La Vraie Histoire comique de Francion/2

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A. Delahays (p. 53-95).



LIVRE SECOND


L’envie que Francion avoit de prendre du repos fit qu’il pria celui qui étoit couché à son côté d’attendre au lendemain, s’il vouloit émouvoir quelques questions sur les succès qu’il lui avoit récités, ou s’il désiroit apprendre quelque autre chose de lui. Le gentilhomme, l’ayant donc laissé dormir se mit en après si fort à penser aux plaisans succès qu’il venoit d’entendre, qu’il le pensa réveiller en riant à gorge déployée. Toutefois il eut tant de puissance sur soi, qu’il ne se donna point la liberté de rire autrement que dedans le cœur. Dès qu’il avoit ouï le nom de Francion, il avoit bien reconnu le personnage qu’il avoit pratiqué en sa jeunesse ; mais ses actions et la vive peinture de son humeur le faisoient bien mieux reconnoître que toute autre chose. Néanmoins il se proposa de ne lui pas découvrir sitôt qu’ils avoient eu ensemble autrefois de particulières familiarités. Enfin, ayant beaucoup d’imaginations en son esprit, il se laissa vaincre par les charmes du sommeil, qui le rendirent assoupi insensiblement.

Il y avoit dedans l’autre lit de la même chambre une certaine vieille, qui, arrivant des champs toute lasse, s’y étoit couchée de fort bonne heure. Son premier sommeil étoit déjà achevé, et déjà elle avoit perdu toute la puissance et toute l’envie de dormir, quand Francion avoit été sur la fin de son conte ; de façon qu’elle avoit entendu qu’il étoit amoureux de madame Laurette, que personne ne connoissoit si bien qu’elle. Il avoit parlé d’une voix assez haute au commencement, et, si elle n’eût point encore été endormie à l’heure, elle eût bien pu sçavoir comment il s’appeloit. Cela lui eût donné une parfaite connoissance de lui ; car elle l’avoit oui souvent nommer à la cour.

Ne sçachant donc pas qui il étoit, elle eut une telle curiosité de l’apprendre et de voir son visage, que, deux heures après, elle se mit en la ruelle de sa couche, et tira du feu d’un fusil d’Allemagne, qu’elle portoit toujours, dont elle alluma une chandelle ; puis elle prit le chemin du lieu où il lui sembloit que celui qui avoit tant discouru étoit couché. À la voir marcher toute nue en chemise, d’un pas tremblant avec la lumière en sa main, l’on eût dit que c’étoit un squelette qui se remuoit par enchantement. Elle tira tout bellement un rideau du lit de Francion, et retroussa un peu la couverture qui cachoit son visage, qu’elle n’eut pas sitôt vu, qu’elle ne fut pas en peine de chercher qui c’étoit, car elle se l’imagina incontinent.

Les pensées qu’il y avoit si longtemps que Francion avoit toujours eues de Laurette agitoient encore son esprit à l’heure, en un songe si turbulent, qu’après avoir proféré trois ou quatre paroles mal arrangées il se jeta hors du lit. La vieille, tout éperdue, se retira à côté dessus une chaire, posant son chandelier sur un coffre d’auprès. Francion, s’étant tourné d’un côte et d’autre, se jeta sur elle en disant : Ah ! ma belle Laurette, je vous tiens, à ce coup ; il est impossible que vous m’échappiez.

Le gentilhomme, qui s’étoit réveillé au bruit que la vieille avoit fait pour allumer sa chandelle, et qui n’avoit pas pourtant voulu parler encore, se prit tellement à rire, que tout son lit en trembloit. Pour ce qui est de la vieille, elle embrassa Francion aussi étroitement comme il l’embrassoit, et, pour répondre à ses caresses, le baisa de bon courage, étant bien aise de trouver une occasion qui ne s’étoit guère offerte à elle depuis la perte du pucelage de Vénus, à la naissance de laquelle je pense, tant elle avoit d’âge, que la pointe de ses attraits étoit déjà tout émoussée.

Mais le compagnon de lit de Francion la priva d’un si cher contentement, car il tira son gentil baiseur par le derrière de sa chemise, et puis après il le fit remettre au lit. Comment, monsieur, lui dit-il, votre Laurette ressemble à la même laideur, ou vous ne la connoissez guère bien, puisque vous prenez cette femme-ci pour elle ? Ah ! mon Dieu, répondit-il en se frottant les yeux, laissez-moi dormir ; que me voulez-vous dire ? Levez la tête, ajouta l’autre, et regardez qui est celle que vous avez embrassée. Comment ? qu’ai-je embrassé ? dit Francion en s’éveillant en sursaut, Eh ! comment, vous ne vous souvenez point de m’avoir tenue si longtemps entre vos bras, dit la vieille en souriant, et montrant deux dents qui étoient demeurées en sa bouche, comme les créneaux d’une vieille tour que l’on a battue en ruine. Oui, il est vrai, et si vous m’avez baisée et tout. Francion, l’ayant regardée autant que ses yeux chargés et assoupis lui pouvoient permettre, lui répondit : Ne te glorifie point de ce que j’ai fait ; car apprends que je prenois ta bouche pour un retrait des plus sales, et qu’ayant envie de vomir j’ai voulu m’en approcher, afin de ne gâter rien en cette chambre et de ne jeter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne pût accroître l’extrême infection. J’y eusse possible après décharge mes excrémens, en te tournant le derrière ; et, si j’ai touché à ton corps, c’est que je le prenois pour quelque vieille peau de parchemin que je trouvois bonne à torcher un trou où ton nez ne mérite pas de flairer. Ah monsieur, dit-il en se tournant vers le gentilhomme, vous me voulez donc persuader que j’ai caressé cette guenuche embéguinée ? Ne connoissez-vous pas qu’elle n’a rien qui ne soit capable d’amortir l’affection et de ressusciter la haine ? Ses cheveux serviroient plutôt aux démons pour entraîner les âmes chez Pluton qu’à l’amour pour les conduire sous ses lois. Si elle subsiste encore au monde, c’est que l’on ne veut point d’elle en enfer, et que les tyrans qui y règnent ont peur qu’elle ne soit la furie des furies mêmes. Apaisez-vous, dit le gentilhomme, vous ne recevez point de honte à l’avoir embrassée : ses yeux, qui luisent davantage que les ardens que l’on voit la nuit auprès des rivières, vous ont attiré dedans ce précipice. La chassie qu’ils jettent est si gluante, qu’elle peut servir d’excuse à votre désir, s’il s’y est arrêté.

Alors la vieille, tenant sa chandelle à la main, s’approcha du lit et dit à Francion : Si vous aviez considéré que je suis votre bonne amie Agathe, qui vous a toujours fait plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures. Ah ! c’est donc vous, répondit Francion en faisant l’étonné, je vous connois ; il n’y a pas un mois que je suis guéri du mal que vous me fîtes gagner chez Janeton. Quand cela seroit, dit Agathe, vous ne m’en devriez point imputer de faute ; aussi vrai que voilà la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avoit juré qu’elle étoit plus nette qu’une perle d’or riant. Vous voulez dire d’Orient, interrompit le gentilhomme. C’est mon[1], mais il n’importe comment je parle, répond Agathe, je m’entends bien.

Ce discours cessé, le gentilhomme pria Francion de dire quelle rêverie il avoit eue quand il s’étoit levé, pensant être auprès de Laurette. Il lui répondit qu’il vouloit passer tout le reste de la nuit à dormir, et que le lendemain il lui conteroit le plus plaisant songe qu’il eût jamais ouï.

Agathe éteignit donc la chandelle, s’en retourna dans son lit, et les laissa jusques au jour suivant, qu’ils se levèrent tous trois à pareille heure. Le gentilhomme, sçachant que Francion étoit venu dans une charrette, lui offrit une autre commodité, et lui conseilla de la renvoyer ; ce qu’il fit, priant le charretier de ne dire à personne où il l’avoit mené. Ayant fait déjeuner Agathe en leur compagnie, le gentilhomme lui demanda en secret d’où elle venoit et où elle alloit. Elle dit qu’elle venoit de Paris et qu’elle alloit voir Laurette, afin de gagner ses bonnes grâces pour un financier qui étoit infiniment amoureux d’elle. L’espoir du gain te fait faire cela, dit le gentilhomme. Oui, monsieur, répondit-elle. Si une autre personne que le financier t’en promet un plus grand, tu l’assisteras bien plutôt, répliqua-t-il. Je te prie donc de faire en sorte que tu amènes Laurette à mon château pour voir son Francion, qu’elle chérit beaucoup, comme tu pourras sçavoir d’elle. Si tu fais cela, je te rendrai la plus contente du monde ; et ne te soucie, nous ferons alors fête entière. Sois seulement secrète maintenant et ne découvre point qui je suis. Agathe promit à celui qui parloit à elle de faire de la fausse monnoie pour lui s’il étoit besoin, et après elle s’en retourna vers Francion, à qui elle parla de ses amours. Vous aimez une malicieuse femme, lui dit-elle, je m’assure que Laurette n’auroit point de regret de vous voir noyé, pourvu qu’elle eût vos habits ; elle ne fait rien que pour le profit. Je le crois bien, dit Francion ; car, m’ayant ouï dire que j’avois une fort belle émeraude, elle me la demanda, et, dès que je lui eus promis de la lui donner, elle me fit meilleur visage qu’auparavant. Je vous ai entendu cette nuit conter votre histoire, ajouta Agathe : vous dites qu’une servante vous fit choir du haut en bas d’une échelle ; c’étoit sans doute sa maîtresse qui lui avoit commandé d’en faire ainsi, et par aventure lui aidoit-elle, la mauvaise. Ne connoissez-vous pas bien que l’impossibilité qu’elle disoit être à l’aller voir n’étoit qu’une menterie ? Elle vous eût bien fait entrer dans le château autrement que par une fenêtre, si elle n’eût voulu mettre un plus grand prix à ses faveurs par cette difficulté. Le pont-levis étoit haussé, dit Francion, je ne pouvois entrer par un autre lieu. Elle vous pouvoit faire venir au château de jour, reprit Agathe, et vous faire cacher en quelque endroit. Cela eût été fort périlleux, repartit Francion. Vous l’aimez, je le vois bien, ajouta Agathe : vous ne pouvez croire qu’il y ait de la malice en son fait ; vous vous imaginez que toutes les vertus se sont tellement fortifiées dans son âme, qu’elles en défendent l’approche à tous les vices. Possible vous figurez-vous qu’elle est encore aussi pucelle que quand sa mère l’enfanta, à cause que vous sçavez que Valentin ne lui a pu faire une grande violence ; mais je vous veux ôter ces imaginations et vous conter toute sa vie, afin que vous sçachiez de quel bois elle se chauffe. Aussi bien fait-il si mauvais temps, que, ne pouvant encore sortir d’ici à cause de la pluie, il nous faut quelque entretien.

Comme elle disoit cela, le gentilhomme s’approcha d’elle, et témoigna qu’il seroit fort joyeux d’entendre les contes qu’elle feroit, lesquels ne pouvoient être autres qu’agréables. Après donc s’être un peu arrêtée et avoir dit qu’elle vouloit conter ses actions aussi bien que celles de Laurette, elle commença ainsi :

Je ne feindrai point, mes braves, de vous dire mes jeunes amourettes, d’autant que je connois que vous n’avez pas des esprits de cruche, comme beaucoup d’autres, et que ce m’est une gloire d’avoir suivi la bonne nature. Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit, à l’âge de quinze ans, à servir une bourgeoise de Paris dont le mari étoit de robe longue. Et, ma foi, c’étoit la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu ! comment le croiriez-vous bien ? Il eût mieux valu que celui qui l’avoit épousée eût épousé un gibet ou qu’il eût été attaché à une chaîne de galère que d’être lié à elle par mariage, car il n’eût pas eu tant à souffrir. Dès le matin elle se mettoit à jouer et à faire gogaille[2] avec ses voisines. Monsieur étoit-il revenu du Châtelet fort tard, il avoit beau dire que la faim le pressoit, elle ne se mettoit aucunement en devoir de lui faire apprêter à dîner, parce que, pour elle, elle étoit, saoûle, et lui sembloit que les autres l’étoient de même. Qui plus est, s’il pensoit ouvrir la bouche pour crier, il étoit forcé de la clore aussitôt, de peur de l’irriter davantage ; car elle l’étourdissoit de tant d’injures, qu’il falloit qu’il fut armé de la patience de Job pour les souffrir. Encore que ce fussent ses affaires qui l’avoient empêché de revenir de bonne heure, elle lui disoit que c’étoit son ivrognerie et qu’il venoit de trinquer quelque part. Quand il voyoit cela, il prenoit son manteau et s’en alloit prendre son repas ailleurs ; mais il rendoit sa cause pire, car elle faisoit en sorte que quelqu’une de ses voisines sçavoit le lieu où il alloit, et puis elle lui disoit : Vous voyez, notre maison lui pue, il n’y vient point, ni pour la table ni pour le lit ; puis elle se plaignoit tant, que quelqu’un de ses parens lui en faisoit des réprimandes. Je vous laisse à penser si elle n’exerçoit pas de plus notables rigueurs dessus moi. Dieu sçait combien de fois elle m’a fait souper par cœur, les jours qu’elle étoit de festin chez ses compagnes, et combien de horions elle m’a baillés, principalement quand je ne lui agençois pas bien quelque chose : lorsqu’elle s’habilloit, elle tenoit toujours une épingle dans sa main, dont elle me piquoit le bras quand je n’y songeois point. Une fois, la servante de cuisine ne se trouva pas sur le dîner à la maison : c’étoit un vendredi ; il fallut que je fisse une omelette. Parce que j’y mis un mauvais œuf et qu’il tomba de la suie dedans, madame prit tout et m’en fit un masque, me le plaquant au visage. Si je n’avois pas bien fait ma besogne, quand il venoit quelqu’une de ses voisines la visiter, tout leur entretien étoit la-dessus. Ma servante fait ceci, elle fait cela, par-ci par-là ; c’est une diablesse presque entière, il ne lui faut plus que des cornes. La mienne l’outrepasse en mauvaiseté, disoit l’autre, je vous veux conter de ses tours. Sur cela, elle commençoit à en enfiler de toutes sortes : qu’au lieu qu’un muid de vin avoit accoutumé de durer trois mois, il n’en duroit plus que deux depuis qu’elle lui avoit baillé la clef de la cave ; qu’elle avoit bien reconnu qu’elle buvoit dans le pot quand elle en alloit tirer, et que, pour en être certaine, elle avoit frotté d’encre les bords du couvercle de la chopine, si bien qu’elle étoit revenue avec un croissant noir à son front ; que, si elle l’envoyoit en message, elle y mettoit une journée, et qu’elle n’étoit jamais lasse de deviser, spécialement avec des galefretiers[3], qui lui faisoient l’amour. Ainsi se passoit toute leur belle conversation.

Mais je vous assure que, quand je pouvois rencontrer la servante dont la maîtresse avoit tant dit de mal, je savois bien trouver ma langue et ma mémoire pour lui redire tout de point en point. C’étoit alors que nous nous entredisions nos infortunes et que nous savions bien dire autant de choses de ces madames qu’elles en avoient dit de nous : c’est un souverain plaisir que de médire, lorsque l’on est offensé ; aussi ne nous y épargnions-nous pas.

Il faut que je vous conte comment et pourquoi je sortis d’avec cette maîtresse : elle étoit fort somptueuse en habillemens, et son plus grand contentement étoit d’y passer toujours ses voisines ; de sorte que, quand elle voyoit que quelqu’une avoit une robe à la mode ou quelque autre chose, elle enrageoit de n’en avoir point aussi : c’étoit alors qu’il falloit bien nécessairement qu’elle se portât à une extrémité très fâcheuse ; car elle étoit contrainte de faire des caresses extraordinaires à son mari, pour tirer la moelle de sa bourse. Ah ! mon fils, mon mignon, disoit-elle en le baisant, endureras-tu toujours que cette petite gueuse du coin de notre rue, qui étoit au cagnard[4] il n’y a pas longtemps, me morgue quand elle me rencontre, comme si je n’étois rien à sa comparaison, à cause qu’elle a une plus belle robe que moi ? Souffriras-tu toujours que je ne paroisse qu’un torchon au prix d’elle, et qu’étant en sa compagnie l’on me prenne pour sa chambrillon ? Ne sçais-tu pas que la charge qu’a son mari n’est pas si honorable que la tienne et qu’elle ne vaut que douze mille francs, au lieu que celle que tu as, étant loyalement appréciée, en vaudroit plus de quinze mille ? Je n’ai point eu de robe ni de jupe depuis celle de mon mariage ; donne-moi pour en avoir d’autres.

Voilà les discours qu’en ses nécessités elle tenoit à son mari ; et, l’ayant sçu amadouer, lui promettant de lui obéir en toutes choses dorénavant, elle obtenoit quelquefois tout ce qu’elle vouloit de lui.

Voulant donc un jour avoir un collier de plus grosses perles qu’elle n’avoit, elle résolut d’aller a son secours ordinaire ; mais monsieur étoit alors d’une humeur si revêche, qu’il la rabroua comme elle méritoit. La douceur ne lui pouvant servir de rien, elle vola à l’autre extrémité et commença de chanter pouille à son mari : elle lui reprocha que, sans elle, il eût été à l’hôpital ; que les moyens qu’elle lui avoit apportés l’avoient relevé du fumier, et que cependant il ne lui vouloit pas bailler une chétive somme d’argent dont elle avoit nécessairement affaire. Elle lui représenta qu’il n’étoit fils que d’un paysan, et qu’en sa jeunesse il avoit porté la hotte aux vendanges. Pour se revanger, il lui dit que les villageois, gens simples et sans méchanceté, valoient bien les marchands trompeurs, comme étoit son père. La-dessus, il lui déduisit les fraudes et les usures du défunt sire ; ce qui la mit en colère davantage. Comment, vilain, dit-elle en faisant le pot à deux anses, tu es donc si audacieux que de médire de celui qui a pris tant de peine à acquérir le bien dont tu jouis ? Ah ! par sainte Barbe ! les marchands sont bien plus à priser que des coquins de procureurs comme toi. Tu t’es vanté que la plupart du bien que tu possèdes a été gagné par ton industrie ; mais tu mens, faux traître ! tout vient de mon pauvre père, de qui Dieu ait l’âme. Hélas ! continua-t-elle en pleurant, il fit une grande faute de me donner à un juif comme tu es. Après ceci, elle lui reprocha que le peu qu’il avoit de son côté n’avoit encore été acquis que par des larcins qu’il avoit exercés sur ses parties, et lui dit ensuite tous ses péchés si ouvertement, que, s’il eût eu envie d’aller à confesse à l’heure même, il eût fallut seulement qu’il l’eût écoutée, pour apprendre tout au long de quelles choses il se devoit accuser devant le prêtre. C’étoit la une belle commodité ; il n’avoit qu’à la battre la veille des bonnes fêtes, s’il avoit envie de se remémorer en quoi il avoit péché, et le miroir de confession ne lui étoit pas nécessaire.

Un villageois étoit alors dans l’étude avec le clerc, où il entendit, entre autres discours, que ma maîtresse disoit à son mari qu’il l’avoit trompé depuis peu, et lui avoit fait payer six écus de quelque expédition qui n’en valoit pas un. Son intérêt le pressant, il entra tout échauffé au lieu où se faisoit la dispute. Et s’écria : Monsieur mon procureur, rendez-moi cinq écus que vous avez pris plus qu’il ne vous faut ; voilà votre femme qui vous le témoigne. Mon maître, assez empêché d’ailleurs, ne lui répondit point. Il redoubla alors ses cris ; et cependant ma maîtresse cessa les siens, qui lui avoient presque écorché la gorge, et, lui laissant vider le nouveau différend, elle sortit de la maison tellement en fougue, que ses yeux eussent épouvanté ceux qui l’eussent fixement regardée. Moi, qui la suivois toujours par la ville autant que son ombre, je n’y manquai pas encore à cette fois-là ; j’entrai avec elle chez un de ses parens, où elle publia la méchanceté et l’avarice de son mari, et dit pour conclusion qu’elle vouloit être séparée. Le parent, qui entendoit le tric-trac de la pratique, fit faire les procédures.

Enfin, parce qu’elle étoit amie du lieutenant civil de ce temps-là, duquel je ne veux rien dire, sinon qu’il étoit aussi homme de bien que quelques autres de son étoffe, elle fut séparée de biens.

Elle se tint donc toujours au logis où elle s’étoit retirée, et bien souvent de lestes mignons de ville la venoient visiter ; entre autres il y en eut un d’assez bonne façon qui, comme je le reconduisois un soir dessus les montées avec une chandelle, essaya de me baiser. Je le repoussai un peu rudement, et vis bien qu’il s’en alla tout triste, à cause de cela. Quelques jours après, il revint, et fit glisser dedans ma main quelques testons[5], qui me rendirent plus souple qu’un gant d’Espagne ; non pas que je fusse prête à lui accorder la moindre faveur du monde, je veux dire seulement que j’avois une certaine bienveillance pour lui.

Je n’eusse pas pu croire qu’il me voulût tant de bien qu’il faisoit, si une femme inconnue, que je rencontrai a la halle, ne m’en eût assurée, et ne m’eût dit que j’avois le moyen de me rendre la plus heureuse du monde, si je voulois aller demeurer avec lui. Je devois alors être bien glorieuse, et me croire bien plus belle que ma maîtresse, puisqu’un de ses pigeons sortoit de son colombier pour venir au mien ; aussi me souviens-je qu’elle avoit été jalouse de moi étant avec monsieur, et qu’elle n’avoit pas voulu aller une fois aux champs, craignant qu’en son absence il ne me fit coucher au grand lit.

Vous riez, messieurs, de m’entendre parler de la sorte. Eh quoi ! ne sçauriez vous croire que j’aie été belle ? ne se peut-il pas faire qu’en un lieu de la terre raboteux, plein d’ornières et couvert de boue, il y ait eu autrefois un beau jardin, enrichi de toutes sortes de plantes et émaillé de diverses fleurs ? Ne peut-il pas être aussi que ce visage ridé, couvert d’une peau sèche et d’une couleur morte, ait eu en ma jeunesse un teint délicat et une peinture vive ? Ignorez-vous la puissance des ans, qui ne pardonne à rien ? Oui, oui, je puis dire qu’alors mes yeux étoient l’arsenal d’amour, et que c’étoit là qu’il mettoit l’artillerie dont il foudroie les cœurs. Si j’y eusse pensé alors, j’eusse fait faire mon portrait : il m’eût bien servi à cette heure, pour vous prouver cette vérité ; mais, las ! en récompense il me feroit plus jeter de larmes maintenant que mes amans n’en jetoient pour moi, car je regretterois bien la perte des attraits que j’ai eus. Néanmoins, ce qui me console, c’est que, tant que j’en ai été pourvue, je les ai assez bien employés, Dieu merci. Il n’y a plus personne en France qui vous en puisse parler que moi ; tous ceux de ce temps-là sont allés marquer mon logis en l’autre monde.

Celle qui en sçavoit le plus y est allée presque des premières ; c’est la dame Perrette, qui me vint accoster à la halle. Elle me donna autant de riches espérances qu’une fille de ma condition en pouvoit avoir, et me pria de venir chez elle tout aussitôt que j’aurois pris mon congé de ma maîtresse. Je ne faillis pas à le demander dès le jour même, sur l’occasion qui se présenta, après avoir été criée pour avoir acheté de la marée puante.

Le paquet de mes hardes étant fait, j’allai trouver celle dont les promesses ne me faisoient attendre rien moins qu’un abrégé du paradis. Voyez comme j’étois simple en ce temps-là ; je lui dis : Ma bonne mère, comment est-ce que vous n’avez pas pris la bonne occasion que vous m’avez adressée ? Pourquoi est-ce que vous n’allez point servir ce monsieur, avec qui l’on fait si bonne chère, sans travailler que quand l’on en a envie ? C’est que je t’aime plus que moi-même, dit-elle en se prenant à rire. Ah ! vraiment tu n’en sçais guère : je vois bien que tu as bon besoin de venir à mon école. Ne t’ai-je pas appris qu’il t’aime, et ne vois-tu pas que pour moi je ne suis pas un morceau qui puisse chatouiller son appétit ? Il lui faut un jeune tendron comme toi, qui lui serve aussi bien au lit qu’à la table. La-dessus, elle chassa de mon esprit la honte et la timidité, et tâcha de me représenter les délices de l’amour. Je prêtai l’oreille à tout ce qu’elle me dit, je goûtai ses raisons et suivis ses conseils, me figurant qu’elle ne pouvoit faillir, puisque l’âge et l’expérience l’avoient rendue experte en toutes choses.

M. de la Fontaine (ainsi s’appeloit ce galant homme à qui je plaisois) ne manqua pas de venir dès le jour même chez Perrette, d’où il ne bougeoit, tant il avoit hâte qu’elle eût accompli la charge qu’il lui avoit donnée de me débaucher. Quand il me vit, il témoigna une allégresse extrême ; et, me trouvant toute résolue à faire ce qu’il voudroit, après avoir bien récompensé sa courratière, il me fit monter en une charrette, qui me porta jusqu’à un gentil logis qu’il avoit aux champs.

Tout le temps que je fus là, s’il me traita pendant le jour comme sa servante, il me traita la nuit en récompense comme si j’eusse été sa femme. Alors je sçus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchois que de ce que je n’avois pas plus tôt commencé à en goûter ; je m’y étois tellement accoutumée, que je ne m’en pouvois non plus passer que de manger et de boire. Le malheur pour moi fut que M. de la Fontaine devint malade. Il me fut force de souffrir la rigueur du jeûne, encore que je couchasse toujours auprès de lui, parce qu’il disoit qu’il m’aimoit tant, qu’il lui sembloit qu’en me touchant seulement un peu il trouvoit de l’allégement en son mal ; mais tout cela ne me rassassioit pas. Je fus contrainte de me laisser gagner par la poursuite du valet, qui étoit si ambitieux, qu’il désiroit être monté en pareil degré que son maître. Nous ne demeurâmes guère à forger ensemble les liens d’une amitié lubrique, et je reconnus par effet qu’il ne faut point faire état de la braverie et de la qualité, lorsque l’on veut, jouir des plaisirs de l’amour avec quelqu’un ; car celui-ci, avec ses habits de bure, me rendoit aussi satisfaite que son maître avec ses habits de satin.

Enfin, M. de la Fontaine revint en convalescence, et paya tout au long les arrérages d’amour. Son serviteur occupoit aussi la place, lorsqu’il lui étoit possible, de façon que mon champ ne demeuroit point en friche, et que, s’il ne produisoit rien, ce n’étoit pas à faute de n’être bien cultivé.

Je ne sçais quelle mine vous faites, Francion, mais il me semble que vous vous moquez de moi. Êtes-vous étonné de m’entendre parler si librement ? La sotte pudeur est-elle estimée d’un si brave chevalier comme vous ?

Francion répondit alors à Agathe que la contenance qu’il tenoit ne procédoit que du ravissement qu’il sentoit de l’ouïr discourir avec tant de franchise, et que tout ce qu’il avoit à souhaiter étoit qu’elle parlât bientôt de Laurette.

Toutes choses auront leur lieu, répliqua-t-elle ; vous n’aurez point de sujet de vous ennuyer. Le serviteur de M. de la Fontaine, étant, entré en mes bonnes grâces, y gagna petit à petit une place plus grande que son maître, parce que l’égalité de nos conditions faisoit que je parlois plus familièrement à lui. Enfin, je ne divisai plus mon cœur en deux parts, je le lui donnai entièrement.

J’eus le vent que mon maître, persuadé par ses amis de quitter sa manière de vie, étoit en termes de se marier. Sa délibération m’en fit prendre une à mon profit, d’autant que je me figurai que lui et la femme qu’il alloit prendre me chasseroient honteusement de la maison. Pour remédier à ce mal, je me délibérai de faire un coup de ma main qui me payât de mes gages, et de faire un trou à la nuit, comme dit le proverbe. Je communiquai mon dessein à Marsaut, qui étoit notre valet, lequel fut tout disposé à me suivre. Mon maître, quelques jours après, fut sollicité de prendre mille livres que l’on lui vouloit donner pour racheter une rente de lui ; je les vis conter pièce à pièce, et fis tant, que je découvris que, n’étant guère bien meublé en sa maison, il s’étoit contenté de les serrer en son buffet.

La fortune me montroit un visage aussi riant que j’eusse sçu désirer ; car il fut prié d’aller souper en la ferme d’un gentilhomme champêtre, à une grande lieue de la sienne. Dès qu’il fut parti, Marsaut retourna le buffet, et, ayant levé un ais du derrière, en tira la somme entière, puis le raccommoda le mieux qu’il put. Ce qui nous étoit grandement favorable, c’est que c’étoient quasi toutes pièces d’or ; de sorte qu’il me fut facile de faire tenir tout dans une petite boîte.

Sur les neuf heures du soir, nous descendîmes dans le jardin pour sortir par la porte de derrière ; et déjà Marsaut étoit dehors, lorsque j’entendis que mon maître heurtoit à la grande porte : j’eus si peur qu’il me surprît, que je fermai celle du jardin, et m’en revins à la maison, craignant d’être saisie avec l’argent que j’avois ; je m’en allai le cacher la nuit dans une vigne qui étoit en notre clos, où je sçavois bien que l’on n’entreroit de longtemps. Le lendemain, mon maître, fouillant dedans son buffet, et n’y trouvant plus le rachat de sa rente, mena un horrible bruit par tout le logis ; et, voyant que son valet s’étoit absenté dès le soir précédent, n’eut point de soupçon que ce fût un autre que lui qui l’eût dérobé. Quant à moi, je pensai que Marsaut n’avoit osé revenir au logis, et qu’il m’attendoit quelque part ; mais il ne me fut pas possible de le joindre si tôt, car j’avois perdu alors la résolution de m’en aller sans prendre congé. Enfin, je tâchai d’avancer l’affaire : je dis à mon maître que j’avois appris qu’il étoit sur le point de se marier, et que, cela étant, je ne pouvois plus demeurer chez lui.

Après quelque feinte résistance, il s’accorda à me laisser sortir, et fut, je pense, bien aise de ce que j’en avois entamé la parole la première. J’allai donc un soir déterrer mon argent, et le lendemain, dès le matin, je partis. Avec ce que mon maître m’avoit donné, je m’estimois grandement riche, et mon rendez-vous à Paris fut chez la bonne Perrette, qui me reçut très-humainement. Lorsqu’elle sçut l’argent que j’avois, elle me conseilla de m’en servir pour en attraper davantage, et me fit acheter des habits de demoiselle, avec lesquels elle disoit que je paroissois une petite nymphe de bocages. Mon Dieu ! que je fus aise de me voir leste et pimpante, et d’avoir toujours auprès de moi des jeunes hommes qui me faisoient la cour. Mais les dons qu’ils me faisoient n’étoient pas si grands que j’en pusse fournir à notre dépense qui étoit grande, tant de bouche que de louage de maison, et puis Perrette avoit voulu avoir le bonheur, aussi bien que moi, de traîner la noblesse avant sa mort ; de sorte que je me voyois au bout de mes moyens et ne vivois que par industrie. La cour s’étoit éloignée pour quelque trouble, et, en son absence, notre misérable métier n’étoit pas tant en vogue, qu’il nous pût nourrir splendidement.

Un soir, Perrette ayant fait des plaintes avec moi sur la calamité du siècle, nous ouïmes quelque bruit dans la rue : sa curiosité la fit mettre à la porte, pour voir ce que c’étoit ; elle fut tout étonnée qu’un homme, en fuyant, lui mît entre les mains un manteau de velours doublé de panne, sans lui rien dire. Je m’imagine que c’est qu’il la connoissoit ; car sa renommée étoit assez épandue par la ville, et dans toutes les académies d’amour : elle étoit la lampe qui donnoit la lumière aux femmes de son état.

Le gage qu’elle reçut lui plut extrêmement ; nous nous mîmes à le découdre la nuit, de peur qu’il ne fût reconnu en le portant à la friperie. Nous espérions que l’argent de cette vente subviendroit à nos urgentes nécessités ; mais voilà que le lendemain l’on heurte à notre porte, comme nous devisions avec un honnête homme qui me venoit voir souvent. La servante ouvre à trois grands soldats, qui demandoient à parler à la maîtresse du logis. Perrette descend pour sçavoir ce qu’ils veulent ; ils ne l’eurent pas si tôt envisagée, que l’un d’eux s’approcha d’elle, et lui dit : Mademoiselle, je vous prie de me rendre le manteau que je vous baillai hier au soir en passant par ici. Perrette lui nia qu’elle eût reçu un manteau de lui, et dit qu’elle ne le reconnoissoit point pour prendre quelque chose en garde de sa main. La-dessus, ils émurent un grand bruit qui me fit descendre pour en sçavoir la cause ; mais, dès que je fus en l’allée, je connus qu’un des trois qui demandoient le manteau était Marsaut : je m’en retournai me cacher toute confuse, et tandis la querelle s’alluma tellement, que le commissaire du quartier, en étant averti, s’en vint pour y gagner sa lippée. Voyez un peu la merveille, et comme cet homme de justice étoit équitable : ceux qui querelloient Perrette étoient des voleurs : il les connoissoit pour tels, et néanmoins il assura que le manteau qu’ils avoient dérobé leur appartenoit, comme s’il eût été pris en bonne guerre, et condamna Perrette à le leur rendre. Elle qui sçavoit l’autorité du personnage, et combien il lui importoit de gagner ses bonnes grâces, ne voulut plus faire la rétive ; mais, ayant confessé qu’elle avoit reçu le manteau, elle assura qu’elle ne vouloit point de dispute, et qu’elle en passeroit par où l’on voudroit. Elle dit, de surplus, qu’elle l’avoit déjà vendu, et pria les trois soldats auxquels il appartenoit, et M. le commissaire aussi, de venir manger ce qu’elle en avoit retiré.

Aux moindres mots de courtoisie qu’elle eut dit pour les inviter, les voilà prêts à bien faire, et, avant que de remonter, elle envoie sa servante en tous les lieux où il falloit aller pour avoir en un moment le couvert d’une table. Quand je vis entrer Marsaut, je changeai de couleur plus de fois que ne feroit un caméléon en toute sa vie ; encore le malheur voulut que celui qui m’entretenoit s’en alla, de sorte que je fus après contrainte de parler à ceux qui étoient demeurés.

Marsaut me regardoit et m’écoutoit avec étonnement non-pareil, car il lui sembloit bien que j’étois la même Agathe avec laquelle il avoit eu par le passé une familiarité si grande ; mais mes habits le démentoient. Il fut des mieux trinqué au repas que nous fimes ; et, parce que nous avions tous affaire l’un de l’autre, nous nous jurâmes une éternelle amitié et une assistance favorable. Nos conviés s’en retournèrent coucher chez eux, et le lendemain Marsaut ne faillit pas à revenir avec cinq de ses compagnons mieux en ordre que ceux que j’avois déjà vus : me tenant à part, il me dit que je n’avois que faire de cacher ce que j’étois, parce qu’il me reconnoissoit bien. Ma réponse fut que je n’avois aussi jamais désiré de le tenir secret, et qu’il me devoit excuser si le jour précédent je ne lui avois point fait d’accueil, d’autant que je ne le trouvois point à propos, à cause des personnes qui étoient présentes. Là-dessus, il s’enquit de moi, ce que j’avois fait de l’argent de notre maître ; et je lui fis accroire qu’il me l’avoit repris, l’ayant trouvé dans mon coffre, et qu’il m’avoit chassée pour ce sujet. Quant à l’état où j’étois, je lui dis qu’il n’en devoit entrer en aucune admiration, vu qu’il pouvoit bien s’imaginer comment je m’y étois mise, et par quel moyen je m’y conservois.

Voilà en un instant notre amitié renouée des plus belles, et ce fut à lui il conter quelle sorte de vie il avoit choisie : il me dit que, ne pouvant plus obéir à des maîtres, il avoit trouvé un brave homme de son pays, qui étoit l’un de ceux que je voyois, lequel l’avoit attiré à chercher, comme lui, l’occasion la nuit et le jour, et à dérober tout ce qu’ils pouvoient ; il me conta qu’ils étoient dans Paris grande quantité qui vivoient de ce métier-là, et qui avoient entre eux beaucoup de marques pour se reconnoitre, comme d’avoir tous des manteaux rouges, des collets bas, des chapeaux dont le bord étoit retroussé d’un côté, et où il y avoit une plume de l’autre, à cause de quoi l’on les nommoit plumets ; que leur exercice étoit, le jour, de se promener par les rues, et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que, la nuit, ils avoient d’autres moyens différens pour exercer leur volerie ; que quelques-uns d’eux avoient l’artifice d’attirer au jeu ceux qu’ils rencontroient, et de leur gagner leur argent par des tromperies insignes ; et qu’enfin ils étoient en si bonne intelligence avec les ministres de la justice, qu’il n’arrivoit guère qu’ils fussent punis, s’ils n’avoient quelque forte partie de qui la bourse fût mieux garnie que la leur. Bref, il m’apprit les affaires les plus secrètes de sa compagnie. Je lui demandai si pas un des siens ne craignoit le supplice. Il me répondit qu’il croyoit qu’il n’y en avoit guère qui y songeassent seulement ; que le plus souvent ils s’en alloient même assister à voir pendre leurs compagnons, et qu’ils n’avoient rien devant les yeux qu’un puissant désir de chercher les moyens de passer leur vie parmi le contentement ; et que, s’il avenoit que l’on les fît mourir, l’on les délivreroit du souci et de la peine qu’ils pourroient possible avoir un jour pour se retirer hors de la pauvreté. Je voulus encore sçavoir de quelle sorte de gens leurs bandes étoient composées. Nous sommes pour la plupart, ce dit-il, des valets de toutes sortes de façons qui ne veulent plus servir, et encore, parmi nous, il y a force enfans d’artisans de la ville qui ne veulent pas se tenir à la basse condition de leurs pères, et se sont mis à porter l’épée, pensant être beaucoup davantage à cause de cela : ayant dépensé leurs moyens, et ne pouvant rien tirer de leurs parens, ils se sont associés avec nous. Je vous dirai bien plus, et à peine le croiriez-vous, il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes, et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit ; ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens, comme nous, ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins ils prennent aussi bien les manteaux, et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de l’épée. De là vient que l’on les appelle tire-soyes, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines.

Quand Marsaut m’eut conté cela, je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs, indignes du rang qu’ils tenoient à la cour, lesquels prenoient pourtant leur vice pour une remarquable vertu. Les plumets et les filous ne me sembloient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchoient qu’à sortir de leur nécessité, et qu’ils n’étoient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu.

Depuis, Perrette, ayant eu leur accointance, leur servit à recéler beaucoup de larcins, dont elle avoit sa part pour nous entretenir. Le commissaire souffroit que l’on fît tout ce ménage, encore que les voisins l’importunassent incessamment de nous faire déloger, parce qu’il avoit avec nous un acquêt qui n’étoit pas si petit, qu’il n’aidât beaucoup à faire bouillir sa marmite.

Nous jouâmes en ce temps-là beaucoup de tours admirables à des gens qui payoient toujours, malgré eux, l’excessive dépense que nous faisions. Je ne vous en veux raconter qu’un entre les autres, venu de l’invention de Marsaut, qui s’étoit rendu, par l’exercice, un des plus subtils voleurs qui fût en toutes les bandes des Rougets et des Grisons ; car les compagnies s’appeloient ainsi. Il continuoit toujours à jouir de moi quand il en avoit envie, et n’étoit point jaloux que d’autres que lui eussent le même bien, pourvu que cela lui rapportàt du gain et qu’il n’y eût autre que lui qui fût leur maquereau. De tous côtés il me cherchoit des pratiques, mais non point des communes ; car il ne s’y arrêtoit pas seulement. Il ne buttoit qu’aux excellentes, comme étoit celle que je m’en vais vous dire. Un jeune gentilhomme anglois étoit logé avec lui au faubourg Saint-Germain, et lui avoit une fois dit qu’il ne voyoit point de si belles femmes en France qu’en son pays. Marsaut lui ayant répondu qu’elles se cachoient à Paris dedans les maisons, comme des trésors qui ne devoient pas être mis à la vue de tout le monde, il s’enquit de lui s’il en connoissoit quelqu’une. Je vous veux faire voir la plus belle que je connoisse, ce dit Marsaut, et qui est entretenue par un des plus grands seigneurs de la cour. Après avoir dit cela, il le mène promener, lui contant mille merveilles de mes perfections, et le fait passer par dedans notre rue, où il lui montre ma demeure. Il fallut qu’ils y retournassent par dix ou douze fois pour me voir à la fenêtre, car je ne m’y tenois pas souvent, et encore n’étoit-ce que le soir ; ce qui fit que l’Anglois, ayant déjà l’opinion préoccupée, et ne pouvant pas voir parmi l’obscurité les défauts de mon visage, s’il y en avoit, crut que j’étois un chef-d’œuvre de nature. Elle n’est pas ma parente de si loin, lui dit Marsaut en s’en retournant, qu’elle ne m’appelle son cousin à tour de bras. L’Anglois lui demanda s’il m’alloit visiter quelquefois, et s’il n’y avoit point de moyen qu’il y allât avec lui. Comment, monsieur, dit Marsaut, à peine y puis-je avoir entrée pour moi, car le seigneur qui la possède est si jaloux, qu’il a des épies qui veillent sur ses actions et gardent que personne ne parle à elle, principalement en particulier ; que, si vous espérez acquérir ses bonnes grâces, je ne pense pas que cela soit facile, encore que votre mérite soit infini ; car elle lui a trop bien donné son cœur pour le dégager sitôt.

Cette difficulté augmenta les désirs de l’Anglois, qui ne sortit jamais depuis qu’il ne fît la ronde autour de ma maison, comme s’il l’eût voulu prendre d’assaut. Je fus avertie de ce qu’il me falloit faire, et, à l’heure que mon nouvel amant passoit, je me mettois à la fenêtre pour jeter toujours des œillades languissantes dessus lui, comme si j’eusse été transie d’amour à son sujet. Un jour Marsaut s’arrêta tout exprès à parler à moi sur ma porte, comme l’autre étoit en notre quartier, et, quand il passa, je dis fort haut : Mon Dieu ! qui est cet étranger-là ? il a parfaitement bonne mine.

Cette parole, qu’il entendit, lui navra le cœur par l’oreille ; mais la passion qu’il eut alors ne fut pourtant rien à comparaison de celle qu’il sentit lorsque Marsaut, étant de retour, lui conta que je m’étois enquise encore bien plus particulièrement de lui après qu’il avoit été passé, et que j’étois si aise de le voir, que je me tenois tous les jours à ma fenêtre à l’heure qu’il avoit accoutumé de venir en ma rue. Voila un bon commencement pour votre amour, ajouta Marsaut, il faut poursuivre à tout hasard : je me fais fort de vous y servir beaucoup. L’Anglois, tout comblé de joie, embrassa une infinité de fois Marsaut, qui, pour commencer à faire son profit, supplia l’hôte de faire accroire qu’il lui devoit cinquante écus pour l’avoir logé. Il tenoit cabaret chez lui, et s’entendoit avec les filous, qui y menoient boire des dupes pour les tromper au jeu ou leur ôter leur argent de violence ; voilà pourquoi il n’avoit garde qu’il ne s’accordât à faire ce que lui demandoit un du métier. Comme Marsaut étoit avec l’Anglois, il lui vint dire qu’il avoit affaire des cinquante écus qu’il lui devoit : Marsaut fit réponse qu’il n’avoit point d’argent à l’heure ; l’hôte jure qu’il en veut avoir et qu’il s’en va quérir les sergens pour le faire ajourner. Lorsqu’il s’en fut allé, Marsaut pria le gentilhomme anglois de l’assister en une nécessité si grande, et tira sans difficulté de lui la somme que l’on lui avoit demandée, lui promettant de la lui rendre. Il feignit qu’il s’en alloit rattraper le tavernier pour le contenter, et qu’en considération du plaisir qu’il venoit de recevoir il donneroit jusques à ma maison pour savoir tout à fait si mon cœur pouvoit être échauffé pour un autre que celui que j’aimois déjà.

À son retour, il fit accroire à l’Anglois qu’il m’avoit trouvée entiérement disposée à contracter avec lui une parfaite amitié, et que je ne demandois pas mieux que de jouir de sa communication. La-dessus, il lui dit qu’il seroit fort à propos qu’il me fit quelque présent, comme d’un poinçon de diamant pour mettre dans les cheveux, parce qu’il avoit remarqué que je n’en avois point, et que je tenois un peu d’une humeur avaricieuse, qui me donnoit de l’inclination à chérir ceux qui me faisoient des largesses. Ce passionné étranger alla aussitôt acheter ce que Marsaut lui avoit dit, et le lui mit entre les mains pour me l’apporter, sur la promesse qu’il lui fit qu’il verroit que j’en parerois ma tête lorsqu’il le feroit parler à moi. En attendant, il voulut la nuit me donner une sérénade, parce qu’il sçavoit racler trois ou quatre accords sur le luth, et s’en vint chanter au bas de ma fenêtre ce bel air nouveau qu’il avoit appris : Moi foudrois bien guérir du mal que moi sens, Mais moi ne puis pas ; Car li belle qui tient li cœur de moi Est toute pleine de rigoureusement. Je pensai crever de rire d’entendre de si beaux vers, et, ayant sçu le lendemain l’heure qu’il me devoit venir voir, je me mis sur notre porte, où il m’accosta courtoisement avec Marsaut. Il n’entendoit pas encore bien le françois, aussi ne faisois-je pas son langage corrompu ; de manière que notre entretien fut un coq-à-l’âne perpétuel. Quand il m’offroit son affection, je pensois qu’il me reprochât le présent bien plus riche qu’il m’avoit déjà fait, et néanmoins je n’étois pas prête à le lui rendre. Si je louois son mérite, il me répondoit que, s’il eût pu trouver un plus beau diamant que celui qu’il m’avoit envoyé, c’eût été pour moi.

Nous avions bon besoin que Marsaut nous servit de truchement, comme il fit depuis, en me disant en deux mots que le brave chevalier que je voyois se mouroit d’amour pour moi, et en répondant à l’Anglois, suivant mes paroles, que, sur tous les vices du monde, je haïssois l’ingratitude, et serois prompte à reconnoître son affection puisqu’elle étoit jointe à des perfections incomparables dont j’étois éprise.

Là-dessus, Perrette sortit de sa chambre et me dit avec une voix rude, comme si elle eût été en colère : rentrez ici, à qui parlez-vous la-bas ? Je parle à mon cousin, répondis-je ; puis aussitôt, avec une façon craintive et éperdue, je dis adieu à mon serviteur et à mon feint parent, qui lui dit que celle qu’il avoit ouï crier étoit une vieille à qui l’on m’avoit donnée en une étroite garde ; que, pour conquêter une si précieuse toison comme ma beauté, il falloit tâcher d’endormir ce dragon veillant, et qu’il étoit vraisemblable que les écus étoient les enchantements les plus assurés. Les liens de son amour étoient attachés si fermement, qu’il consentit bien à détacher ceux de sa bourse ; de sorte que le lendemain, étant encore avec Marsaut, et ayant trouvé Perrette à la porte, elle n’eut pas sitôt déclaré, comme par manière d’entretien, qu’elle étoit en peine de trouver de l’argent à emprunter, qu’il s’offrit à lui en apporter autant qu’elle en avoit besoin ; et, de fait, à l’instant il s’en retourna chez lui querir quelques cents francs, ce qui étoit environ la somme dont Perrette se disoit avoir nécessité. Après qu’il la lui eut comptée dedans sa chambre, il dit à l’oreille de Marsaut, qui étoit présent, qu’il songeât à son affaire ; et Marsaut, après avoir parlé à l’écart à Perrette, lui vint rapporter qu’elle étoit vaincue par sa courtoisie, et qu’elle manqueroit à la fidélité qu’elle avoit promise à un grand seigneur, pour lui complaire, en le faisant jouir de moi la nuit du lendemain.

L’heure de cette douce assignation venue, il se trouva en notre maison avec un habit tout chargé de passemens d’or car d’autant que le roi les avoit défendus par un édit[6], lui, qui étoit étranger, se plaisoit à en porter, pour paroitre davantage avec une chose qui n’étoit pas commune. Tout son corps étoit curieusement nettoyé et parfumé ; car il songeoit qu’ayant à coucher avec la maîtresse d’un grand, accoutumée aux somptuosités, il ne falloit pas être en autre façon, craignant d’être dédaigné. Lorsqu’il fut au lit près de moi, je vous assure que je ne suivis pas un conseil que Perrette et Marsaut m’avoient donné, de ne lui point départir la cinquième et dernière faveur de l’amour, et de ne le point laisser passer outre la vue, la communication, le baiser et le toucher ; car je ne songeois pas tant au gain que l’on m’avoit assuré que je ferois en me montrant un peu revêche qu’au plaisir présent dont j’étois chatouillée. J’avois la curiosité de goûter si l’on recevoit plus de contentement avec un étranger qu’avec un François ; et puis celui-là étoit si beau et si blond, que, ma foi, j’eusse été plus fière qu’une tigresse si je n’eusse fait toucher son aiguille au pôle où elle tendoit.

Notre commissaire, qui avoit été averti de cette nouvelle proie, vint pour en avoir sa part, comme nous nous embrassions aussi amoureusement que l’on se puisse figurer. La bonne Perrette lui ouvrit tout bellement la porte, l’admonestant de bien jouer son rôlet. À son arrivée, je me jetai toute en chemise à la ruelle du lit, et mon amant éperdu, oyant dire que l’on me vouloit mener en prison, s’en alloit courir à son épée, lorsqu’un sergent et son recors l’arrêtèrent furieusement par le bras, le menaçant de le loger aux dépens du roi. Ayant eu inutilement son recours aux supplications, il s’avisa de se servir de ce divin métal dont tout le monde est enchanté ; et, ayant pris quelques pistoles dans les pochettes de son haut-de-chausses, il en contenta si bien cette canaille, qu’elle le laissa en paix se recoucher auprès de moi.

Voila la première alarme qu’il eut : mais ce ne fut pas la dernière ni la plus effroyable ; car, comme ses esprits se furent rechauffés, après avoir perdu la peur passée qui les avoit glacés entièrement, étant prêt à se donner du bon temps pour ses pistoles, l’on heurta assez fort à notre porte, qui fut incontinent ouverte, et l’un des camarades de Marsaut bien en point entra dedans ma chambre avec trois autres après lui, qui lui parloient toute sorte de révérence, comme à leur maître. Moi qui sçavois la momerie, je fis accroire à l’étranger que c’étoit là le seigneur qui étoit amoureux de moi, et le suppliai de se cacher promptement à ma ruelle. Ce fanfaron de tire-laine, qui s’entendoit des mieux à trancher du grand, demanda à Perrette où j’étois. Elle est déjà couchée, lui répondit-elle, car elle ne vous attendoit pas aujourd’hui, et puis elle avoit un mal de tête qui la travailloit fort. Mon petit page n’est-il pas venu ici tantôt pour vous avertir que je ne manquerois pas à la visiter ? répliqua le brave. Nous ne l’avons point vu, lui dit Perrette. Ah ! le coquin, répliqua-t-il, je lui apprendrai à m’obéir ; il est allé jouer quelque part. Je croyois venir de meilleure heure ; mais, ayant vu souper le roi, j’ai été contraint d’entrer avec Sa Majesté dans son cabinet, par son commandement, pour recevoir l’honneur qu’il me vouloit faire de me communiquer quelques-unes de ses plus secrètes intentions : je ne fais quasi que d’en partir tout maintenant, et n’ai pas voulu aller souper en mon hôtel ; j’ai commandé à mes gens d’apporter ici mon service. Comme il finissoit ces paroles, ceux qui l’accompagnoient entrèrent dans une garde-robe prochaine, et l’un d’eux vint mettre une nappe sur la table, et les autres apportèrent quelques plats chargés de viande.

Le seigneur, étant assis, se mit incontinent à jouer des mâchoires ; et, ayant bu un verre de vin et torché sa moustache, me dit tout haut : Agathe, ma maîtresse, dormez-vous ? ferons-nous l’amour cette nuit ? Alors, comme si je me fusse réveillée d’un profond sommeil, ayant tiré un peu le rideau, je répondis en frottant mes yeux que je ferois tout ce qu’il lui plairoit. Il faut que vous vous leviez, ce me vint dire Perrette, et que vous mangiez un morceau ; aussi bien n’avez-vous point soupé. Je pense que tout votre mal ne vient que d’opinion. Il n’importe pas que le mal que j’avois tantôt fût imaginaire ou non, lui répondis-je, puisque je m’en vois guérie entièrement. Ayant dit ceci, je mis un petit cotillon, et, ayant jeté un manteau de chambre sur mes épaules, je sortis par la ruelle, et allai faire la révérence ai ce brave seigneur. Après m’avoir saluée, il me dit : Vous aviez en cette ruelle-là quelqu’un qui vous aidoit à vous vêtir, ce me semble, et pourtant je n’en vois sortir personne. Vous me pardonnerez, lui répondis-je il n’y a aucune créature vivante Si est-ce que j’y ai entendu tousser autrement que vous ne faites ; et vraiment, continua-t-il en se levant de table, il faut que je sçache qui c’est : Maître d’hôtel, apportez cette chandelle. En achevant ces paroles, il tira tous les rideaux du lit et vit l’Anglois au coin de la ruelle. Alors, avec un visage comme enflammé de colère, il me chanta mille pouilles : Comment, putain, me dit-il, vous vous êtes donc ainsi moquée de moi ? Vous avez contrefait la chaste et la resserrée pour m’attraper ; et cependant vous faites venir coucher un gueux avec vous, faveur que vous ne m’avez départie qu’après m’avoir vu en des passions extrêmes. Quel affront à une personne de ma qualité ! Ah ! vous vous en repentirez à loisir : dès demain je renverrai quérir tous les meubles de céans, que je vous avois baillés, et vous serez bien étonnée de n’avoir plus personne qui entretienne votre dépense. Perrette et moi nous nous esquivâmes, tandis qu’il tenoit ce discours, comme si nous eussions eu grande peur.

À l’instant, il s’adressa l’Anglois, et lui dit : Et vous, monsieur le vilain, je vous apprendrai s’il faut suborner les filles de la sorte ; prenez-le, maître d’hôtel, gardez-le ici jusqu’à demain, que je le ferai pendre. Moi suis gentilhomme, disoit l’Anglois ; moi viens des antiques Rois de Cosse ; li grand aïeul de la personne de moi li boutit son vie pu cinq cents fois pour li service de son prince. Moi fera raison à toi. Quelle effronterie dit ce seigneur fait à la hâte ; tu m’appelles en duel, coquin ! mérites-tu d’être blessé de mes armes ? Va ! si tu n’étois destiné à mourir au gibet, je te ferois battre par le principal marmiton de ma cuisine. L’Anglois regardoit partout si ses habits n’y étoient point, croyant qu’alors qu’il les auroit l’on reconnoîtroit mieux sa noblesse par leur somptuosité ; mais, avant qu’il eut été par toute la chambre, le plumet s’en étoit allé, et l’avoit renfermé avec celui qui faisoit le maître d’hôtel. Il n’avoit garde de trouver ce qu’il cherchoit, car, en nous en allant, Perrette et moi, nous avions tout emporté en un galetas, où nous nous étions retirées.

S’imaginant qu’il étoit en un extrême péril, il fit des supplications infinies à celui qui le gardoit de le laisser aller ; mais le maître d’hôtel lui répondit que, s’il commettoit cette faute-là, il n’oseroit plus se présenter devant son seigneur, et que tous ses services seroient perdus. L’Anglois chercha ses habits plus que devant, pour y prendre de l’argent et le lui offrir. Ne les rencontrant point, il ôta de son bras un bracelet de perles rondes et fines, et lui dit qu’il le lui donneroit pour récompense, s’il lui faisoit recouvrer sa liberté. Monsieur, dit le maître d’hôtel en le prenant, votre mérite plutôt que ce don me fait résoudre à tous complaire ; car je vous assure que ce que vous me baillez ne vaut pas le quart de ce que je devrois espérer de monseigneur, si je ne le trahissois comme je le fais. Je m’en vais donc vous faire sortir de céans ; mais, dès demain, il faut que vous quittiez cette ville-ci et que vous vous en retourniez en votre pays ; car, si vous demeuriez dans la France, l’autorité du personnage que vous avez offensé y est si grande partout, que l’on vous condamneroit à la mort sans rémission. Quand vous pourriez trouver vos habillemens à cette heure, vous feriez bien de ne les point prendre, vu que possible en vous en retournant seriez-vous reconnu des gens de notre hôtel.

Le gentilhomme anglois, ayant donc pris seulement un méchant haut-de-chausses qui traînoit dans les ordures, s’en alla aussi vite dans sa maison que si tous les lévriers du bourreau eussent été à sa queue. Dès le lendemain, il ne faillit pas à plier bagage, et je m’assure qu’étant en son pays il s’y vanta encore d’avoir joui d’une des plus merveilleuses beautés de l’univers, maîtresse d’un des plus grands seigneurs de France, et qu’il y raconta glorieusement les aventures qu’il avoit courues en son amour, tenant son argent pour bien employé, et ayant envie de faire composer un roman d’une si remarquable histoire.

Tous ceux qui avoient aidé à le tromper eurent loyalement leur part au gâteau ; mais ce fut bien moi qui eus la fève, car j’eus un gain plus gros que les autres. Avec de semblables artifices, nous gagnions honnêtement notre vie : la justice n’entendoit point parler de nous, car nous faisions tout secrètement ; et je crois que, de la sorte, nos vices étoient des vertus, puisqu’ils étoient couverts.

La fortune, lasse de m’avoir tant montré son devant, tandis que je montrois le mien à tout chacun, me montra enfin son derrière. La première fois que son revers me fut témoigné, ce fut quand M. de la Fontaine, que j’ai tantôt mis sur les rangs, rencontra Marsaut, qu’il reconnut, et le suivit jusqu’en notre maison, où, de hasard, me voyant à la fenêtre, il me reconnut aussi. Étonné de me voir demoiselle, il s’enquêta de quelques-uns de la rue, qu’il connoissoit, ce que je faisois. L’on lui dit tout ce qu’il en avoit déjà conjecturé. Mes voisins, ayant appris de lui que j’avois été servante, me décrièrent plus que la vieille monnoie ; de sorte que je ne sortois point sans recevoir quelque affront. D’ailleurs la Fontaine, rencontrant derechef Marsaut, l’accosta, lui dit qu’il l’avoit volé, et fit un terrible vacarme ; mais il ne le put faire mener en prison, parce qu’il arriva à l’instant de ses camarades qui fendirent la presse, le tirèrent de la main des sergens, et, outre cela, dérobèrent deux manteaux à des badauds qui mettoient le nez aux affaires d’autrui.

Marsaut l’échappa belle ce coup-là ; mais il n’en fut pas ainsi quinze jours après, que les archers l’encoffrèrent pour avoir volé la maison d’un bourgeois d’autorité : son procès fut expédié en deux jours, et l’on l’envoya en Grève, où son col sçut combien pesoit le reste de son corps[7].

Cette infamie retombant dessus Perrette et dessus moi, à cause qu’il avoit toujours été avec nous, nous craignions qu’il ne nous arrivât quelque malencontre, car nous n’avions plus guère de soutien. Le commissaire, étant venu un jour chez nous, pensoit y avoir sa chalandise accoutumée ; il y avoit bien trouvé à qui parler. Trois gentilshommes déniaisés étoient avec moi qui le testonnèrent[8] et lui firent sauter les montées plus vite qu’il n’eût voulu. Il croyoit que Perrette l’avoit trahi : voila pourquoi dès l’instant il avoit rompu avec nous, et avoit envie de nous faire déloger du quartier. Auparavant que d’en sortir, nous voulûmes prendre vengeance de lui par quelque galante invention. Celui-ci s’appeloit Lucrin, et étoit d’une humeur fort chagrine ; mais il y en avoit un autre appelé Morizot, qui demeuroit en une rue plus éloignée, lequel étoit fort jovial et adonné à la débauche. Il venoit quelquefois chez nous ; si bien que nous le dîmes à Lucrin, qui s’en formalisa, et nous assura qu’il ne souffriroit pas qu’il entreprit rien sur lui. Pour lui montrer que nous ne mentions point, et que même il médisoit beaucoup de lui, nous l’envoyâmes quérir, comme si nous en eussions eu affaire, ayant fait cacher l’autre en un petit cabinet. Il y avoit alors chez nous quatre gentilshommes, auxquels Morizot demanda ce qu’ils venoient faire avec moi. Ils répondirent qu’ils ne lui en vouloient point rendre compte, et je lui dis aussi que je n’étois pas obligée de lui déclarer mes actions, qu’il n’étoit pas commissaire du quartier, et que Lucrin me l’avoit dit. Là-dessus il répondit que Lucrin avoit menti, et que c’étoit un sot ; si bien qu’il sortit de sa cachette et s’en vint le battre à beaux coups de poings. Morizot prit un bâton pour se défendre, et la bagarre commença si furieuse, que nous en eûmes beaucoup de plaisir. Ils se saisirent au corps, s’égratignèrent, se mordirent et se renversèrent à terre, où ils se firent si beaux garçons, qu’ils avoient chacun les yeux pochés au beurre noir, et tout le reste du visage comme du taffetas de la Chine, rouge, bleu et jaune. Il eût été besoin d’aller quérir un troisième commissaire pour accorder ceux-ci, qui se gourmoient au lieu de mettre la paix parmi les autres ; mais les gentilshommes qui étoient avec nous firent cet office, et l’un d’eux se mit à dire d’une voix effroyable en les séparant : Comment, coquins, êtes-vous bien si osés que de vous battre devant moi ? Voulez-vous apporter du scandale à une si honnête maison que celle-ci ? Si j’entre en furie, je vous mettrai tous deux en capilotade ! Çà, que l’on fasse trêve tout à cette heure ; que l’on s’accole, que l’on se baise, et que l’on touche en la main l’un dé l’autre !

Alors les commissaires cessèrent leur combat, et demeurèrent honteux de ce qu’ils avoient fait ; mais ils ne perdoient pas pourtant leur animosité et n’avoient garde de s’aller accorder sitôt. Là-dessus le gentilhomme dit à un laquais : Que l’on apprête quelque chose pour la collation, et que l’on apporte du vin pour les faire boire ensemble.

L’on n’eut pas le loisir d’aller rien chercher en ville : l’on s’accommoda de ce qui étoit à la maison ; il y avoit des œufs de reste du samedi, dont l’on fit une omelette avec du lard, et on l’apporta sur la table en grande pompe et magnificence. Le gentilhomme dit aux commissaires : Çà, il faut que vous mangiez de ceci avec moi, ou je vous mangerai vous-mêmes En disant cela, il mit le premier la main au plat, et Morizot ne se le fit pas dire deux fois ; mais Lucrin, tout honteux et retenu, n’osoit y toucher ; si bien que le gentilhomme, lui faisant ouvrir la bouche en lui tenant le menton d’une main, et prenant un morceau d’omelette de l’autre, le lui jeta dedans de la même sorte qu’un maçon plaqueroit un morceau de plâtre dedans un trou qu’il voudroit boucher : il en eut dans les yeux, dans la barbe, et même dans son pourpoint, ce qui fit qu’il mangea puis après de son bon gré. L’on commanda à un laquais d’apporter à boire à Morizot, et l’on lui dit qu’il bût à la santé de Lucrin. Ce résolu y obéit tout à l’heure, et lui dit : Là, monsieur le commissaire, je m’en vais boire à vous, pour vous montrer que je n’ai point de venin sur le cœur ; le sage a dit qu’il faut oublier les injures. Il fut alors question de faire boire aussi Lucrin à sa santé ; mais il ne prit le verre que comme à regret, et la crainte lui faisoit si fort trembler la main, que la moitié de son vin fut répandu. Je m’en vais donc boire à vous, puisque l’on m’y force, dit-il d’une voix peu assurée. Et, depuis, il ne voulut ni boire ni manger, à quoi l’on ne le contraignit plus : Morizot fit cet office pour lui, et vida toute notre bouteille.

Après cela, ils nous voulurent quitter ; et, voyant qu’ils avoient tout déchiré leurs collets pendant leur conflit, ils ne furent pas d’avis de s’en retourner en cet état. Ils prièrent donc les gentilshommes de leur prêter un laquais pour aller vers leurs femmes ; leur dire qu’elles leur envoyassent d’autre linge ; mais ils répondirent qu’il y avoit trop loin, et qu’ils avoient affaire de leurs gens, et que l’on leur permettoit seulement d’envoyer querir une lingère, qui étoit notre voisine. Elle s’en vint, ayant eu le mot du guet, et n’apporta rien que de grands collets de point coupé, qui n’étoient point à leur usage : encore les faisoit-elle quatre fois plus qu’ils ne valoient. Ils n’en achetèrent donc point, et furent contraints de s’en retourner en l’état où ils s’étoient mis, se cachant le nez dedans leurs longs manteaux, de peur d’être connus ; et il n’y eut que Morizot qui eut l’invention de prendre son mouchoir et de le mettre autour de son col, comme si c’eût été un collet bas.

Le lendemain, les gentilshommes passèrent dedans un carrosse par-devant leurs logis, bien assistés de laquais, et les forcèrent tous deux de s’y mettre aussi, et puis ils me vinrent prendre avec Perrette ; et comme si, nous désirant accorder tous, ils eussent voulu nous faire réjouir ensemble, ils nous menèrent à l’hôtel de Bourgogne ; mais sçachez que ces drôles avoient parlé auparavant aux comédiens et leur avoient appris le combat des commissaires, qui fut tout le sujet de leur farce. Voyant que l’on se moquoit ainsi d’eux, ils se proposèrent d’en avoir la raison ; et, quoiqu’ils nous quittassent sans témoigner leur colère, ils résolurent de nous ruiner, et firent la paix ensemble pour se rendre plus puissans contre nous quand l’occasion se présenteroit. Nous n’attendîmes pas qu’ils en vinssent là ; et, pour nous mettre à l’abri du malheur, nous abandonnâmes ce quartier, où nous avions une bonne chalandise.

Nous nous retirâmes aux faubourgs, en une méchante maison fort éloignée, où nous regrettâmes bien la bonne chère que nous avions faite par le passé, car nous en faisions alors une bien maigre, n’ayant rien autre chose que quelque peu d’argent que nous avions épargné, qui étoit le reste de nos trop somptueuses dépenses. Cette chétive vie fut, je pense, la principale cause d’une grande indisposition qui prit à Perrette ; comme elle étoit merveilleusement triste de se voir ainsi déchue, la bonne dame se sentoit bien défaillir un peu ; c’est pourquoi elle fit ce que l’on a accoutumé de faire en cette extrémité. Moi, qui étois comme sa fille, je reçus d’elle des témoignages apparents de bienveillance ; de toutes choses qu’elle savoit, elle n’en oublia pas une à me dire, et me donna des conseils dont je me suis bien servie depuis. Pour ne vous point mentir, il n’y avoit aucun scrupule en elle ni aucune superstition ; elle vivoit si rondement, que je m’imagine que, si ce que l’on dit de l’autre monde est vrai, les autres âmes jouent maintenant à la boule de la sienne. Elle ne savoit non plus ce que c’étoit des cas de conscience qu’un topinambour, parce qu’elle disoit que, si l’on lui en avoit appris autrefois quelque peu, elle l’avoit oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le repos. Souvent elle m’avoit dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent être non plus à une personne qu’à l’autre, et que c’est très-sagement fait de les ravir subtilement, quand l’on peut, des mains d’autrui ; car, disoit-elle, je suis venue toute nue en ce monde, et nue je m’en retournerai : les biens que j’ai pris d’autrui je ne les emporterai point ; que l’on les aille chercher où ils sont, et que l’on les prenne, je n’en ai que faire. Hé quoi ! si j’étois punie après ma mort pour avoir commis ce que l’on appelle larcin, n’aurois-je pas raison de dire à quiconque m’en parleroit, que ç’auroit été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre sans me permettre de prendre les choses dont l’on y vit ?

Après m’avoir tenu de pareils discours, elle expira, et je la fis enterrer sans aucune pompe, comme elle m’avoit recommandé, parce qu’elle sçavoit qu’il n’est rien de plus inutile.

Quelques nouvelles connoissances me vinrent alors, qui m’apportèrent un peu de quoi dîner ; mais la perte de ma bonne mère me fut si sensible, avec la mauvaise rencontre que je faisois quelquefois de personnes qui sçavoient trop mes affaires, que je résolus de quitter Paris pour m’en aller à la ville de Rouen. Ma beauté fut encore assez puissante pour m’amener force chalands ; mais, comme j’étois indifféremment une étable à tous chevaux, je me vis en peu de temps infectée d’une vilaine maladie : que maudits soient ceux qui l’ont apportée en France ! elle trouble tous les plaisirs des braves gens, et n’est favorable qu’aux barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos rois[9], qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner et en rapporter ici de la graine. Si j’eus quelque bonheur en mon infortune, c’est qu’un honnête et reconnoissant chirurgien, à qui j’avois fait plaisir auparavant, me pansa pour beaucoup moins que n’eut fait un autre de sa manicle. Je ne vous veux pas entretenir de ces ordures, encore que je sçache bien que vous n’êtes pas de ces délicats à qui un récit est d’aussi mauvaise odeur que la chose même.

C’est assez vous apprendre que j’allai, comme l’on dit, en Bavière[10] voir sacrer l’empereur, et qu’étant de retour je me trouvai si changée, que je fus contrainte d’avoir recours aux artifices. Les fards, les eaux et les senteurs furent mis en usage dessus mon corps, pour y réparer la ruine qui s’y étoit faite. Outre cela, je m’étudiai à garder une certaine façon attrayante, et à dire quelques paroles affectées, ce qui enchantoit infiniment ceux sur qui je faisois dessein. Un certain homme, fort riche et sans office, en fut tellement épris, qu’il me retira en sa maison pour m’y gouverner plus librement. À n’en point mentir, il eût bien pu trouver une maîtresse plus belle que moi, aussi le confessoit-il ; mais il y avoit quelque chose en mon humeur qui lui plaisoit tant, qu’il me préféroit aux autres. La cause de notre séparation fut qu’il arriva une petite castille[11] entre nous, à cause que je tranchois comme je voulois de son bien, et avec plus de liberté qu’il ne m’avoit permis.

L’exercice de mon premier métier étant encore en ma mémoire, ce fut mon soudain refuge. Je m’y adonnai longtemps, ne refusant aucune personne qui m’apportât ce qui se couche sur le plat. En ce temps-là, un certain coquefredouille[12], se voulant marier, eut envie de sçavoir auparavant en quel endroit il faut assaillir son ennemi en la guerre de l’amour, où il n’avoit jamais montré sa valeur. Il me fut adressé par un sien cousin pour lui en donner des leçons. Ayant été chez moi un dimanche après dîner, l’on lui dit que j’étois au sermon, où il s’en alla aussitôt pour m’y trouver. Le prêcheur, tombant sur la première vie de la Madeleine, parloit fort contre les paillardes, et représentoit si vivement les peines qui leur sont préparées en enfer, que mon amant disoit en lui-même qu’il pouvoit bien faire compte d’en aller trouver une autre que moi pour lui octroyer la courtoisie, s’imaginant que je serois touchée de beaucoup de repentirs en oyant cette prédication ; mais, sitôt qu’elle fut achevée, et qu’ayant pu m’aborder il m’eut dit la pensée qu’il avoit, je lui fis une réponse que possible trouverez-vous pleine d’impiété : mais il n’importe, je ne suis pas ici pour faire paroître devant vous que je me repens de mes fautes passées. Vrami voire, lui dis-je, j’aurois l’âme bien foible de m’étonner de ce que nous vient de conter ce moine ; ne sçais-je pas bien qu’il faut que chacun fasse son métier ? Il exerce le sien, en amusant le simple peuple par ses paroles, et le détournant d’aller aux débauches où l’argent se perd inutilement et où se font les querelles et les batteries ; et moi j’exerce aussi le mien, en éteignant la concupiscence des hommes par charité. Il fut payé de cette sorte ; et, comme il avoit l’âme simple, à la mode du vieux temps que l’on se mouchoit sur la manche, il s’étonna fort de mon humeur libertine, qu’il prenoit pour très-mauvaise et répugnante à la bonne religion. Pour vous abréger le conte, je lui enseignai ce qu’il désiroit d’apprendre, mais si malheureusement pour lui, qu’il gagna un chancre, qu’il fut contraint de porter aussi bien que la sphère du ciel porte le sien ; qui pis est, il n’eut pas couché huit jours avec sa nouvelle épouse, qu’il lui infecta tout le corps. N’avoit-il pas fait un bel apprentissage, sous ma maîtrise ? Enfin, les ans gâtèrent tellement le teint, les traits de mon visage, que la céruse et le vermillon n’étoient pas capables de me rembellir. Petit à petit, le nombre de mes amans s’amoindrissoit, et je n’avois plus chez moi que des faquins, moins chargés d’argent que de désirs d’en avoir. Cela me contraignit à me tirer du rang des filles, et à me mettre du rang des mères, qui cherchent la proie pour leurs petits. Afin de m’acquitter plus accortement de cette charge, je m’habillai à la réformation, et n’y avoit point de pardons où je n’allasse gagner des crottes. Je connoissois les braves hommes à leur mine ; et, quand j’avois acquis leur connoissance, je les menois en des lieux où ils recevoient toute sorte de contentement. Si quelqu’un étoit amoureux de quelque fille, j’employois pour lui tout mon pouvoir et faisois tenir finement des lettres à sa maîtresse.

Or, Francion, apprêtez maintenant vos oreilles à ouïr ce que je conterai de Laurette, car je m’en vais entrer en ce sujet-là.

Étant aux champs avec une de mes commères, je me promenois un soir toute seule en un lieu fort écarté, comme je vis passer auprès de moi un homme inconnu qui tenoit quelque chose sous son manteau. Après qu’il fut à vingt pas de moi, j’entendis crier un enfant, ce qui me fit retourner aussitôt, et je connus qu’il falloit que ce fût cet homme qui en portât un. Où portez-vous cet enfant-là, lui dis-je ; à qui est-il ? S’arrêtant alors, il me dit qu’il l’alloit porter à un village prochain, où il croyoit y avoir une bonne nourrice. Je le suppliai tant, qu’à la fin il me dit que c’étoit un péché secret d’un jeune gentilhomme du pays, qu’il l’avoit fait à une servante de sa mère ; mais il ne me voulut nommer personne. Encore que l’obscurité fût grande, je pris la petite créature entre mes mains pour voir si elle étoit belle, et celui qui me l’avoit baillée me montra aussitôt les talons, en me disant qu’il alloit parler à un de ses camarades, Le gage qu’il me laissoit ne me plaisant pas, je le posai dessus l’herbe, et m’en courus après lui, inutilement toutefois, car il avoit si bonnes jambes qu’il disparut en peu de temps ; d’ailleurs j’entendois aboyer un mâtin auprès de l’enfant que j’avois quitté, ce qui me fit retourner à lui, craignant qu’il ne lui advînt quelque mal. La compassion me le fit prendre entre mes bras pour le porter à la maison, où je connus à la lumière que c’étoit une fille parfaitement belle, comme ordinairement sont tous les enfans qui se font par amourettes, d’autant que l’on y travaille avec plus d’affection, et que le plus souvent les mères sont belles, puisqu’elles ont sçu donner de la passion à un homme.

Je connoissois à Rouen une nourrice qui avoit tant de lait qu’elle s’accorda à nourrir encore ma fille outre la sienne, moyennant une petite somme que je lui promis. Quand elle l’eut sevrée, je la pris avec moi, et l’appelai toujours Laurette, ainsi que celui qui me l’avoit baillée m’avoit dit qu’on l’avoit nommée sur les fonts. Je ne dépensois guère à la nourrir, parce que toutes les filles de joie de la ville la trouvoient si bellotte, qu’elles la vouloient avoir chacune à leur tour en leur maison ; et certes elle ne leur étoit point inutile, car, en allant avec elles par les rues, elle étoit cause qu’on ne les prenoit pas pour ce qu’elles étoient, mais pour des femmes de bien qui eussent été mariées.

Le jugement lui étant venu, c’étoit à qui lui montreroit le plus de gentillesses, et à qui lui apprendroit de plus subtils discours, pour toutes les occasions où elle se trouveroit. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la trouvant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne se laissât cueillir la belle fleur de son pucelage sans en tirer aucun notable profit. Il ne m’étoit pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avoit toutes les beautés et toutes les perfections que l’on sçauroit désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me sembloit que je ferois avec elle un gain si grand, qu’il me récompenseroit de l’avoir élevée. Je n’avois plus alors les atours de demoiselle ; il y avoit longtemps qu’ils étoient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe à pointe, comme à la fille d’une bourgeoise, et, avec cela, elle parut si mignarde, que je ne vous le puis exprimer. Quand elle marchoit après moi par la rue, l’un disoit qu’elle avoit un visage d’ange, et l’autre louoit ses cheveux blonds et frisottés, ou son jeune sein qui s’enfloit petit à petit, et dont elle découvroit une bonne partie. J’épiois finement quand quelqu’un la regardoit et la suivoit jusque chez nous ; puis je la faisois tenir à la porte, afin qu’en passant il la pût voir encore, et s’empêtrer davantage dans les liens de sa beauté.

Il me sembla bien qu’il étoit temps de la monter aux plus hautes classes, et de lui donner de plus doctes leçons. C’est pourquoi je ne la gouvernai plus en enfant, et commençai à lui apprendre ce qui lui étoit nécessaire pour surgir à un heureux port dans la mer de ce monde.

Depuis, elle ne fut point chiche d’œillades à ceux qui lui en jetoient, et je vous assure bien qu’elle les envoyoit si amoureusement, qu’elle remportoit toujours un cœur en récompense. Voyez un peu l’artifice dont je lui faisois user, afin que chacun m’estimât de celles que l’on appelle femmes d’honneur. Lorsque je me retournois vers elle, elle abaissoit soudain les yeux, comme si elle n’eût plus osé regarder les hommes licencieusement, comme elle avoit fait quand j’avois eu le dos tourné.

Entre les jeunes muguets qu’elle avoit charmés, il y en avoit un plus brave que les autres, nommé Valderan, que je croyois être aussi le plus riche : comme notre voisin, il nous accosta bientôt, et me demanda la permission de nous venir visiter, laquelle je lui accordai avec des remercîments de l’honneur qu’il nous vouloit faire ; néanmoins je recommandai bien à Laurette de lui témoigner toujours une petite rigueur invincible, jusqu’à tant qu’il répandît dans ses mains force écus d’or, que je lui disois être des astres qui donnent la qualité de dieux en terre à ceux qui les ont en maniement, ainsi que les planètes, qui sont au ciel, donnent ce même honneur aux intelligences qui les régissent. Je suis sçavante, oui, vous ne le croyez pas ; je veux vous montrer que j’ai quelquefois lu les bons livres, où j’ai appris à parler phœbus.

Or mes remontrances n’étoient pas vaines envers Laurette ; elle les sçavoit si bien observer, qu’elle ne voyoit pas une fois Valderan, qu’elle ne se plaignit à lui, à part, que sa tante (qui étoit moi) étoit la plus chiche femme du monde. Mon père m’a envoyée beaucoup d’argent pour me r’habiller tout à neuf, lui disoit-elle, mais elle n’en veut point faire d’emplette pour moi, et je pense même qu’elle l’a employé à ses nécessités particulières, encore que, Dieu merci, elle soit d’ailleurs très-bien payée de ma pension. Après cette menterie, elle ne feignoit[13] point de demander de l’argent à Valderan, pour acheter une cotte ou une robe ; et, lorsqu’il lui disoit qu’il auroit bien de la peine à lui donner ce qu’elle lui demandoit, elle lui répondoit : Eh ! comment voulez-vous que je connoisse votre affection, si vous ne vous portez en des difficultés extrêmes pour la témoigner ?

Par des subtilités semblables, elle tira de lui à la fin quelque peu d’argent : il pensoit que, pour cela, elle fût obligée de se donner toute à lui ; mais il fallut bien qu’il quittât cette opinion, lorsqu’il vit qu’elle le dédaignoit plus que de coutume.

En ce temps-là, il y eut un brave et leste financier, appelé Chastel, qui acquit notre connoissance par le moyen d’une fille qui nous servoit, laquelle lui représenta si bien nos nécessités, selon mon instruction, que, pour avoir part à nos bonnes grâces, et tâcher d’obtenir du remède à l’affection qu’il avoit pour Laurette, il nous fit plusieurs largesses, qui captivèrent infiniment notre bienveillance. C’étoit un rieur, qui ne sçavoit ce que c’étoit que ces grands transports d’amour. Il fuyoit tout ce qui lui pouvoit ôter son repos, et ne vouloit point que l’on lui refusât deux fois une chose. Moi, qui connoissois son humeur, je lui faisois le meilleur visage que je pouvois, ainsi que faisoit pareillement ma nièce.

Un soir, nous revenions de la ville comme il venoit de sortir de chez nous, et Valderan nous vint voir en même temps. Laurette prit le miroir selon sa coutume, pour accommoder ses cheveux, et notre servante, la regardant, se prit si fort à rire qu’elle lui demanda ce qu’elle avoit. Elle, qui étoit une délibérée sans dissimulation, lui dit : M. Chastel vient de sortir de céans ; vous ne sçavez pas ce qu’il a fait ? En vous voyant mirer, je me souviens qu’il a pris ce miroir-là, et qu’il y a contemplé son… vous m’entendez bien ; il n’est pas besoin que je m’explique.

Ayant dit cela, elle se mit à rire plus fort que devant, et Laurette fit alors un trait nonpareil, pour témoigner une excessive pudeur à Valderan, qui écoutoît tout, et pour réparer l’indiscrétion de la servante ; car, comme si elle eût été grandement en colère, elle prit un certain fer, et en cassa la glace du miroir, disant qu’elle ne vouloit jamais voir son visage en un lieu où on avoit vu une si vilaine chose. Valderan lui dit avec un souris modéré qu’elle étoit d’une humeur trop colérique, et qu’il n’étoit rien demeuré dans le verre de l’objet que lui avoit présenté Chastel ; néanmoins je sçais bien qu’il loua en soi-même cette action, et qu’il fut bien aise d’avoir une si sage maîtresse, comme paroissoit Laurette en tous ses discours. Cela fut mêmement cause qu’il ne la requit plus avec tant de licence d’alléger son tourment, et qu’il s’imagina qu’il ne pourroit rien avoir d’elle s’il ne l’épousoit ; néanmoins, parce qu’il n’avoit guère envie de se lier déjà d’une si fâcheuse chaîne, il se proposa de tenter encore la fortune, et de tâcher de gagner sa maîtresse par les preuves d’une extrême passion.

Chastel avoit tant dérobé le roi pour nous enrichir, que nous eussions été les plus ingrates du monde, si nous n’eussions reconnu sa bonne volonté : aussi lui promîmes-nous de le faire parvenir au but où il visoit, et Laurette, à qui la coquille démangeoit beaucoup, s’y accorda facilement.

La nuit que son gentil pucelage étoit aux abois de la mort, Valderan amena un musicien de ses amis devant nos fenêtres, et lui fit chanter un air qui, avec le son d’un luth, empêcha que je n’allasse prendre mon repos, tant j’ai d’affection pour l’harmonie. Je descendis en une salle basse avec ma servante, pour écouter ; et, voyez la vanité de notre amoureux, afin que l’on sçût que c’étoit lui qui donnoit ou qui faisoit donner cette sérénade, il se fit appeler tout haut par quelqu’un qui étoit là. Mais, d’autant que je savois bien que ce n’étoit pas lui qui chantoit, et qu’il m’étoit avis que ce n’étoit pas assez de ne donner que des paroles et de la musique à sa dame, je dis à ma servante qu’elle lui en touchât quelques mots. La chanson étant achevée, elle ouvrit une fenêtre basse, et, lui, croyant que ce fût Laurette, s’approcha incontinent ; mais, comme il vit que ce ne l’étoit pas, il demanda à ma servante où elle étoit. Et croyez-vous, lui dit-elle, qu’elle soit si sotte que de se réveiller pour vous entendre racler deux ou trois méchans boyaux de chat ? à quoi sert toute votre viande creuse ? Vous avez beau jouer de la mandragore ou de la guiterne, de la lenterne, du cristre, et de l’épine-vinette[14], Laurette n’en fait guère de compte. Vous pensez qu’ainsi que vous passez la nuit à songer à elle, elle la passe à songer à vous ? ôtez cela de votre fantaisie ; maintenant elle dort dans son lit à jambe étendue. Si vous aimez sa santé, ne faites pas jouer davantage, craignant de la retirer du sommeil : aussi bien n’est-ce pas un grand présent que vous lui faites. Tu es une moqueuse, dit Valderan, je ne lui puis rien bailler de plus sortable à sa qualité que de la musique ; car ne sçais-tu pas bien que c’est tout ce qu’on donne aux plus grandes divinités pour les convier à nous aimer et pour les remercier de nous avoir secouru ? Vous nous la baillez belle, dit ma servante ; vous prenez donc Laurette pour une déité ? Voulez-vous voir ce qui est dans sa chaise percée, et si vous aurez bien le courage d’en manger ; ce n’est point du nectar ni du maître ambroise. La fin de votre air a été que votre soleil commençoit à paroître à la fenêtre de son palais, et c’étoit moi sans doute que vous preniez pour elle ; voilà pourquoi je conjecture que je jette des rayons aussi flamboyans que les siens, ou peu s’en faut. La nuit est tantôt passée, allez-vous-en avec votre luth, monsieur le luthérien, je vous le conseille. Ce ne seroit plus une sérénade que vous bailleriez, et vous feriez l’amour indiscrètement, le faisant en plein jour. Si ma maîtresse étoit aussi mauvaise que toi, dit Valderan, je serois réduit à une extrémité : je pense qu’elle aura meilleure opinion de ma musique. Vous êtes bien de votre pays, répondit ma servante, de penser que, quand elle auroit entendu votre chanson, elle vous aimât davantage. Non, non, si elle lui a plu, elle aimeroit bien plutôt celui qui l’a chantée ; car, quant à vous, quelle merveille avez-vous faite qu’un autre ne puisse faire ? Le plus grand sot du monde peut faire venir chanter ici le plus excellent musicien que l’on puisse trouver. Ce n’est pas avec la voix que je désire acquérir la bonne grâce de madame, dit Valderan, c’est avec l’affection extrême qu’il me suffit d’avoir fait déclarer par le chant d’un autre. Voilà qui est bien, ma foi, répondit la servante ; un homme insensible à l’amour peut faire dire qu’il est passionné aussi bien que vous.

Valderan, voyant qu’il n’y avoit rien à gagner que de la honte avec cette moqueuse, qui disoit la plupart de ses traits piquans selon que je la venois d’enseigner, s’en retourna sans faire continuer la musique, et je m’en allai voir ma nièce, qui étoit entre les bras de Chastel, avec qui elle avoit pris son plaisir au son du luth. Je ne dis pas devant lui qui c’étoit qui avoit fait donner la sérénade, craignant de lui causer de la jalousie ; mais le lendemain j’en parlai à Laurette, et, considérant la misère où l’on est quelquefois, en exerçant le métier que je lui faisois prendre, je m’avisai qu’il seroit bon de la marier, et que nous ferions bien, si nous pouvions prendre au trébuchet le passionné Valderan ; car je m’imaginois qu’il étoit infiniment riche, et que je passerois en repos le reste de mes jours en sa maison, hors du péril des naufrages que je redoutois. Dès que Laurette le put voir en secret, elle lui assura qu’elle étoit ardemment éprise de ses perfections ; mais pourtant qu’il se trompoit, s’il pensoit devoir obtenir quelque faveur sans la prendre pour femme. La passion, dominant alors dessus lui plus que jamais, il prit du papier, et lui écrivit une promesse de mariage, pensant qu’il jouiroit d’elle après ; mais, quand il fut sorti et qu’elle me l’eut montrée, je ne me contentai pas de cela : je dis qu’il falloit tout résolument qu’il l’épousât en public, ou qu’il donnât bien du fonds pour jouir d’elle en secret. Comme nous étions sur le point de le faire résoudre à l’un ou à l’autre, nous le vîmes un jour traîner honteusement au Fort-l’Évêque[15], où je pense qu’il est encore détenu prisonnier, pour avoir affronté plusieurs marchands et autres personnes. Quand nous sçûmes que toute la piaffe n’étoit venue que d’emprunts, nous ne fîmes non plus d’état de lui que de la fange, et sa promesse fut jetée dans le feu comme inutile. En ce temps-là, l’amour du financier se refroidit par la jouissance, et, comme il ne venoit plus voir ma nièce si souvent que par le passé, il ne nous faisoit plus aussi des dons si fréquens. Cela me contraignit de donner entrée chez moi à plusieurs autres braves hommes, à qui j’avois l’artifice de faire entendre nos nécessités. Les uns nous assistoient un peu, et les autres point du tout. Mais aussi étoient-ils traités d’une étrange façon de Laurette, qui leur témoignoit tantôt un dédain, et leur donnoit tantôt un trait de gausserie qui les piquoit vivement Le plus souvent, en jouant aux cartes avec eux, elle prenoit bien la hardiesse de serrer en bouffonnant tout leur argent à jamais rendre, et elle faisoit cela de si bonne grâce et si à propos, qu’ils eussent eu de la honte à s’en offenser. Il y avoit quelquefois des niais qui vouloient toucher son sein, autant pour lui montrer une belle bague qu’ils avoient au doigt, et lui en éblouir les yeux, que pour autre chose. Elle leur prenoit aussitôt la main, et leur disoit : Qu’elle est effrontée, cette main-ci ! qu’elle est téméraire ! Elle court en tous les endroits où ses désirs la portent, et encore en temps de guerre elle va sur le pays de son ennemi : certes, je la tiens bien la traîtresse ; je ne la laisserai pas aller qu’elle n’ait payé sa rançon. Puis, en ôtant la bague, elle continuoit : Ah ! voici qui aidera a nous satisfaire.

Quelquefois le jocrisse la lui redemandoit en s’en allant ; mais elle lui répondoit toujours avec des risées qu’elle lui demeureroit pour la rançon de sa main. M’avez-vous pas appelée tantôt votre plus cruelle ennemie, en me contant vos tourmens ? lui disoit-elle : vous deviez songer que depuis nous n’avions point fait de paix ni de trêve. Si, à quelques jours de là, il l’importunoit encore de rendre ce qu’elle avoit pris, et que ce fût une pièce de trop grande valeur pour la dérober de cette sorte, elle la lui bailloit, à condition de lui faire un autre présent à sa discrétion même. Mais quelquefois aussi, voyant qu’elle n’étoit pas de grand prix, elle la retenoit fort bien, ou bien elle disoit qu’elle l’avoit mise en gage ; et celui à qui elle appartenoit étoit contraint de l’aller retirer de son argent, s’il la vouloit ravoir.

Elle faisoit une infinité d’autres profitables galanteries, et ne considéroit point la beauté, la courtoisie ni la gentillesse de personne pour l’affectionner davantage que les autres. Je l’avois avertie de ne se point laisser enbéguiner par ces fadaises-là, qui n’apportent pas de quoi dîner, et son humeur libre la portoit assez à suivre mon conseil. Ceux qui étoient prodigues acquéroient seulement ses bonnes grâces ; et encore falloit-il qu’ils eussent de la modestie, et qu’ils gardassent le silence, pour parvenir aux suprêmes degrés de la félicité d’amour, d’autant qu’elle vouloit toujours paroître chaste.

Elle ne sortoit guère que les bons jours, et paroissoit si gentille à la maison, coiffée en demoiselle, que les plus belles de la cour lui eussent porté envie. Aussi y eut-il un seigneur nommé Alidan, qui, la voyant en cet état à la fenêtre, en passant par notre rue, la trouva la plus aimable fille du monde, et s’informa curieusement qui elle étoit. Comme il sçut que c’étoit Laurette, dont il avoit ouï faire du récit à des courtisans, il fut encore plus embrasé, au souvenir des preuves que l’on lui avoit donné beaucoup de fois de son gentil esprit.

Tout aussitôt il se résolut d’acquérir une si belle possession ; et, lui étant avis que je ne la donnerois pas pour quelque prix que ce fût, il crut qu’il lui étoit nécessaire de la faire enlever. De tous côtés il nous faisoit épier par ses gens ; et, comme j’étois un soir à la ville, il envoya un carrosse devant notre porte : un homme de bonne mine en sortit, qui alla faire accroire à Laurette qu’au lieu d’aller où je lui avois dit en partant j’avois été chez un galant homme, où je l’attendois, et qu’il falloit qu’elle se mît dedans le carrosse pour m’y venir trouver. De mauvaise fortune Laurette étoit toute vêtue à cette heure-là, si bien qu’elle ne se fit guère prier pour sortir de la maison, parce que même il étoit vrai que j’allois souvent chez celui où l’on lui disoit que j’étois.

Le carrosse étant arrivé en la maison d’Alidan, elle fut reçue de son nouvel amant comme vous pouvez penser. Quoiqu’au commencement elle ne voulût pas permettre que celui qui l’avoit trompée la touchât en aucune façon, à la fin, considérant ses qualités éminentes et le bon traitement qu’il lui faisoit, elle se laissa apprivoiser. Cependant j’étois bien en peine d’elle, et tout mon exercice étoit de m’enquêter si elle n’étoit point chez quelqu’un de ceux qui lui avoient fait l’amour.

Le troisième jour d’après celui de sa perte, je rencontrai un honnête homme de ma connoissance, qui m’apprit le lieu où elle étoit. Je m’y en allai tout de ce pas, et demandai à parler à Alidan, à qui je dis que l’on m’avoit assuré que c’étoit lui qui m’avoit fait ravir une certaine nièce qui vivoit avec moi, et je le suppliai de m’excuser si je prenois la hardiesse de lui venir demander si cela étoit vrai. Après qu’il me l’eut nié, je lui dis : Monsieur, il n’y a qu’un mot qui serve, vous n’avez que faire de me la celer, car aussi bien ne la veux-je pas ravoir, elle est en trop bonne main. Je viens ici seulement pour vous déclarer qu’il ne falloit point que vous vous servissiez de tromperie ni de violence, parce que, si vous me l’eussiez demandée, je vous l’eusse donnée de bon gré.

M’ayant ouï parler avec une liberté si grande, il me découvrit ce qui en étoit ; et, m’ayant fait donner une récompense, dont je me contentai, me mena voir Laurette en son corps de logis de derrière. Elle me fit des excuses, sur ce qu’elle ne m’avoit point mandé de ses nouvelles, et me dit qu’elle n’avoit sçu le faire en façon quelconque. Ce m’étoit une chose bien fâcheuse d’être privée de sa compagnie, et néanmoins la nécessité m’apprit à m’y résoudre. Tantôt Alidan l’envoyoit aux champs, tantôt il la faisoit venir à la ville, et il la faisoit souvent loger ailleurs que dans sa maison. C’étoit alors que je l’allois visiter bien familièrement, et que je faisois bien avec elle mes petites affaires, sans que personne en sçût rien. Autant de mille écus que j’y ai mené de fois de jeunes drôles, qui jouissoient d’elle, tandis que celui qui étoit son maître et son serviteur tout ensemble croyoit qu’elle ne pouvoit faire ouvrir la serrure dont il portoit la clef.

Enfin, comme l’on se lasse d’être nourri toujours d’une même viande, il n’a plus tant adoré les appas de Laurette, et, ne voulant pas néanmoins la quitter tout à fait, mais désirant retâter sans scandale de son mets ordinaire quand bon lui semblera, il s’est avisé de la donner en mariage à Valentin, avec quelques avantages, comme une récompense des services qu’il a reçus de lui. Valentin et elle sont venus demeurer en un château ici proche, où je m’en vais lui présenter les recommandations d’un brave financier, qui obtiendra plus en un jour que Francion n’a fait en trois mois. Ma foi, il le mérite aussi, quand ce ne seroit qu’à cause que son affection est née en un temps remarquable, et pour un charitable sujet. La première fois qu’il vit Laurette, ce fut dans l’église, comme l’on la marioit ; et, considérant que son époux ne lui donneroit pas tout ce qu’elle pourroit désirer, il se proposa, par amitié fraternelle, de lui subvenir. Dans peu de temps, vous le verrez en cette contrée ; car il est si assurée que je m’acquitterai bien de ma charge, que je crois qu’il est déjà parti de Paris.

Êtes-vous content à cette heure, Francion ? Voilà tout ce que je vous puis dire de votre maîtresse : l’aimez-vous encore aussi ardemment que vous faisiez ?

Je suis plus son serviteur que jamais, répondit Francion, et assurez-vous que, n’étoit que la mémoire est toute récente en son village de certaines folies qui se sont passées, parmi lesquelles on m’a mêlé, je m’y en retournerois, et ferois, je m’assure, plus par mes soumissions et par mes témoignages d’amitié que vous et votre beau financier par l’argent, sur qui vous fondez toute votre espérance. Ira-t-elle aimer un sot, dont elle verra les pistoles plutôt que la personne même qui, je m’assure, n’a aucun mérite, puisqu’en un mot ce n’est qu’un financier ? Ah ! mon ami Francion, reprit Agathe, vous sçavez bien quelle puissance je vous ai dit que l’argent a sur l’esprit de Laurette. Oui, mais elle est femme, repartit Francion, et n’est pas insensible aux plaisirs qu’on reçoit avec une personne dont le mérite est agréable. Il se peut bien faire que, pour attraper quelques ducats, elle se donnera en proie aux désirs d’un badaud ; mais elle ne le chérira pas pourtant, et, quand elle verra sa bourse vide, elle se videra pareillement de l’affection qu’elle aura feint de lui porter. Faites du pire que vous pourrez, Agathe ; aussitôt que le moule de mon timbre[16] sera guéri de sa plaie, j’irai voir secrètement ma maîtresse, et recevrai d’elle tout ce que je saurois désirer. Ce discours fini, Agathe prit congé de la compagnie, et monta dans une charrette, où elle avoit fait tout son voyage ; puis elle se mit au chemin de la demeure de sa nièce, envers qui elle n’avoit pas envie de faire la chose dont elle avoit menacé Francion ; car elle s’étoit résolue de le secourir entièrement sans qu’il s’en aperçut, et de donner de la casse au financier.

Ces malheureuses gens ont toujours été à qui plus leur donne, et à qui plus leur fait espérer. L’on ne voit point pourtant qu’ils en soient plus à leur aise. Leur vie est toute tissue de malheurs ; mais leur insensibilité fait que cela ne les empêche pas d’avoir de la gaieté : mais elle est bien fausse et bien éloignée de celle de ceux qui vivent justement. Nous avons vu ici parler Agathe en termes fort libertins ; mais la naïveté de la comédie veut cela, afin de bien représenter le personnage qu’elle fait. Cela n’est pas pourtant capable de nous porter au vice ; car, au contraire, cela rend le vice haïssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs. Nous apprenons ici que ce que plusieurs prennent pour des délices n’est rien qu’une débauche brutale dont les esprits bien sensés se retireront toujours.




  1. Locution populaire. Dans c’est mon, il faut sousentendre avis, qu’on a retranché pour abréger ; mais il se dit d’ordinaire ironiquement. Dict. de Furetière.
  2. Grande chère avec bruit et réjouissance. (Dict. de Trévoux.)
  3. Vauriens. Du mot espagnol gallofero qui signifie mendiant.
  4. Chenil
  5. Ancienne monnaie, qui fut frappée pour la première fois sous Louis XII, et dont un édit de Henri III défendit le cours. Sa valeur, qui était d’abord de dix sous, s’éleva jusqu’à douze sous six deniers. Sur une de ses faces était gravée la teste du Roi ; de là le nom de teston. — On employait ce mot, aux seizième et dix-septième siècles, pour désigner l’argent en général :

    Certain quidam amoureux de testons.
    REGNIER

  6. En 1613
  7. Sorel, qui d’ordinaire ne craint pas le gros mot, a reculé ici devant le texte de Villon :

    Sçaura mon col que mon cul poise.

  8. Testonner, accommoder la tête et les cheveux ; — donner des coups, particulièrement sur la tête. (Dict. de Trévoux.)
  9. Charles VIII
  10. Locution particulière aux académies d’amour. Aller en Bavière signifiait se faire traiter. L’étymologie de ce mot se trouve dans le Dictionnaire de Leroux, auquel nous renvoyons, — pour cause.
  11. Querelle.
  12. Niais.
  13. Feindre signifie ici craindre.
  14. La drôlesse malmène les mots comme elle malmène le galant : mandragore est mis pour mandore, petit luth ; guiterne (ceci se devine aisément) pour guitare ; cristre pour cistre, encore une espèce de luth ; enfin épine-vinette pour épinette.
  15. La prison du For-l’Évêque, située rue Saint-Germain-l’Auxerrois, était, dans le principe, le siège de la juridiction temporelle de l’évêque de Paris. Elle fut réunie au Châtelet en 1674.
  16. Allusion à sa bourse vide.