lui étoit avis qu’il mettoit à ses desseins, donna à ses bras toutes les forces que sa rage pouvoit faire accroître, et se mit a secouer la corde pour le faire tomber. Comme il se vit traité de cette façon, après s’être glissé un peu plus bas, il connut bien qu’il lui falloit, faire le saut, de peur que ses membres ne fussent froissés en se choquant contre la muraille. Ses mains quittent donc la prise de l’échelle, et tout d’une secousse il s’élance pour se jeter à terre ; mais il fut si malheureux, qu’il tomba droit dans la cuve où Valentin s’étoit baigné, contre les bords de laquelle il se fit un grand trou à la tête. L’étonnement et l’étourdissement qu’il eut en cette chute le mirent en tel état, qu’il demeura évanoui et n’eut pas le soin de s’empêcher d’avaler une grande quantité d’eau, dont il pensa être noyé. Catherine, qui entendit le bruit qu’il fit en tombant, se réjouit en elle-même de son infortune et retira son échelle quelque temps après, pensant que ses compagnons ne viendroient pas cette nuit-là.

Le voleur, qui étoit demeuré à terre, voyant qu’Olivier, qui étoit entré dans le château, ne songeoit point à lui, et que son autre compagnon étoit attaché en l’air en un lieu dont il ne se pouvoit tirer, n’eut point espérance que leurs desseins dussent avoir une bonne issue. Il se figura que l’on trouveroit encore ce pendu le lendemain au même lieu, et qu’il n’y avoit rien à gagner à demeurer proche de lui que la mauvaise fortune de se voir pendre après d’une autre façon en sa compagnie.

Une certaine curiosité aveugle et conçue sans aucun sujet le convie à se promener par tout le fossé avant que d’en sortir. Étant arrivé à la cuve où étoit Francion, il voulut voir ce qui étoit dedans. Ayant connu que c’étoit un homme, il le tira par le bras et lui mit la tête hors de l’eau ; puis, étant poussé d’un désir de rencontrer de la proie, lequel il ne quittoit jamais, il fouilla dedans ses pochettes, où il trouva une bourse à demi pleine de quarts d’écus et d’autre monnoie, avec une bague dont la pierre avoit un éclat si vif, que l’on apercevoit sa beauté malgré les ténèbres. Cette bonne rencontre lui bailla de la consolation pour tous les ennuis qu’il pouvoit avoir, et, sans se soucier si celui qu’il déroboit étoit mort ou vivant ni qui l’avoit mis en ce lieu-là, il s’en alla où le destin le voulut conduire.

Olivier, qui avoit en ses mains un butin bien plus estimable que celui de cet autre voleur, tâcha d’en jouir parfaitement, dès qu’il eut fermé les fenêtres de la chambre, par lesquelles il eût pu entrer quelque clarté qui l’eût découvert. Laurette, avec une mignardise affectée, s’étoit recouchée négligemment sur le lit, en attendant son champion, qui dressa son escarmouche sans parler autrement que par des baisers. Après que ce premier assaut fut donné, la belle, à qui l’excès du plaisir avoit auparavant interdit la parole, en prit soudainement l’usage, et dit à Olivier en mettant son bras a l’entour de son cou, le baisant à la joue, aux yeux et en toutes les autres parties du visage : Cher Francion, que ta conversation est bien plus douce que celle de ce vieillard radoteur à qui j’ai été contrainte de me marier ! que les charmes de ton mérite sont grands ! que je m’estime heureuse d’avoir été si clairvoyante que d’en être éprise ! Aussi jamais ne sortirai-je d’une si précieuse chaîne. Tu ne parles point, mon âme, continua-t-elle avec un baiser plus ardent que les premiers ; est-ce que ma compagnie ne t’est pas aussi agréable que la tienne l’est à moi ? Hélas ! s’il étoit ainsi, je porterois bien la peine de mes imperfections. La-dessus, s’étant tue quelque temps, elle reprit un autre discours : Ah ! vraiment j’ai été bien sotte tantôt d’éteindre la chandelle ; car qu’est-ce que je crains ? Ce vieillard est sorti de céans afin d’aller, je pense, se servir des remèdes que tu lui as appris pour guérir ses maux incurables. Il faut que je commande à Catherine qu’elle apporte de la lumière : je ne suis pas entièrement de l’opinion de ceux qui assurent que les mystères de l’amour se doivent faire en ténèbres ; je sais bien que la vue de notre objet ranime tous nos désirs. Et puis, je ne le cèle point, ma chère vie, je serois bien aise de voir l’émeraude que tu as promis de m’apporter ; je pense, tu as tant de soin de me complaire, que tu ne l’as pas oubliée. L’as-tu ? dis-moi en vérité ?

Rien ne pouvoit garantir Olivier de se découvrir alors, se voyant conjuré par tant de fois de parler, comme s’il eût été Francion. Mais, songeant bien que Laurette pourroit se courroucer excessivement, connoissant qu’elle avoit été déçue, il se proposa de chercher tous les moyens de l’apaiser. Il se tira de dessus le lit, et, comme il avoit assez bon esprit, s’étant mis à genoux devant elle, il lui dit : Madame, je suis infiniment marri que vous soyez trompée comme vous êtes, me prenant pour votre ami. Véritablement, si vos caresses n’eussent échauffé mon désir, je ne me fusse pas porté si librement dans le crime que j’ai commis. Prenez de moi telle vengeance qu’il vous plaira ; je sais bien que ma vie et ma mort sont entre vos mains.

La voix d’Olivier, bien différente de celle de Francion, fit connoître à Laurette qu’elle s’étoit abusée. La honte et le dépit la saisirent tellement, que, si elle n’eût considéré que l’on ne pouvoit faire que ce qui avoit été fait ne le fût point, elle se fût par aventure portée à d’étranges extrémités. Le plus doux remède qu’elle sut appliquer sur son mal, et celui qui eut de plus remarquables effets, fut de considérer que celui qu’elle avoit pris pour Francion lui avoit fait goûter des délices qu’elle n’eût pas possible trouvé plus savoureuses avec Francion même, et dont elle ne se pouvoit repentir d’avoir joui.

Toutefois elle feignit qu’elle n’étoit guère contente et demanda à Olivier avec une parole rude qui il étoit. Voyant qu’il ne lui répondoit point à ce premier coup, elle lui dit : Ô méchant ! n’es-tu point un des valets de Francion ? N’as-tu point tué ton maître pour venir ici au lieu de lui ? Madame, dit Olivier, se tenant toujours à terre, je vous assure que je ne connois pas seulement le Francion dont vous me parlez. De vous dire qui je suis, je le ferai librement, moyennant que vous me promettiez que vous ajouterez foi à tout ce que je vous dirai, de même que je vous promets de ne vous conter rien que de véritable. Va, je te le promets sur ma foi, dit Laurette.

Vous avez une servante qui s’appelle Catherine, poursuivit Olivier sçachez qu’elle est en partie cause de l’aventure qui est arrivée. Je m’en vais vous apprendre comment. Vous croyez que ce soit une fille ; véritablement vous êtes bien déçue, car c’est un garçon qui s’est ainsi déguisé, afin de donner entrée céans à des voleurs. Il avoit promis de jeter cette nuit une échelle de corde par une fenêtre pour les faire monter. La débauche de ma jeunesse m’avoit fait sortir de la maison de mon père pour me mettre en la compagnie de ces larrons-là ; mais je me délibérai, il y a quelques jours, de quitter leur misérable train de vie. Nonobstant, ayant trouvé l’échelle que vous aviez jetée pour votre Francion, et que je prenois pour celle de Catherine, il m’a fallu y monter, étant en délibération toutefois non point d’assister au vol, mais de chercher ici quelqu’un à qui je pusse découvrir la mauvaise volonté de mes compagnons, pour les empêcher d’exécuter leur entreprise. Qu’ainsi ne soit, madame, prenez la peine de regarder par quelque fenêtre, vous verrez un des voleurs pendu à l’échelle de corde que je n’ai qu’à demi tirée. C’est une chose bien claire que, si j’étois de son complot, je ne l’eusse pas traité de la sorte.

Laurette, étonnée de ce qu’elle venoit d’apprendre, s’en alla regarder par une petite fenêtre, et vit qu’Olivier ne mentoit point. Elle ne lui demanda pas d’autres preuves de son innocence, et, voulant sçavoir ce que faisoit alors Catherine, elle l’appela pour lui apporter de la lumière, après avoir fait cacher Olivier à la ruelle de son lit. Catherine étant venue aussitôt avec de la chandelle allumée, et voyant le beau sein de Laurette tout découvert, fut chatouillée de désirs un peu plus ardens que ceux qui eussent pu émouvoir une personne de sa robe. L’absence de son maître et la bonne humeur où il lui étoit avis qu’étoit sa maîtresse lui semblèrent favorables ; car Laurette cachoit la haine qu’elle venoit de concevoir contre elle sous un bon visage et avec des paroles gaillardes : D’où viens-tu ? lui dit-elle. Quoi ! tu n’es pas encore déshabillée, et il est si tard ? Je vous jure, madame, que je ne sçaurois dormir, répondit Catherine, j’ai toujours peur ou des esprits ou des larrons, parce que vous me faites coucher en un lieu trop éloigné de tout le monde ; voila pourquoi je ne me déshabille guère souvent, afin que, s’il m’arrive quelque chose, je ne sois pas contrainte de m’en venir toute nue demander du secours. Mais vous, madame, est-il possible que vous puissiez être toute seule sans aucune crainte ? Mon Dieu, je vous supplie de me permettre que je passe ici la nuit, puisque monsieur n’y est pas. Je dormirai mieux sur cette chaise que sur mon lit, et si je ne vous incommoderai point ; car, au contraire, je vous y servirai beaucoup, en vous donnant incontinent tout ce qui vous sera nécessaire. Non, non, dit Laurette, retourne-t’en en ta chambre, je n’ai que faire de toi ; et, puisque j’ai de la lumière, je n’aurai plus de crainte. Ce n’est que dans les ténèbres que je m’imagine, en veillant, de voir tantôt un chien, tantôt un homme noir, et tantôt un autre fantôme encore plus effroyable. Mais vraiment, interrompit Catherine, en faisant la rieuse, vous avez un mari bien dénaturé. Eh Dieu ! comment est-ce qu’il s’est pu résoudre à vous quitter cette nuit-ci, ainsi qu’il a fait ? Où est-il donc ? Est-il allé prendre des grenouilles à la pipée ? Pour moi, je vous confesse que, toute fille que je suis, je me trouve plus capable de vous aimer que lui. Allez, allez, vous êtes une sotte, dit Laurette : quoi ! les premiers jours que vous avez été céans vous avez bien fait l’hypocrite ; à qui se fiera-t-on désormais ? Ce que je dis n’est-il pas vrai ? reprit Catherine. Eh ! que seroit-ce donc si je vous avois montré par effet que je suis même fournie de la chose dont vous avez le plus besoin, et que Valentin ne peut pas mieux que moi vous rendre contente ? vous auriez bien de l’étonnement. Vraiment, voilà de beaux discours pour une fille, dit Laurette. Allez, mamie, vous êtes la plus effrontée du monde ou vous vous êtes enivrée ce soir ; retirez-vous, que je ne vous voie plus. Que c’est une chose fâcheuse que ces gens-ci ! autant de serviteurs, autant d’ennemis ; mais quoi, c’est un mal nécessaire.

Catherine, qui étoit entrée en humeur, ne se souciant pas de l’opinion que sa maîtresse pourroit, avoir d’elle, s’en approcha pour la baiser et lui faire voir après qu’elle ne s’étoit vantée d’aucune chose qu’elle n’eût moyen d’accomplir. Elle s’imaginoit qu’aussitôt qu’elle auroit montré à Laurette ce qu’elle étoit, elle concevroit de la bienveillance pour elle et ne chercheroit que les moyens de la pouvoir souvent tenir entre ses bras. Mais Laurette, sçachant bien ce qu’elle sçavoit faire, l’empêcha de parvenir au but de ses desseins, et la poussa hors de sa chambre, en lui donnant, deux ou trois coups de poing, et lui disant force injures.

Tout leur discours avoit été entendu d’Olivier, qui sortit de la ruelle, et dit à Laurette qu’elle avoit bien pu connoître, par les paroles et par les actions de Catherine, qu’elle n’étoit pas ce qu’elle lui avoit toujours semblé. Laurette, reconnaissant cette vérité apparente, lui dit qu’elle vouloit mettre ordre à cette affaire-là ; qu’elle vouloit empêcher que Catherine ne fit entrer des voleurs dans le château cependant que l’on n’y songeroit pas, et qu’elle désiroit aussi la punir de ses méchancetés. Avisez, madame, ce qu’il est besoin de taire, dit Olivier, je vous assisterai en tout et partout. Je m’en vais trouver Catherine, répliqua Laurette ; suivez-moi seulement de loin, et venez quand je vous ferai quelque signe, afin de la lier avec des cordes que vous porterez quand et vous[4]. Laurette, ayant dit cela, prit la chandelle, et s’en alla jusques en la chambre de la servante : Viens-t’en avec moi dans cette salle basse, lui dit-elle, porte la lumière. Pourquoi faire ? madame, répondit Catherine. De quoi te soucies-tu ? répliqua Laurette, tu le verras quand tu y seras.

Quand elles furent entrées en la salle, Laurette dit à Catherine : Ouvre la fenêtre, et monte dessus pour voir ce que c’est qui est attaché au haut de la grille et qui remue à tous momens ; cela m’a mise en peine tout à cette heure en y regardant delà haut. Or c’étoit le voleur, qui étoit demeuré là attaché.

Catherine, qui n’en sçavoit rien, après avoir eu la témérité de toucher en bouffonnant les tetons de sa maîtresse, mit le pied sur un placet, et de là sur la fenêtre, où elle ne fut pas plutôt, qu’Olivier, qui attendoit à la porte, s’approcha, au signe que lui fit Laurette, laquelle, ayant pris une grande chaire, monta dessus, et empoigna fermement sa servante, tandis que, d’un autre côté, Olivier lui lioit les bras par derrière a la croisée. Ce n’est pas tout, dit Laurette en riant, lorsqu’elle se vit assurée de sa personne, il faut voir si elle est ce qu’elle s’est vantée d’être. En disant cela, elle lui troussa la cotte et la chemise, et les lui attacha tout au-dessous du cou avec une aiguillette ; de sorte que l’on pouvoit voir sans difficulté ses parties. Olivier commença alors à s’en gausser, tellement que son compagnon et Catherine le reconnurent à sa parole. Ah ! ce dit l’un, je te supplie de m’aider à m’ôter d’ici ; car voilà le jour qui vient, et, si l’on me trouve en cet état, je te laisse à juger ce qui en arrivera. Je ne te sçaurois secourir, répondit Olivier, car il y a une grille de fer entre nous deux. Ma foi, tu fais bien de ne vouloir plus te tenir davantage en l’air, car c’est un élément qui t’est tout à fait contraire, et tu ne mourras jamais autre part ; c’est ta prédestination. Tu nous as donc trahis ainsi ? interrompit Catherine ; perfide ! si je tenois ton cœur, je le dévorerois maintenant. Ne parle point de tenir, lui répondit Olivier, car tu ne peux plus jouir de tes mains. Laissons-les là, dit Laurette ; qu’ils se plaignent tout leur saoûl, personne ne viendra à leur secours que les sergens et le bourreau.

Ayant tenu ce discours, elle convia Olivier de remonter en sa chambre, où ils ne furent pas sitôt, qu’il fut ravi de cette beauté, qu’il ne pensoit pas être si merveilleuse qu’elle étoit lorsqu’il en avoit joui sans lumière. L’ayant considérée attentivement, il prit la hardiesse de cueillir sur sa lèvre quelques baisers, qui ne lui furent point refusés, parce que Laurette, le trouvant de bonne mine, n’étoit pas fâchée qu’il recommençât le jeu où il avoit déjà montré qu’il étoit des plus savans. Lui, qui lisoit ses intentions dedans ses yeux mourans et lascifs, ne laissa pas échapper la favorable occasion qu’il avoit de tâter derechef d’un si friand morceau.

Ils se mirent après à discourir de plusieurs choses. Olivier parla principalement de la bonne fortune qu’il avoit eue, et fit des sermens à Laurette qu’il n’estimoit rien au prix, non-seulement celles qui lui pouvoient arriver, mais celles qui pouvoient venir en son imagination. Vous avez beaucoup de sujet de remercier le ciel d’une chose, dit Laurette, c’est de la faveur qu’il vous a départie, en faisant que, lorsque je vous ai vu tantôt sur le milieu de l’échelle, vous prenant pour un mien serviteur, je me suis venue mettre sur une chaire en attendant que vous fussiez monté jusques ici ; car, si je me fusse tenue à la fenêtre, j’eusse bien vu que vous n’étiez pas celui que j’attendois, et, je ne vous le cèle point, qu’infailliblement vous eussiez été très-mal reçu de moi, au lieu que vous l’avez été si bien, que vous ne vous en sçauriez plaindre avec raison. Je ne doute point que vous ne m’eussiez maltraité, repartit Olivier, et, si je ne m’en offense aucunement, car quelle bienveillance pourriez-vous avoir pour un homme inconnu qui vous surprend, au lieu de celui que vous avez dès longtemps pratiqué ? Mais je vous assure que, si je ne suis pareil en mérite ou en beauté de corps à celui à qui vous aviez donné assignation, je lui suis pareil en désir de vous servir, et n’ai pas moins que lui d’affection pour vous.

Ces démonstrations d’amour attirèrent beaucoup d’autres entretiens à leur suite, qui furent un peu interrompus par les embrassemens dont ils goûtoient les délices tout autant de fois qu’il leur étoit possible.

Quand Laurette vit que le soleil étoit levé, se figurant que son mari ne tarderoit plus guère à revenir, elle pria Olivier de se cacher dedans le foin de l’écurie jusques à tant que, le pont-levis étant abaissé, il eut le moyen de s’en aller. Après qu’il lui eut dit adieu et qu’il lui eut donné une infinité d’assurances de se souvenir toujours d’elle, il s’accorda à se mettre en tel endroit qu’elle voulut, et la laissa retourner en sa chambre, où elle s’enferma, en attendant le succès de l’aventure de Catherine.

Il étoit, ce jour-là, dimanche, et trois jeunes rustres du village s’étoient levés du matin pour aller à la première messe, et de là à un bourg prochain, défier à la longue paume[5] les meilleurs joueurs du lieu. Le curé ne fut pas assez matineux à leur gré. En attendant qu’il fut sorti du presbytère, ils s’en allèrent promener à l’entour du château, où ils aperçurent aussitôt le voleur se tenant d’une main à l’échelle de corde et de l’autre à la grille de fer. Ils virent aussi Catherine toute découverte jusques au-dessus du nombril, et la prirent pour un hermaphrodite. Ils s’éclatèrent de rire si fort, que tout le village en retentit ; de sorte que le curé, en boutonnant encore son pourpoint, sortit pour voir ce qui leur étoit arrivé de plaisant. Leur émotion étoit si grande, qu’ils ne se pouvoient presque plus soutenir, et ne faisoient autre chose que joindre les mains, que se courber le corps en cent postures, et se heurter l’un contre l’autre, comme s’ils n’eussent pas été bien sages. Leur bon pasteur, ne jetant les yeux que sur eux, ne voyoit pas la cause de leurs risées, et ne cessoit de la leur demander, sans pouvoir tirer de réponse d’eux, car il leur étoit impossible de parler, tant ils étoient saisis d’allégresse. Enfin le curé, en tirant un par le bras, lui dit : Eh ! viens ça, Pierrot ; ne veux-tu pas me conter ce que tu as à rire ? Alors ce compagnon, se tenant les côtés, lui-dit à plusieurs fois qu’il regardât à l’une des fenêtres du château. Le curé, levant la vue vers ce lieu, aperçut ce qui les émouvoit à tenir cette sotte contenance, et n’en jeta qu’un éclat de risée tort modéré, pour faire le sérieux et le modeste. Vous êtes de vrais badauds, dit-il, de faire les actions que vous faites pour si peu de chose : l’on connoît bien que vous n’avez jamais rien vu, puisque le moindre objet du monde vous incite à rire si démesurément que vous semblez insensés. Je ris, quant à moi, mais c’est de votre sottise : que sçavez-vous si ce que vous voyez n’est point un sujet qui vous devroit inciter à jeter des larmes ? Nous sçaurons tantôt du seigneur Valentin ce que tout ceci veut dire et quels jeux l’on a joués cette nuit en sa maison.

Comme le curé achevoit ces images, il arriva près de lui beaucoup de paysans qui, étonnés du merveilleux spectacle, interrogèrent le voleur et Catherine, qui les avoit mis là ; mais ils n’en surent tirer de réponse. Les pauvres gens baissoient honteusement la tête, et il n’y eut que le voleur qui dit à la fin que l’on le tirât du lieu où il étoit, et qu’il conteroit tout de point en point. Le curé dit à ceux qui l’accompagnoient qu’il falloit avoir patience, que Valentin eût ouvert le château, et il y en eut qui tournèrent à l’entour, afin de voir s’il n’y avoit point quelqu’un aux fenêtres pour l’appeler. Une plaintive voix parvint à leurs oreilles, du creux du fossé qu’ils côtoyoient ; ils jetèrent leurs yeux en bas, et aperçurent la cuve d’où il n’y avoit pas longtemps que Francion étoit sorti après être revenu de pâmoison. Il s’étoit senti si foible qu’il avoit eu beaucoup de peine à se retirer d’un si mauvais lieu, tellement qu’il étoit couché auprès pour se reposer. Comme les paysans le virent tout en sang, ils descendirent vers lui, et l’un d’eux s’écria : Miséricorde ! c’est mon hôte, ce dévot pèlerin qui demeure en ma maison depuis quelques jours. Mon cher ami, reprit-il en se retournant vers lui, qui ont été les traîtres qui vous ont si mal accoutré ? Otez-moi d’ici, repartit Francion, secourez-moi, mes amis ; je ne vous puis maintenant rendre satisfaits sur ce que vous me demandez. Quand il eut dit ces paroles, les villageois le retirèrent de là, et, comme ils le portoient à son hôtellerie, ils rencontrèrent un de ses valets qui fut bien étonné de le voir en l’équipage où il étoit. Ce qu’il trouva de plus expédient fut d’aller quérir un barbier, qui arriva comme l’on dépouilloit son maître auprès du feu pour le mettre au lit. Il vit sa plaie, qui ne lui sembla pas fort dangereuse et, ayant mis dessus un premier appareil, il assura qu’elle seroit guérie dans peu de temps.

Tandis, tous les habitans du village s’assemblèrent devant le château pour voir le soudain changement d’une fille en garçon. Ceux qui avoient déjà pris leur plaisir de cette drôlerie s’en alloient dire a leurs voisins qu’ils s’en vinssent à la grande place, et qu’ils n’y auroient pas peu de contentement. Le bon fut que les femmes, qui ont bien plus de curiosité que les hommes, et principalement en ce qui est d’une plaisante aventure, voulurent sçavoir ce que c’étoit que leurs maris avoient vu. Elles s’en allèrent en troupe jusques au château, où elles ne furent pas sitôt, qu’ayant aperçu Catherine, elles s’en retournèrent plus vite qu’elles n’étoient venues. Celles qui étoient de belle humeur rioient comme des folles, et les autres, qui étoient chagrines, ne faisoient que grommeler, s’imaginant que tout avoit été préparé à leur sujet et pour se moquer d’elles. C’est bien en un bon jour de dimanche qu’il faut faire de telles badineries, disoit l’une ; encore si l’on attendoit après le service, cela seroit plus à propos à carême prenant. Oh ! le monde s’en va périr sans doute : tous les hommes sont autant d’Antechrists. Ne vous enfuyez pas, ma commère, dit un bon compagnon ; venez voir la servante de Valentin, elle montre tout ce qu’elle porte. Le diable y ait part, lui répondit-elle. Sur mon Dieu, lui répliqua-t-il, vous avez beau faire la dédaigneuse, vous aimeriez mieux y avoir part que le diable. Va, va, lui dit une autre, bien résolue, nous ne voulons pas avoir seulement part à un morceau ; nous le voulons avoir tout entier. Je le sçais bien, reprit le rustre ; vous ne vous enfuyez de ce joyau que l’on vous a fait voir que parce que aussi bien est-il trop loin de vous : il y a un fossé et une grille entre deux ; et puis vous aimeriez mieux le manier que le regarder. Merci Dieu, lui dit la femme en se courrouçant, si tu m’échauffes une fois les oreilles, je manierai le tien de telle façon, que je te l’arracherai et le jetterai aux chiens.

Ainsi les femmes eurent plusieurs brocards ; mais je vous assure qu’elles rendirent bien le change. Au moins, si elles ne jetèrent des traits aussi piquans, elles dirent tant de paroles et tant d’injures, et se mirent à crier si haut toutes ensemble, qu’ayant étourdi tous les hommes elles les contraignirent d’abandonner le champ de bataille, comme s’ils se fussent confessés vaincus.

Quelques villageois, s’éloignant du reste de la troupe, s’en allèrent à cette heure-là près du clos où étoit Valentin, qu’il ouïrent crier à haute voix. Ils s’approchèrent du lieu où ils l’avoient entendu, ne croyant pas que ce fût lui. Ils furent infiniment étonnés de voir cet épouvantail, couvert d’habillemens extraordinaires, attaché à un arbre. En se tempêtant la nuit, son capuchon lui étoit tombé sur les yeux, de telle sorte qu’il ne voyoit goutte et ne sçavoit s’il étoit déjà jour. Au défaut de ses mains, il avoit fort secoué la tête pour le rejeter en arrière ; mais toute la peine qu’il y avoit prise avoit été inutile. Il ne voyoit point les paysans et oyoit seulement le bruit qu’ils faisoient en se gaussant de cet objet qui se présentoit à leurs yeux, non moins plaisant que celui qu’ils venoient de voir en la grande place.

L’opinion qu’il avoit eue toute la nuit, que les démons s’apprêtoient à le tourmenter, lui donna alors de plus vives atteintes qu’auparavant ; car il s’imagina que c’étoient eux qui s’approchoient, et commença d’user des remèdes que Francion lui avoit appris pour les chasser. Les paysans le reconnurent alors à sa voix, et, entendant les niaiseries qu’il disoit, et considérant l’état où il étoit, ils crurent fermement qu’il avoit perdu l’esprit, et, en s’ébouffant de rire, s’en retournèrent vers leur curé, pour lui conter ce qu’ils avoient vu, Sans doute, dit-il, voici la journée des merveilles : je prie Dieu que tout ceci ne se tourne point au dommage des gens de bien. Lorsqu’il fut à l’entrée du clos, apercevant déjà Valentin entre les arbres, il lui dit : Est-ce donc vous, monsieur, mon cher ami ? eh ! qui est-ce qui vous à mis là ? Valentin, oyant la voix de son pasteur, modéra un peu sa crainte, parce qu’il vint à se figurer que les plus méchans diables qui fussent en enfer ne seroient pas si téméraires que de s’approcher de lui, puisqu’une personne sacrée étoit en ce lieu. Hélas ! monsieur, répondit-il, ce sont des démons qui m’ont ici attaché et m’ont livré des assauts plus furieux que tous ceux dont ils ont jadis persécuté les saints ermites. Mais comment, dit le curé, n’avez-vous point couché chez vous cette nuit ? Vous ont-ils porté en ce lieu-ci, sans que vous en ayez senti quelque chose ? Ne sont-ce point des hommes mêmes qui vous ont accommodé de la sorte ? Valentin ne dit plus mot alors, parce qu’il songea que celui qui parloit à lui pouvoit être un démon qui avoit pris une voix pareille à celle de son curé pour le tromper ; car il avoit lu que les mauvais esprits se transforment bien quelquefois en anges de lumière. Cela fit qu’il recommença ses conjurations, et qu’il dit à la fin : Je ne veux point parler à toi, prince des ténèbres ; je te reconnois bien ; tu n’es pas mon curé, dont tu imites la parole. Je vous montrerai bien qui je suis, dit le curé en lui ôtant le capuchon. Eh quoi, sire Valentin, avez-vous perdu le jugement, pour croire que tous ceux qui parlent à vous sont des esprits ? Pourquoi vous forgez vous ces imaginations ? Faut il que je vous mette au nombre de mes ouailles égarées ?

Valentin, jouissant de la clarté du jour, reconnut que tous ceux qui étoient autour de lui étoient de son village, et perdit tout à fait les mauvaises opinions qu’il avoit conçues, quand il vit qu’ils se mettoient à le délier.

Le curé voulut sçavoir de lui par quel moyen il avoit été mis là. Il fut contraint de raconter les enchantemens que lui avoit appris Francion, et de dire aussi pour quel sujet il les avoit voulu entreprendre. Quelques mauvais garçons, en ayant entendu l’histoire, s’en allèrent la publier partout à son infamie ; si bien qu’encore aujourd’hui l’on s’en souvient, et, lorsqu’il y a quelqu’un à froide queue, l’on lui dit par moquerie qu’il s’en aille aux bains de Valentin.

Après que le bon curé eut fait plusieurs réprimandes à son paroissien, sur la pernicieuse curiosité qu’il avoit eue, il le mena voir le plaisant spectacle qui étoit au château, dont Valentin, aussi étonné que les autres, ne put rendre aucune raison. À l’instant, un homme de bonne conversation et de gentil esprit, se trouvant là, dit : Vous voilà bien empêchés, messieurs, vous ne vous pouvez imaginer la cause de ce que vous apercevez : je m’en vais vous la dire en trois mots. Ce compagnon, que vous voyez pendu à l’échelle, étoit amoureux de Catherine : il la vouloit aller voir sans doute ; mais, pour lui montrer qu’il perdoit ses peines, elle lui a découvert son devant, lui faisant connoitre qu’elle n’est pas ce qu’il pensoit. Tenez, il est demeuré là en contemplation tout éperdu.

Cette ingénieuse imagination plut infiniment à la compagnie, qui pensa qu’elle sçauroit bientôt des choses plus véritables, d’autant que les valets de Valentin ouvrirent à l’heure le château ; mais ils entrèrent en admiration aussi grande de voir tout le mystère que s’ils n’eussent point été du logis.

L’on eut bientôt détaché le voleur et Catherine, et l’on ne manqua pas à leur demander des nouvelles de leur affaire, vu que personne n’en pouvoit rien dire. Le péril où ils étoient les avoit fait résoudre à ne point répondre à toutes les interrogations que l’on leur feroit, sçachant bien que leur cause étoit si chatouilleuse, qu’ils l’empireroient plutôt en parlant que de l’amender. L’on eut beau dire à Catherine, par plusieurs fois : Pour quelle occasion est-ce qu’étant garçon vous avez pris l’habit de fille, jamais l’on n’en put tirer de raison. Laurette, étant descendue, fit l’étonnée au récit de cette aventure, et, s’étant retirée petit à petit à la cour, pendant que tout le monde étoit dans la salle, elle s’en alla retrouver celui qui avoit passé la nuit avec elle, et, lui ayant derechef dit adieu, le fit déloger promptement.

Le juge du lieu arriva la-dessus, ne désirant pas que rien ne se passât sans qu’il en fit son profit. Il voulut persuader à Valentin qu’il falloit faire des informations ; que le dessein de Catherine et de son camarade ne pouvoit être bon et qu’ils avoient entrepris de voler son bien ou son honneur. Mais Valentin, qui sçavoit bien ce que c’étoit que de passer entre les mains ravissantes de la justice, ne voulut faire aucune instance, parce qu’il ne trouvoit point de manque à son bien. Tout ce qu’il désiroit étoit de sçavoir par quel accident ces personnes-la avoient été attachées à sa fenêtre. Quant au procureur fiscal, il ne voulut point faire de poursuite, d’autant qu’il voyoit bien qu’il n’y avoit rien à gagner ; et puis les parties ne parloient point, et, qui plus est, on ne pouvoit point trouver des preuves contre elles.

Après que la messe fut dite, l’on donna congé à ces pauvres gens de s’en aller où ils voudroient ; et je vous assure que, deux ou trois lieues durant, ils furent poursuivis de tant de personnes qui leur firent souffrir tant de martyre, qu’il n’est point de punition plus rigoureuse que celle qu’ils eurent.

Voilà comme ceux qui ont l’inclination portée au mal ne réussissent jamais bien dans leurs desseins, et reçoivent le salaire tel qu’ils le méritent : tout ce que nous avons vu jusques ici nous l’enseigne. Valentin, qui se vouloit servir de la science noire et diabolique, a été moqué de tout le monde, et ceux qui se vouloient enrichir par leurs larcins ne l’ont pas sçu faire et ont été tourmentés merveilleusement. Quant à Laurette, qui faisoit un faux bond à son honneur, elle n’a pas été punie sur l’heure ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Pour ce qui est de Francion, il eut assez de mal pour sa vicieuse entreprise ; néanmoins, comme il étoit fort résolu, il souffrit tout cela plus patiemment que les autres.

Il étoit à l’hôtellerie, où, son homme lui ayant fait le récit de tout ce qui s’étoit passé, il se prit à rire de si bon courage, que la douleur de ses esprits fut quasi apaisée par son excès de joie ; néanmoins son jugement ne put avoir de lumière parmi l’aventure, encore qu’il se souvint des propos que Catherine lui avoit tenus. Ce qui lui donna le plus de contentement fut le récit de l’état où le curé avoit rencontre Valentin.

Le barbier vint le visiter comme l’on lui alloit donner à dîner ; et, voyant que l’on lui apportoit du vin, il dit qu’il ne falloit pas qu’il en bût, à cause que cela lui feroit mal à la tête. Francion, ayant oui cet avis si rigoureux, lui dit : Mon maître, ne me privez point de cette divine boisson, je vous en prie, c’est le seul soutien de mon corps ; toutes les viandes ne sont rien au prix. Ne savez-vous pas que par moquerie on appelle les mauvais médecins des médecins d’eau douce, parce qu’ils ne sçavent faire autre chose que de nous ordonner d’en boire ? Je crois que leur prince Hippocrate n’étoit pas de cette humeur ; aussi l’hypocras[6] qui est le plus excellent breuvage que nous ayons, en porte-t-il son nom, à cause qu’il l’a aimé ou qu’il l’a inventé. J’ai connu un jeune gentilhomme qui avoit mal aux jambes ; l’on lui défendoit le vin, comme vous me faites, de peur d’empirer sa douleur : sçavez-vous ce qu’il faisoit ? Il se couchoit tout au contraire des autres, et mettoit ses pieds au chevet, afin que les fumées de Bacchus descendissent à sa tête. Quant à moi, qui suis blessé en l’autre extrémité, je suis d’avis de me lever et me tenir droit, à celle fin que, voyant que le vin que je boirai descendra à mes pieds plutôt que de monter à ma tête, vous ne soyez pas si sévère que de me l’interdire. De fait, Francion, ayant dit ces paroles, demanda ses chausses à son valet pour se lever. Le barbier, lui voulant montrer son sçavoir, essaya de lui prouver que les raisons qu’il avoit données ne valoient rien du tout, et qu’elles étoient plutôt fondées sur des maximes de l’hôtel de Bourgogne[7] que sur des maximes des écoles de médecine. Là-dessus il vint à lui discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant être au suprême degré de l’éloquence en les profèrant, tant il étoit blessé de la maladie de plusieurs, qui croient bien parler tant plus ils parlent obscurément, ne considérant pas que le langage n’est que pour faire entendre les conceptions, et que celui qui n’a pas l’artifice de les expliquer à toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale. Francion, ayant eu la patience de l’écouter, lui dit que tous ses aphorismes n’empêcheroient pas qu’il ne se levât ; mais toutefois qu’il ne boiroit point de vin, et que ce qu’il en avoit dit n’étoit que par manière de devis. C’est à faire aux esprits bas, continua-t-il, à ne point pouvoir de telle sorte commander sur eux-mêmes qu’ils ne sçachent restreindre leurs appétits et leurs envies ; pour moi, bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter, et je ferois ainsi de toute autre chose que je chérirois uniquement. Votre tempérance est remarquable, repartit le barbier, je n’ai pas les ressorts de l’âme si fermes qu’ils puissent ainsi commander à mon corps ; car je vous assure bien que, quand Galien même m’auroit dit que l’usage du vin me seroit nuisible, je ne m’en priverois pas, et que, si, sans en avoir, l’on me mettoit auprès d’une fontaine d’eau, je ne laisserois pas de mourir de soif. Mais, monsieur, poursuivit-il, il n’est pas croyable que vous ne sentiez maintenant du mal, et néanmoins vous ne vous pouvez pas tenir de gausser. Si vous me connoissiez particulièrement et si vous sçaviez de quelle sorte un homme doit vivre, vous ne trouveriez rien d’étrange en cela, lui répondit Francion ; mon âme est si forte, qu’elle repousse facilement toute sorte d’ennuis et jouit de ses fonctions ordinaires parmi les maladies de mon corps. Monsieur, reprit le barbier en souriant, vous me pardonnerez si je vous dis que vous m’obligez à croire que l’opinion que l’on a de vous en ce village-ci est véritable, qui est que vous êtes très-sçavant en magie ; car autrement vous ne supporteriez pas si patiemment que vous faites le mal que vous avez. L’on dit même (je ne le sçaurois croire pourtant) que tout ce qui est arrivé cette nuit chez Valentin s’est fait par votre art ; que vous avez métamorphosé la servante du logis en garçon ; que vous l’avez rendue muette, et que vous n’avez pas véritablement une plaie à la tête, mais que vous abusez nos yeux. Ce qui donne ces pensées-là aux bonnes gens, c’est que l’on n’a pu trouver la cause de pas un de tous ces succès.

Cette plaisante imagination mit tellement notre malade hors de soi, qu’il pensa mourir de rire. Là-dessus il acheva de s’habiller, et s’assit à table avec le barbier, qui ne demanda pas mieux que de dîner avec lui. Or çà, lui dit Francion, ne savez-vous point si je suis maintenant en la bonne grâce de Valentin ? En quelle manière parle-t-il de moi ? Je ne vous le cèle point, répondit le barbier, il en parle comme du plus méchant sorcier qui soit au monde. Il dit qu’au lieu que vos secrets lui devoient apporter quelque bien ils lui ont causé beaucoup de maux. Encore qu’il y ait longtemps qu’il soit assuré de cela, il n’a pas laissé d’essayer tout maintenant s’il se porteroit plus vaillamment au combat contre sa femme qu’il n’a accoutumé de faire ; mais jamais il n’a eu la force : de sorte qu’il a été contraint de contracter une paix honteuse avec Laurette. Il n’y a rien que sa porte de derrière qui soit ouverte, et je vous assure bien qu’elle l’est, de telle façon, qu’il ne peut retenir une liquide et sale matière qui en sort à chaque moment. Il a fallu qu’il m’ait prié, comme son bon compère, de lui bailler une drogue qui ira refermer les ouvertures et apaiser les séditions de ces rebelles, qui, ne se tenant pas aux lieux ordonnés, s’enfuient sans demander congé. Dois-je craindre qu’il ne prenne quelque vengeance de moi ? reprit Francion. Je ne vous en ai encore rien dit, répondit le barbier, parce qu’il m’a semblé que vous avez bien le moyen d’éviter, par votre science, toutes les embûches qu’il vous sçaura dresser ; néanmoins je vous assure, à cette heure, qu’il n’épargnera pas toute la puissance qu’il a pour vous jouer un mauvais tour. Je m’en vais gager qu’il fera assembler les plus vaillans du village pour vous venir ce soir enlever et vous mettre en prison dans le château. Cela ne m’empêchera pas de boire à sa santé avec ce verre d’eau, que je m’en vais aussi emprisonner, répliqua Francion ; puis il changea de discours et acheva de prendre son repas.

Comme il se levoit de table, plusieurs habitans arrivèrent à l’hôtellerie, poussés de curiosité de le voir. Ils demandoient tous : Où est le pélerin ? où est le pèlerin ? à si haute voix qu’il l’entendit distinctement. Incontinent il fit fermer la porte avec les verrous, et, quoique ces gens-là heurtassent, disant tantôt qu’ils avoient affaire d’un coffre qui étoit dedans la chambre, tantôt qu’ils vouloient parler au barbier, ils ne purent obtenir que l’on leur ouvrît l’huis. À la fin, ils jurèrent tant de fois qu’il y avoit un homme blessé dans le village, qui se mouroit à faute d’un prompt remède, qu’il fallut faire sortir le barbier ; mais, comme ils pensoient entrer dedans la chambre, Francion et son valet se présentèrent à l’entrée les pistolets à la main, protestant de les tirer contre ceux qui seroient si téméraires que d’approcher.

Les paysans, qui n’avoient pas coutume de se jouer avec de pareilles flûtes, demeurèrent tous penauds, et, s’en retournant, laissèrent refermer la porte. Il en revint encore d’autres en plus grand nombre, qui perdirent leurs peines ni plus ni moins que les premiers. Francion, à qui leur importunité déplaisoit infiniment, se résolut de s’en délivrer le plus tôt qu’il pourroit. Ayant appelé son hôte, il le paya de ses écots, lui communiqua son dessein, et le pria d’atteler une petite charette qu’il avoit, pour le faire conduire à un bourg où il seroit moins inquiété. L’hôte attacha deux cerceaux à sa charette, pour soutenir une couverture, et, ayant mis au fond toutes les besognes[8] de Francion, il l’avertit qu’il étoit heure de partir. Il monta dedans et se coucha dessus la paille, cependant que l’on le tiroit hors la taverne par une porte de derrière, qui rendoit emmi[9] les champs ; son valet alloit après, monté sur son cheval, et, en cet équipage, ils traversèrent le pays, sans que personne du village les vit.

Le bon fut que quelques uns retournèrent à l’hôtellerie aussitôt qu’ils en furent partis, et, ne les trouvant point dedans leur chambre, ni en pas un autre lieu, eurent opinion qu’ils étoient disparus par art de nécromance.

Pendant le chemin, Francion se mettoit à discourir, tantôt avec un jeune garçon qui conduisoit la charrette, et tantôt avec son serviteur. Quand je songe aux aventures qui me sont arrivées ce jour-ci, disoit-il à son valet, je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde, qu’à peine que puis-je tenir d’en rire. Cependant j’en ai pour mes vingt escus et pour une bague que j’ai perdue, je ne sçais en quelle sorte. Il faut que ceux qui m’ont porté ce matin à l’hôtellerie aient fouillé dans mes pochettes. Un remède contre ce mal, c’est d’avoir de la patience, dont je suis, Dieu merci, mieux fourni que de pistoles. Mais considérez un peu l’agréable changement : il n’y a pas longtemps que j’étois couvert d’habillemens somptueux, et maintenant j’ai une cape de pèlerin ; je couchois sous les lambris dorés des châteaux, et je ne couche plus qu’aux fossés, sans aucun toit ; j’étois sur des matelas de satin bien piqués, et je me suis trouvé dedans une cuve pleine d’eau, pensez pour y être plus mollement ; je me faisois traîner dans un carrosse, assis sur des coussinets, et voici que je suis encore trop heureux d’avoir pu trouver une méchante charrette, où je me vautre dedans la paille, de telle sorte que je ne méritai jamais le nom de paillard à plus juste raison.

Son serviteur lui répondit le mieux qu’il lui fut possible, afin de lui donner de la consolation ; mais il en prenoit bien lui tout seul. Monsieur, poursuivit-il, je ne me fâche que de ce que je vous vois ainsi la dedans, cela n’est guère honorable ; aussi, pour conduire les criminels au supplice avec plus d’ignominie, l’on les met dedans une charrette, je n’étois pas d’avis que vous entrassiez en celle-là.

Francion répondit là-dessus qu’il sentoit plus de mal que l’on ne pensoit en entendant ainsi goguenarder, et qu’il n’avoit pas assez de force pour se tenir à cheval.

Il aperçut que la nuit venoit petit à petit, mais il ne s’en mit point en peine, parce que le charretier lui assura qu’il n’y avoit plus qu’une demi-lieue jusqu’au bourg : de fait il disoit la vérité ; néanmoins ils n’y purent pas arriver, d’autant qu’une de leurs roues eut quelque chose de rompu. Ils passoient de fortune alors par un petit village où ils furent contraints de s’arrêter devant le logis d’un charron ; mais la nuit vint tout à fait auparavant que leur charrette fût accommodée, de sorte qu’il leur fallut chercher un gîte. Ils s’en allèrent droit à la taverne du lieu, qui étoit fort mal pourvue de toutes choses, et, ayant pris là un repas qui ne leur chargeoit pas beaucoup l’estomac, ils demandèrent où ils pourroient coucher. Je n’ai que deux lits dedans ma chambre haute, dit le tavernier, encore sont-ils occupés. Les deux hommes qui sont venus avec moi se coucheront dedans l’écurie ou autre part, dit Francion ; mais, pour moi, il faut que je sois sur un lit, je vous le payerai plutôt au double. Monsieur, dit l’hôte, il y a là-haut un gentilhomme couché tout seul ; je m’en vais m’enquérir de lui, s’il voudroit bien vous faire place à l’un de ses côtés.

Ayant dit cela, il monta à la chambre, d’où il revint avec une fort bonne réponse pour Francion, qui incontinent alla trouver le lit, où l’on consentoit qu’il prit son repos. Monsieur, dit-il à ce gentilhomme qu’il y vit couché, si je ne me portois point mal, la nécessité ne me forceroit pas à vous incommoder comme je vais faire ; je m’en irois plutôt passer la nuit volontiers, couché tout à plat sur un lit qui ne pourroit branler si tout l’univers n’étoit en mouvement, et où je n’aurois pour rideaux que les cieux ; toutefois le sujet qui me fait venir ici perdra tout à fait la puissance qu’il a eue à me persuader de m’y tenir, si je connois que vous ne m’y souffriez pas de fort bon cœur. Monsieur, répondit le gentilhomme, ne dites point que je recevrai de l’incommodité, il est impossible que vous m’en apportiez ; néanmoins je serois prêt à en endurer, s’il ne tenoit qu’à cela pour vous rendre du service. Je sortirois même d’ici, et vous y laisserois tout seul, pour vous donner le moyen d’y dormir plus à requoi[10], si je ne considérois que vous penseriez que je le ferois par dédain.

Une courtoisie si remarquable que celle de ce gentilhomme ne fut pas mal reconnue par Francion, qui se servit des termes les plus affables qu’il put inventer pour le remercier ainsi qu’il le méritoit.

Comme il fut couché, le gentilhomme lui fit sçavoir que sa bonne mine, qu’il avoit remarquée, et où il éclatoit je ne sçais quoi de noble et de non vulgaire, étoit un charme qui l’invitoit à lui faire un nombre infini d’offres de service. Francion, qui portoit un nom qui lui étoit véritablement dû, pour sa franchise accoutumée, lui répondit sans feintise, qu’il lui rendoit grâces de la bonne volonté qu’il avoit pour lui ; mais qu’encore qu’il y allât de son intérêt il ne trouvoit pas bon qu’il fondât son jugement sur de bien foibles apparences, qui sont ordinairement trompeuses, et qu’il devoit se figurer que souventefois l’on trouve, par la communication, qu’une méchante âme loge dessous un beau corps de qui l’on a été déçu. Je sçais, bien que je ne me trompe point, dit le gentilhomme, et que tant plus je vous fréquenterai, tant plus je reconnoîtrai la vérité de ce que les traits de votre visage m’ont dit. Je tiens que les règles de la physionomie ne sont point menteuses. Selon ce qu’elles m’enseignent, je vois beaucoup de bonnes choses en votre personne ; et puis j’ai connu un jeune gentilhomme qui vous ressembloit parfaitement bien, lequel étoit le plus estimable que j’aie jamais pratiqué. Toutes ces choses me donnent une extrême envie de sçavoir qui vous êtes, de quel pèlerinage vous venez, et qui c’est qui vous a blessé à la tête comme vous êtes. De vous faire maintenant connoître tout à fait qui je suis, et vous réciter beaucoup d’aventures qui me sont arrivées, je ne le puis pas faire, dit Francion, à cause que je n’ai pas le temps qu’il me faudroit pour une semblable traite ; et puis je désirerois bien me reposer. Je vous dirai seulement les dernières choses qui me sont avenues dont vous ne laisserez pas, je m’assure, d’être infiniment bien satisfait. Encore qu’il semble que l’on devroit celer tout cela, je vous le découvrirai de tout point, d’autant qu’il m’est aisé à voir que je ne puis confier mon secret plus assurément.

Sçachez donc que je m’appelle Francion, et qu’étant il y a quelques jours à Paris, non point en l’habit que vous m’avez vu, mais en celui de courtisan, je rencontrai, en faisant la promenade à pied par la rue, une bourgeoise, la plus aimable que je vis jamais. Aussitôt la fièvre d’amour me prit avec une telle violence, que je ne sçavois ce que je faisois. Le cœur me battoit dedans le sein plus fort que cette petite roue qui marque les minutes dans les montres ; mes yeux étinceloient davantage que l’étoile de Vesper, et, comme s’ils eussent été attirés par une chaîne à ceux de la beauté que j’avois aperçue, ils les suivoient tout partout. La bourgeoise étoit mon pôle, vers lequel je me tournois sans cesse ; en quelque endroit qu’elle allât, je ne manquois point à y porter mes pas. Enfin elle s’arrêta dessus le pont au Change[11], et entra dans la boutique d’un orfévre. Étant passé outre jusqu’à l’horloge du Palais, je me sentis si fort piqué de passion, qu’il fallut nécessairement que je rebroussasse chemin pour revoir mon cher objet. Je m’avisai d’entrer au lieu où étoit la belle, pour acheter quelque chose tout exprès, et, comme je ne sçavois que demander, je fus longtemps arrêté sur ce mot ; Montrez-moi ; enfin, je dis : Montrez-moi un des plus beaux diamans que vous ayez. Le marchand, étant empêché à faire voir un collier de perles à ma déesse, ne put pas sitôt venir à moi, dont je fus plus aise que s’il m’eût baillé sa marchandise pour néant ; car je pouvois considérer avec attention des yeux qui brilloient davantage que ses pierreries, des cheveux plus beaux que son or, et un teint dont la blancheur étoit plus grande que celle de ses perles orientales. Un peu après, il m’apporta ce que je lui avois demandé, et, en ayant sçu la valeur, je m’adressa à la bourgeoise, que je priai courtoisement de me montrer son achat, afin de trouver occasion de l’accoster. Une autre de sa compagnie, qui tenoit le collier, me le montra de fort bon gré, et lui dit après, en le lui rendant : Tenez, la fiancée, retournons-nous-en au logis, il est déjà tard.

Je connus, par ces paroles, que cette jeune mignarde étoit sur le point d’être mariée, et que c’étoit qu’elle achetoit tout ce qui lui étoit de besoin. Il y avoit avec elle un bon vieillard qui déboursoit tout l’argent : je le pris du commencement pour son père ; mais je fus étonné, lorsque, après qu’ils s’en furent allés, l’orfévre me dit : Regardez, monsieur, voilà le fiancé ; n’est-il pas bien digne d’épouser une telle femme que celle-ci ? Je ne lui répondis que par un souris, et commandai tout bas à un de mes laquais de suivre ces gens-là pour voir en quel logis ils entreroient.

L’orfévre ne me put rien dire de leurs noms ni de leurs qualités pour cette heure-là ; mais il me promit qu’il en apprendroit quelque chose d’un de ses amis qui les connoissoit. Après avoir acheté un diamant de fort peu de valeur et avoir commandé que l’on me fît un cachet de mes armes, je m’en retournai à ma demeure ordinaire, où mon laquais, qui étoit infiniment bien instruit aux commissions amoureuses, me vint rapporter tous les tenans et les aboutissans du logis de celle que j’appelois déjà ma maîtresse. Qui plus est, il me dit que le nom du vieillard qui l’accompagnoit étoit Valentin, comme il avoit appris, par hasard, d’un homme qui lui avoit dit adieu tout haut dans la rue. Le lendemain, je ne manquai pas à faire mes promenades par devant la maison où mes délices étoient enfermées. J’eus le bien de voir ma bourgeoise à sa porte, et la saluai avec une contenance où elle put bien remarquer quelque chose de l’affection que j’avois pour elle.

De là j’allai querir mon cachet sur le pont au Change, où l’orfévre me confirma ce que mon laquais m’avoit dit, que le fiancé s’appeloit Valentin, et me dit, de surplus, qu’il étoit à un grand seigneur nommé Alidan, dont il avoit toujours fait les affaires. Quant à la fiancée, il m’assura qu’elle s’appeloit Laurette ; mais il ne me put rien dire au vrai de son extraction.

Qu’étoit-il besoin de sçavoir tant de choses inutiles ? Aussi je ne m’en informai point davantage. Tout ce que je tâchai de faire fut d’accoster la gentille Laurette. De vingt fois que je passois par devant son logis, il n’y en avoit guère qu’une qui me fut favorable pour me la faire voir. Un soir, la trouvant toute seule à sa porte, je l’abordai gracieusement, et lui demandai si elle ne savoit point où demeuroit un je ne sais quel homme, dont j’inventois le nom tout exprès. Quand elle m’eut répondu qu’elle ne le connoissoit point, je contrefis l’étonné, disant qu’il m’avoit assuré lui-même que son logis étoit en cette rue-là, et je ne quittai pas pourtant cette mignonne. Elle, qui se doutoit presque de mon dessein, entama tout incontinent un autre discours, et me demanda si je n’étois pas de son quartier, vu qu’elle m’y voyoit souventefois. Je lui répondis que non, et lui dis résolument qu’elle avoit tant de charmes qu’elle m’y attiroit tous les jours, bien que je fusse d’un lieu fort éloigné. Elle me répliqua qu’il falloit que ce fut un autre sujet plus puissant qu’elle qui m’y amenât ; puis elle commença a se mettre tout à fait dans les termes d’une ingénieuse humilité. Je ne pus souffrir qu’elle s’abaissât de cette sorte, et la relevai jusques aux astres du firmament. Ma conclusion fut celle que l’on prend d’ordinaire, de dire que tant de parfaites qualités qu’elle possédoit faisoient que je n’avois rien de si cher que l’honneur de me pouvoir nommer sont esclave.

Ce fut bien alors qu’elle me fit paroître combien elle étoit fine à ce jeu-là ; car, voyant qu’elle n’avoit pas affaire à un novice, elle déploya tant ce qu’elle avoit de subtil et d’artificieux : je vous assure, à ma honte, que je vis quasi l’heure que j’étois déferré.

Cela fit que je l’aimai encore davantage, et ces gentillesses non vulgaires, dont elle usa envers moi, furent comme qui jetteroit de l’huile dedans un feu. Ses noces, qui se firent bientôt après, ne me causèrent aucune fâcherie ; car je me doutois bien que je ne me devois pas affliger de ce que ce vieillard coucheroit avec elle auparavant moi, et qu’aussi bien n’auroit-il pas son pucelage, que je croyois qu’elle n’avoit plus il y avoit longtemps. Au reste, l’espérance m’étoit comme un baume salutaire dont j’adoucissois la douleur de toutes mes plaies. Il me sembloit qu’il étoit infaillible que Laurette, belle et jeune, ne fut fort aise de trouver un ami qui fit, au lieu de son époux, une besogne qui ne pouvoit pas demeurer à faire, et qui est la principale du ménage. Il faut un bon Atlas pour ne point succomber à un faix si pesant que celui de satisfaire aux amoureuses émotions d’une femme. Valentin n’avoit pas, à mon avis, des épaules assez fortes pour le supporter ; il étoit besoin que quelqu’un lui aidât. Donc je m’imaginois que ma fidélité me feroit choisir de Laurette, pour cette affaire, entre tous les hommes du monde.

Tandis que je me flatte par cette pensée, voici un accident qui arrive, dont je ne me doutois pas, c’est que Valentin sort de Paris pour toujours avec tout son train. Je m’enquiers du lieu de sa retraite : l’on m’apprend que c’est en ce pays-ci et en un château qui appartient à son maître, dont nous ne sommes éloignés que de quatre lieues. Je me fâche, j’enrage et me désespère de l’absence de Laurette, sans laquelle il ne m’étoit pas avis que je pusse vivre. Enfin, je me résous à laisser toutes les bonnes fortunes que j’attendois auprès du roi pour venir ici tâcher de recueillir celles de l’amour. J’arrivai il y a cinq jours au village où est Valentin, ayant pris l’habit de pèlerin à un bourg proche d’ici, où je laissai tous mes gens, excepté le valet que vous avez vu tantôt. Je fis accroire à tout le monde que je venois de pèlerinage de Notre-Dame de Montferrat ; mais j’étois un grand trompeur, car j’allois à celui de Laurette. Les femmes me demandoient des chapelets, et je leur en donnois de beaux, dont je n’avois pas manqué à me garnir. J’allai jusques au château, où, je trouvai Valentin, qui me reçut courtoisement, et prit, avec des remercîments fort honnêtes, un de mes chapelets, que je lui présentai. Je lui demandai la permission d’en bailler un autre à madame sa femme ; il me l’accorda librement, de sorte que je lui en portai un en sa présence. Et d’autant que l’heure de dîner étoit venue, il me pria de prendre mon repas chez lui ; je n’en fis pas grande difficulté, car j’avois peur qu’il ne cessât de m’en supplier avec une si grande instance, et rien ne m’étoit tant à désirer que de demeurer en sa maison. Il fut soigneux de s’enquérir de ma patrie et de la condition de mes parens ; je lui forgeai la-dessus des bourdes nonpareilles.

Les discours que je lui tins après ne furent que de foi, de pénitence et de miracles ; si bien qu’il me prenoit déjà pour un petit saint qui auroit, quelque jour place dedans le calendrier. Cette bonne opinion fit qu’il ne feignit point de me laisser seul avec sa femme, pendant qu’il s’alloit occuper à quelque affaire domestique. Soudain je m’approchai de Laurette, qui ne pouvoit croire à ses yeux de me voir déguisé de la sorte que j’étois. Je lui dis, avec ma première modestie : Croiriez-vous bien, madame, que la charité m’a fait prendre la hardiesse de vous venir adresser une prière de la part d’une personne que vous tourmentez cruellement, et qui n’attend du secours que de votre main ? Je veux parler de Francion, que vos perfections ont vaincu. Je ne vous supplie pour lui que d’ordonner comment il vivra désormais. Je ne m’étonne point si vous avez pris cette peine, me dit Laurette, car c’est pour vous-même que vous intercédez. Étant vêtu en pèlerin, je suis pèlerin, lui répondis-je, et par ainsi le pèlerin vous implore pour Francion. La-dessus je lui appris la passion incomparable qui m’affligeoit pour elle, et lui assurai que je n’étois venu en ce pays-ci et que je n’avois changé d’habit que pour la voir.

Comme elle étoit subtile à trouver des matières d’ingénieuses réponses dans mes discours, elle dit incontinent : Puisque vous jurez que vous n’êtes venu ici que pour me voir, vous serez le plus déloyal du monde, si vous m’importunez de vous départir un autre bien plus grand que celui-là. Je lui représentai la rigueur qu’elle exerçoit dessus moi, en expliquant mes propos à ma ruine, en un sens contraire à celui qu’ils devoient avoir, et lui fis paroître qu’elle me rendoit tout désespéré si elle ne me donnoit de l’allégement. La mauvaise, tout au contraire de ce que j’attendois, voulut m’étonner par les menaces qu’elle me fit, de découvrir à Valentin qui j’étois et le sujet de mon voyage ; mais je lui dis que cela ne m’épouvantoit guère, parce qu’après la perte de ses bonnes grâces celle de mon honneur ni de ma vie ne me touchoient point.

Quelque petit trait de douceur, que je remarquai en ses dernières paroles, me promit des faveurs singulières. À n’en point mentir, je ne fus pas trompé ; car, lorsque je parlai à elle depuis, lui ayant tenu des discours qui eussent apprivoisé l’âme d’un tigre, ils eurent du pouvoir sur la sienne qui n’est pas des moins humaines. Que me sert-il d’allonger mon histoire par tant de contes inutiles ? Enfin je vainquis celle qui m’avoit vaincu ; elle rechercha aussi diligemment que moi l’occasion d’assouvir ses désirs.

Valentin, à qui elle avoit baillé encore de bien avantageuses impressions de ma piété et de mon sçavoir en toutes choses, voyant un jour que je ne le visitois point, me vint chercher en mon hôtellerie, où ma franchise l’obligea à me découvrir sa plus secrète affaire, qui étoit qu’il se trouvoit bien empêché en son ménage, parce qu’il avoit épousé une jeune femme fringante, qui ne demandoit qu’à folâtrer, et que Saturne n’étoit pas bien accouplé étant avec Vénus.

Du premier abord je me doutai qu’il me vouloit faire entendre couvertement qu’il y avoit à refaire à ses pièces ; néanmoins j’attendis qu’il se fût mieux expliqué, sans lui témoigner que je sçavois sa pensée. Je le consolai sur ce sujet comme je trouvai à propos, et, sur la fin, il me demanda si moi, qui avois étudié, qui avois voyagé, et qui avois fréquenté les plus sçavans personnages de l’Europe, je n’avois point appris quelque recette, qui fût propre à guérir son mal. Ce n’est pas tant pour mon plaisir que je désire de me voir sain en cette partie que pour celui de ma femme, continua-t-il ; car, quant à moi, je me sens assez satisfait de ce que j’ai. Je demeurai quelque temps à songer, et, une insigne invention m’étant venue en l’esprit, je lui répondis que tous les remèdes qu’enseigne la médecine ne lui pouvoient de rien servir, et qu’il n’y avoit que ceux de la magie qui le pussent assister. Lui, qui est assez gros chrétien, se résolut d’accomplir tout ce que je lui ordonnerois, si j’étois docte en cet art. Pour lui persuader que l’on n’en pouvoit plus savoir que je faisois, je lui montrai beaucoup de petites gentillesses qui se font naturellement, lesquelles il prit néanmoins pour des miracles ; comme de faire sonner l’heure dans un verre avec une bague, et de transmuer l’eau en vin avec une poudre que j’y metois secrètement.

Francion rapporta, la dessus, les choses qu’il avoit commandé de faire à Valentin, qui sont celles-la même que j’ai dit qu’il fit, Il raconta qu’il avoit comploté avec Laurette d’aller passer la nuit avec elle cependant, et que son valet, ayant contrefait le démon et lié Valentin à un arbre, afin qu’il ne s’en retournât point au château, lui avoit aidé à monter à une échelle, et s’en étoit allé dormir ; de sorte qu’il ne l’avoit point secouru, quand il étoit tombé dans une cuve. Il n’oublia pas à lui dire aussi tout ce qui étoit arrivé le matin de la servante de Laurette. Il ne put dire pourtant comment tout cela s’étoit fait et ne parla point de l’aventure d’Olivier, qui lui étoit inconnue ; mais enfin il ne laissa rien en arrière de ce qu’il savoit assurément.

En tout cela, l’on voit clairement que ses mœurs étoient fort perverties, et qu’il se laissoit merveilleusement emporter aux délices, et que néanmoins il étoit trompé par de faux charmes, et qu’il ne jouissoit point du bonheur qu’il s’étoit figuré, étant au lieu de cela en un très-mauvais équipage ; ce qui doit servir d’exemple et d’instruction pour ceux qui veulent mener une pareille vie, leur faisant connoitre que c’est un très-mauvais chemin.





  1. Briquet
  2. Descendre.
  3. Heurter.
  4. Pour : avec vous.
  5. La longue paume se dit quand on joue à ce jeu dans une grande salle, ou campagne qui n’est point fermée. (Dict. de Trévoux.)
  6. Selon Ménage, l’invention de ce breuvage serait, en effet, due à Hippocrate. L’hypocras se compose de vin, de sucre, de cannelle et autres épices. Il était très à la mode au dix-septième siècle, ainsi que le constate Loret dans sa quarante-huitième lettre :

    Je me fortifiai le cœur
    De cette excellente liqueur ;
    De toutes les liqueurs l’élite,
    Que l’unique Régnier débite,
    De ce précieux hypocras,
    Bon pour les maigres et les gras.
    Bon pour monsieur et pour madame,
    Qui réjouit le corps et l’âme,
    Et dont il en vend à la Cour
    Des trente bouteilles par jour.

  7. Le théatre de l’hôtel de Bourgogne, situé rue Mauconseil, à l’endroit où, en 1784, fut construite la halle aux Cuirs, était célèbre par les quolibets qu’y débitaient Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume, et autres farceurs.
  8. Son bagage.
  9. Au milieu.
  10. En repos.
  11. On comptait sur ce pont, d’un côté, cinquante boutiques d’orfévres, et, de l’autre, cinquante quatre boutiques de changeurs.