La Vraie Histoire comique de Francion/11

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A. Delahays (p. 431-475).



LIVRE ONZIÈME



Hortensius fut si bien persuadé par Audebert, que le lendemain il alla voir Francion, qui le reçut avec beaucoup de témoignage de joie. Ce brave maître pensoit encore avoir trouvé un écolier auquel il pouvoit apprendre beaucoup de choses, tellement que, pour lui montrer qu’il étoit extrêmement capable, il affectoit de certains termes qu’il avoit appris par cœur pour s’en servir en toutes occasions. Comment, brave Francion, ce disoit-il, je croyois que vous ne pourriez pas sortir plus aisément de Paris que l’Arsenac et le Palais, et que l’on vous verroit aussi souvent au Louvre que les pierres du grand degré et la salle des Suisses. Mais vous, ce dit Francion pour lui rendre le change, je m’imaginois que l’on vous trouveroit aussi longtemps en l’Université[1] de Paris que le Puits-Certain[2], les écoles de Décret[3], la cuisine des Carmes[4] et M. Royer, Diogène de ce siècle. Vous voyez, reprit Hortensius, je viens ici me ranger près de ceux qui s’habillent de la couleur des roses, et à qui les objets les plus proches des yeux ne sont point funestes ; mais vous, ne venez-vous pas ici pour faire l’amour et renoncer à cette liberté qui vous étoit aussi chère qu’à la République de Venise ? Avez-vous laissé perdre une chose pour laquelle il y a cinquante ans que les Hollandois font la guerre au roi d’Espagne ? Vous aimez quelque beauté qui au fort du combat feroit tomber les armes des mains à M. du Maine[5]. Je vous avoue une partie de ce que vous me dites, repartit Francion, mais non pas que je sois semblable aux Vénitiens ni aux Hollandois. Ces comparaisons sont trop éloignées. Mais, je vous supplie, montons à la chambre du comte Raymond, qui sera très-aise de vous voir. Ce sera là que nous deviserons chacun de nos affaires.

Là-dessus, du Buisson et Audebert, qui étoient avec Hortensius, montèrent sans se faire prier ; mais, pour lui, il ne voulut jamais passer devant Francion, tant il étoit courtois. Monsieur, ce disoit-il, allez devant ; il vous faudroit une plus grande vertu que la patience pour aller après moi : j’ai été malade pendant mon voyage ; je n’ai plus de jambes que par bienséance ; mon corps se porte assez mal pour être celui d’un pape, et, à trente-six ans, je ne suis pas moins ruiné que le château de Bicêtre[6] : je suis plus vieil que ma grand’mère et aussi usé qu’un vaisseau qui auroit fait trois fois le voyage des Indes. Mais, monsieur, lui dit Francion en se riant, si vous disiez que vous êtes aussi usé que la marmite des Cordeliers, qui leur sert depuis six-vingts ans, la similitude ne seroit-elle pas meilleure ? Ma foi, ne vous moquez pas, reprit Hortensius ; ni dans les déserts de l’Afrique ni à la foire Saint-Germain on ne voit point de monstre si cruel qu’a été ma maladie. Pour vous, vous êtes d’une si forte matière, que rien n’est capable de l’altérer, si la chute d’une montagne ne vous renversoit : vous êtes capable de peupler des colonies. Tout cela ne sert de rien, dit Francion, vos excuses ne sont pas valables ; si vous ne montez pas facilement, je vous aiderai en allant après vous. Eh ! allons, monsieur, ne sçavez-vous pas qu’il n’y a point d’honneur que je ne doive à votre mérite ? Vous m’avez pris ce que je vous voulois dire, ce dit Hortensius, voulez-vous que je ne me connoisse plus et que j’oublie mon propre nom, comme si j’étois devenu pape ? Vous êtes plus rempli de complimens et de cérémonies que le Vieux Testament et la cour de Rome ; serons-nous sur ce degré jusqu’à la fin du monde, et me défendrai-je d’un ennemi qui ne me jette que des roses à la tête et qui ne me fouette qu’avec une queue de renard ? Mais ne parlons point du pape ni de sa cour, répondit Francion ; nous sommes à Berne, où il faut être sage malgré qu’on en ait : ne craignez-vous point l’inquisition ? Non, je ne la redoute point, répondit Hortensius, quelques vilains portraits qu’on s’en fasse et quelque pleine de tigres et de serpens qu’on se la figure, car mon innocence dure encore.

Raymond, qui entendoit de sa chambre que ces messieurs en étoient sur les longues cérémonies, descendit en bas et fit monter Hortensius le premier, malgré qu’il en eût. Monsieur, lui dit Francion, nous devons bien faire un extraordinaire accueil à ce rare personnage, qui est l’unique honneur de la France. Ah ! monsieur, lui dit Hortensius se retournant devers lui, je vous prie de garder ces noms d’unique, de rare et d’extraordinaire pour le soleil, les comètes et les monstres ; je ferme l’oreille aux louanges, comme ma porte aux ennemis et aux voleurs. Parlons plutôt de votre mérite : il faut avouer que vous êtes plus éloquent que tous les parlemens, les présidiaux, les sénéchaussées et les justices subalternes de France ; quand vous logiez en la rue Saint-Jacques, vous étiez le plus habile homme qui y fût, n’en déplaise aux jacobins et aux jésuites. Vous me flattez trop, reprit Francion ; ne parlons pas de moi, parlons de Raymond et de du Buisson. Qu’en dirois-je, repartit Hortensius, sinon que ce sont deux rares ouvrages de la nature ? Si tout le monde leur ressembloit, l’Université seroit la plus inutile partie de la République, et le latin, aussi bien comme le passement de Milan[7], seroit plutôt un témoignage de notre luxure qu’un effet de notre nécessité. Vous ne leur faites pas beaucoup d’honneur, reprit Francion, de dire qu’ils ne sçavent point de latin ; mais, quand ils n’en sçauroient point et qu’ils le mépriseroient, comme font la plupart des courtisans d’aujourd’hui, seroit-ce à dire qu’il fût inutile ? Songez à votre ancien gagne-pain, je vous supplie, et considérez que le latin n’a rien à démêler avec le passement.

Francion ne disoit tout ceci qu’en riant, si bien qu’Hortensius ne se trouvoit point offensé et continuoit d’étaler son éloquence, dont le nouveau style étonnoit tout le monde. Il vint à parler des plaisirs dont il jouissoit à Rome, avec des discours étranges. Il dit que l’on jetoit dans sa chambre tant d’eau de senteur, qu’il falloit qu’il se sauvât à la nage ; que les muscats qu’il mangeoit étoient si gros, qu’un seul grain étoit capable d’enivrer toute l’Angleterre ; et, comme l’on parloit de la maîtresse de Francion, il dit qu’il l’estimoit heureuse de l’avoir captivé, et qu’il préféreroit cette victoire à toutes celles du prince d’Orange et du roi Henri le Grand ; mais qu’il avoit peur, en voyant Francion, de devenir amoureux comme lui, et qu’il ne pouvoit regarder un gueux sans prendre la gale ; au reste, qu’il craignoit bien d’aimer quelque dédaigneuse qui le jetât dans un précipice et lui dît : Dieu te conduise !

Après cela, l’on vint à parler des livres, et il dit qu’il y en avoit de si mal faits, qu’après la bière et les médecines il n’avoit jamais rien trouvé de si mauvais ; que, pour lui, il cherchoit tous les remèdes imaginables contre l’ignorance du siècle, et qu’il avoit eu l’idée de l’éloquence. Là-dessus, il usa de tant de termes extraordinaires, que Francion ne les put davantage souffrir, sans lui demander s’il falloit parler comme il faisoit, vu qu’il n’avoit rien en son style que des hyperboles étranges et des comparaisons tirées de si loin, que cela ressembloit aux rêveries d’un homme qui a la fièvre chaude ou au langage de l’empereur des Petites-Maisons. Quoi ! reprit Hortensius, trouvez-vous des taches et des défauts dans le soleil ? Sçachez qu’il y a longtemps que j’ai passé les autres, et que j’ai trouvé ce qu’ils cherchent. Je laisse errer ceux qui ne le croiront point parmi les Turcs et les infidèles, qui sont la plus grande partie du monde. Regardez bien à ce que vous dites, lui repartit du Buisson, on en tireroit conséquence que, si le pape et les capucins ne louoient vos ouvrages, ils seroient aussi bien Turcs qu’Amurat et Bajazet, ce qui est fort dangereux ; pensez-vous que ce soit un article de foi de croire que vous écrivez bien ? Taisez-vous, esprit vulgaire, lui répliqua Hortensius avec un ris forcé ; sçachez que mes ouvrages sont dignes des plus belles ruelles de lit de France. Mais prenez garde, ce dit du Buisson, que l’on ne vous parle point des ruelles de ceux qui ont pris médecine, où l’on met ordinairement la chaire percée.

Comme Raymond vit qu’ils commençoient à se piquer, il les mit sur un autre propos, et demanda à Hortensius s’il n’y avoit pas moyen que, pour leur faire passer doucement le temps, il leur montrât quelqu’un de ses ouvrages qui se moquoient de tout ce que les anciens avoient fait ; à quoi Francion joignit aussi ses prières, tellement que, n’y pouvant résister, il leur dit : Messieurs, de vous montrer de petites pièces, comme des lettres ou des sonnets, c’est ce que je ne veux pas faire maintenant : je veux parler d’un roman qui est meilleur que les histoires, car mes rêveries valent mieux que les méditations des philosophes. Je veux faire ce qui n’est jamais entré dans la pensée d’un mortel. Vous sçavez que quelques sages ont tenu qu’il y avoit plusieurs mondes[8] : les uns en mettent dedans les planètes, les autres dans les étoiles fixes ; et moi, je crois qu’il y en a un dans la lune. Ces taches que l’on voit en sa face quand elle est pleine, je crois, pour moi, que c’est la terre, et qu’il y a des cavernes, des forêts, des îles et d’autres choses qui ne peuvent pas éclater ; mais que les lieux qui sont resplendissans, c’est où est la mer, qui, étant claire, reçoit la lumière du soleil comme la glace d’un miroir. Eh ! que pensez-vous ? il en est de même de cette terre où nous sommes : il faut croire qu’elle sert de lune à cet autre monde. Or ce qui parle des choses qui se sont faites ici est trop vulgaire ; je veux décrire des choses qui soient arrivées dans la lune : je dépeindrai les villes qui y sont et les mœœurs de leurs habitans ; il s’y fera des enchantemens horribles : il y aura là un prince ambitieux comme Alexandre, qui voudra venir dompter ce monde-ci. Il fera provision d’engins pour y descendre ou pour y monter ; car, à vrai dire, je ne sçais encore si nous sommes en haut ou en bas. Il aura un Archimède, qui lui fera des machines par le moyen desquelles il ira dans l’épicycle de la lune excentriquement à notre terre ; et ce sera là qu’il trouvera encore quelque lieu habitable, où il y aura des peuples inconnus qu’il surmontera. De là, il se transportera dedans le grand orbe déférent ou porte épicycle, où il ne verra rien que des vastes campagnes qui n’auront pour peuple que des monstres ; et, poursuivant ses aventures, il fera courir la bague à ses chevaliers le long de la ligne écliptique. Après, il visitera les deux colures et le cercle méridional, où se feront de belles métamorphoses ; mais, s’approchant trop près du soleil, lui et tous ses gens gagneront une maladie pour qui Dieu n’a point fait de remèdes que le poison et les précipices. Il leur prendra une fièvre chaude si cruelle, que, si les anciens tyrans l’eussent eue en usage, ils en eussent puni les martyrs, au lieu de se servir des morsures des bêtes. Voilà la fin que je mettrai à cet œuvre, qui doit durer autant que la nature, malgré les marauds qui le blâmeront. Considérez si ce ne sont pas là des choses hautes.

Toute la compagnie fut surprise d’étonnement d’entendre des extravagances si grandes, et, pour tirer davantage de plaisir de ce brave Hortensius, Raymond, faisant semblant de l’admirer, lui dit : Certes, je n’ouïs jamais chose si divine que ce que vous venez de nous raconter. Plût à Dieu qu’au lieu que vous ne nous en avez qu’ébauché de simples traits il vous plût nous réciter un jour tout le reste de point en point ! C’est assez pour ce coup, lui dit-il, je vous veux dépêcher matière : il faut que vous entendiez encore d’autres desseins que j’ai. Sçachez que, si le monde nous semble grand, notre corps ne le semble pas moins à un pou ou à un ciron : il y trouve ses régions et ses cités. Or il n’y a si petit corps qui ne puisse être divisé en des parties innombrables ; tellement qu’il se peut faire que, dedans ou dessus un ciron, il y ait encore d’autres animaux plus petits, qui vivent là comme dans un bien spacieux monde ; et ce sont, possible, de petits hommes, auxquels il arrive de belles choses. Ainsi il n’y a partie en l’univers où l’on ne se puisse imaginer qu’il y a de petits mondes. Il y en a dedans les plantes, dedans les petits cailloux et dedans les fourmis. Je veux faire des romans des aventures de leurs peuples. Je chanterai leurs amours, leurs guerres et les révolutions de leurs empires ; et principalement je m’arrêterai à représenter l’état où peuvent être les peuples qui habitent le corps de l’homme, et je montrerai que ce n’est pas sans sujet qu’on l’a appelé microcosme. Je ferai quelque autre discours séparé, où toutes les parties corporelles auront beaucoup de choses à démêler ensemble. Les bras et les mains feront la guerre aux pieds, aux jambes et aux cuisses ; et les yeux feront l’amour aux parties naturelles, les veines aux artères, et les os à la moelle. Ce n’est pas tout, j’ai encore un dessein admirable en l’esprit, qui ôtera la palme à l’Argenis[9] et à la Chariclée[10]. Je veux faire un roman dessus les eaux. Je veux bâtir des villes plus superbes que les nôtres, dans la mer Méditerranée, et dans les fleuves qui s’y rendent, où les Tritons et les Néréides feront leur demeure : toutes leurs maisons seront bâties de coquilles et de nacre de perles. Il y aura là aussi des paysages et des forêts de corail, où ils iront à la chasse aux morues, aux harengs, et aux autres poissons : la plupart des arbres seront de joncs, d’algue et d’éponges ; et, s’il s’y fait des tournois ou des batailles, les lances ne seront que des roseaux.

Comme Hortensius en étoit là, Francion, lui voulant témoigner qu’il étoit ravi d’admiration, commença de s’écrier : Ah ! Dieu, quelles riches inventions ! Que nos anciens ont été infortunés de n’être point de ce temps, pour ouïr de si belles choses, et que nos neveux auront d’ennui d’être venus trop tard pour vous voir ! Mais il est vrai que la meilleure partie de vous-même, à sçavoir vos divins écrits, vivront encore parmi eux. Ô Paris, ville malheureuse de vous avoir perdu ! Rome, ville heureuse de vous avoir acquis ! Vous n’entendez pas tout, reprit Hortensius, j’ai bien d’autres desseins pour ravir le monde : sçachez que j’ai tant de romans à faire que j’en suis persécuté. Il me semble, en rêvant dans ma chambre, qu’ils sont à tous coups autour de moi en forme visible, comme de petits diablotins, et que l’un me tire par l’oreille, l’autre par le nez, l’un par les grègues, et l’autre par les jarretières, et qu’ils me disent chacun, à moi : Monsieur, faites-moi, je suis beau : commencez-moi ; achevez-moi ; ne me laissez pas pour un autre. Ma foi, ce dit alors Francion, il me semble que j’entends encore les fables de ces fées, dont les servantes entretiennent les enfans. L’on dit que, si elles alloient à la selle, elles n’y faisoient que du musc ; si elles pissoient, c’étoit eau d’ange ; si elles crachoient ou si elles se mouchoient, il sortoit de leur nez et de leur bouche des émeraudes et des perles ; et, si elles lavoient leurs mains, au lieu de crasse il en tomboit aussi des pierres précieuses. Je crois que, de même, à chaque action que fait Hortensius, il nous produit des livres ; il ne jette rien par en bas que des traductions ; s’il se mouche, il sort de son nez une histoire ; et, s’il veut cracher, il ne crache que des romans. Je vous avouerai tout ceci, repartit Hortensius ; car vous ne le dites que par figure et pour exprimer ma facilité d’écrire : vous êtes toujours en votre même peau, et vous ne vous tiendrez jamais de railler. Mais, pour vous montrer que tout ce que je dis n’est point moquerie, je vous veux faire voir les premières lignes que j’ai tracées de mon roman de l’épicycle, et de celui des parties du corps ; car je travaille à deux ou trois choses en même temps, aussi bien comme César.

En disant cela, il mit la main dans sa poche, et en tira une clef, une jambette, de méchans gants, un mouchoir sale, et quelques papiers aussi gras que le registre de la dépense d’un cuisinier. Il les feuilleta, mais il n’y trouva point ce qu’il cherchoit ; si bien qu’il resserra tout, disant qu’il montreroit une autre fois ce bel ouvrage à la compagnie. Il laissa à la vérité tomber quelques-uns de ses papiers ; mais il étoit si fort transporté parmi la joie qu’il recevoit de s’entendre louer, qu’il n’y prit pas garde. Francion les ramassa sans dire mot, et les serra en intention de les voir à loisir. Afin de les divertir, il lui demanda quels étoient les écrivains qui avoient alors de la vogue à Paris. Ne le sçavez-vous pas aussi bien que moi, lui dit Hortensius, il y en a assez que l’on loue qui sont dignes d’infamie. Vous avez à la cour trois ou quatre petits drôles qui font des vers de ballets et de petites chansons[11]. Ils n’ont jamais lu d’autres livres que les Délices de la Poésie françoise, et sont si ignorans que rien plus. Outre cela, il y a cinq ou six coquins qui gagnent leur vie à faire des romans ; et il n’y a pas jusques à un mien cuistre, qui a servi les jésuites depuis moi, qui s’amuse aussi à barbouiller le papier. Son coup d’essai a été le recueil des farces Tabariniques[12], qui a si longtemps retenti aux oreilles du cheval de bronze ; livre de si bonne chance, qu’on en a vendu vingt mille exemplaires, au lieu que d’un bon livre à peine en peut-on vendre six cents ; mais c’est qu’il y a plus de gens qui achètent du hareng que du saumon frais, et du bureau[13] que du satin. Les sots sont en plus grand nombre que les sages. Ce cuistre s’appelle Guillaume en son surnom, et au premier roman qu’il a fait il s’est contenté d’y faire mettre : Composé par le sieur Guillaume ; mais un an après, en faisant encore un autre qu’il dédioit à la reine d’Angleterre, il a voulu paroître parmi la noblesse, et a fait mettre : Par le sieur de Guillaume, afin que ce de fît accroire qu’il est gentilhomme. Mais le gros maraud ne voit-il pas bien que cela n’a point de grâce de mettre un de devant le nom d’un saint comme devant le nom d’une seigneurie ; et puis ne craint-il point que les saints ne s’en offensent et ne l’en punissent, vu qu’ils n’ont jamais aimé la vanité des hommes du monde ? Outre cela, mon valet fit encore une belle chose : il loua un habit de satin à la friperie, pour aller présenter son livre, afin que l’on le prît pour un honnête homme ; et, si l’on ne lui fit point de récompense, c’est que les jours suivans, n’ayant plus que ses méchans habits, il n’osa retourner au Louvre pour la poursuivre. Mais il n’en devoit point faire de difficulté ni en être honteux ; car, le voyant mal vêtu, cela eût fait pitié, et l’on lui eût bien plutôt donné quelque chose comme par aumône. Il a bien fait encore imprimer d’autres œœuvres : il a pris des anciens livres, où il a changé trois ou quatre lignes au commencement, et les a fait imprimer sous des nouveaux titres, afin d’abuser ainsi le peuple ; mais je vous jure que, si j’étois que des juges, je punirois aussi grièvement de tels falsifieurs de livres que ceux qui font de la fausse monnoie, ou qui falsifient les contrats. Enfin mon valet a déjà plus écrit que moi ; mais tous ses livres ne sont propres qu’à entortiller des livres de beurre ; et l’on dit que les beurrières avoient l’hiver passé envie de l’aller remercier de ce qu’il leur avoit fourni d’enveloppe lorsque les feuilles de vigne leur manquoient. Toutefois le parlement, qui n’a point d’égard à leur profit particulier, pour la plus grande grâce, le devroit condamner à boire en place de Grève autant d’encre qu’il en a mal employé, et j’entends qu’il prendroit la tasse des mains du bourreau. Il y en a bien d’autres dignes de même punition ; mais ils diront chacun pour leur défense, comme celui à qui l’on vouloit donner des coups de bâton, pour avoir dérobé le roman d’une de nos princesses et l’avoir fait imprimer : Hélas ! pardonnez-moi ; ce que j’en ai fait n’a été que pour tâcher d’avoir du pain : je n’ai pas cru faire mal. Mais taisons-nous de tout ceci pour paix avoir : je ne veux pas que mon éloquence soit aussi pernicieuse que la beauté d’Hélène. Je connois des visages de hibou, des humeurs cacochymes, des mines erronées et des faquins qui sont vêtus en gardeurs de lions, car ils ne changent jamais d’habit ; lesquels entretiennent le peuple de leurs rêveries, pour gagner leur pain ; et néanmoins ils se font peindre avec la couronne de laurier sur la tête, comme les hommes illustres de Plutarque, ou comme s’ils avoient gagné le prix aux jeux olympiques. C’est pour une autre fois que nous en parlerons. Je les veux foudroyer un jour, et les envoyer aux galères, puisqu’ils sont si inutiles au monde. Une rame leur siéra mieux en la main qu’une plume.

Ce discours d’Hortensius sembla meilleur à la compagnie que pas un autre qu’il eût fait ; mais pourtant cela ne fit pas que l’on eût une bonne opinion de lui ; car Francion, désirant avec impatience de voir les papiers qu’il lui avoit dérobés, commença de les regarder, et trouva que c’étoient des feuillets que l’on avoit déchirés d’un livre. Hortensius, prenant garde à ceci, lui dit : Ah ! monsieur, je vous prie, rendez-moi cela. Ce sera après que je l’aurai lu, répondit Francion. Eh ! non, répliqua Hortensius, je vous donnerai tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne le lisiez point. Et moi, ce dit Francion, je vous donnerai tout ce que vous voudrez, moyennant que vous me le laissiez lire. En disant ceci, il s’en alla enfermer dans une garde-robe avec Raymond, et, ayant lu ces petits cahiers, qui étoient imprimés, y trouva la plupart des phrases qu’il avoit ouï dire à Hortensius. Il s’en vint après les lui rendre, et le supplia instamment de lui apprendre de quel auteur venoit cette pièce. Hortensius dit que c’étoit d’un auteur qui étoit estimé le premier homme qui eût jamais été éloquent au monde, mais qu’il lui feroit bientôt paroître qu’il n’étoit pas l’unique. Ah ! vraiment, ce dit Francion, je connois bien votre dessein. Il me souvient que, lorsque j’étois au collége avec vous, vous imitiez si bien Malherbe et Coiffeteau[14], comme Raymond peut apprendre de vos discours que je lui ai racontés, que, ma foi, cela vous rendoit ridicule. Vous avez voulu faire de même de ce nouvel auteur en tous les propos que vous nous avez tenus par ci-devant ; mais gardez d’imiter les auteurs en ce qu’ils font de mal et d’impertinent : ce n’est pas imiter un homme de ne faire que peter ou tousser comme lui[15]. Il me souvient qu’étant à Paris j’avois un laquais, qui étoit fort amoureux d’une servante du quartier : ayant trouvé dans mon cabinet les Amours de Nervèze[16] et de Désescuteaux[17] que je gardois pour me faire rire, il en déchira les feuillets où il y avoit des complimens : il les apprenoit par cœœur pour les dire à sa maîtresse, et les portoit toujours dans sa poche pour y étudier, de peur de les mettre en oubli. Je pense que vous faites comme lui, mon cher maître.

En disant ceci, il se mit à folâtrer autour d’Hortensius, et, voyant qu’il regardoit fixement dans son chapeau sans détourner sa vue, il le lui ôta des mains, pour voir ce qu’il y avoit dedans. Il trouva au fond un grand libelle, où il y avoit écrit : Compliment pour l’entrée, Entretien sérieux, Interlocution joviale, Compliment pour la sortie ; et, ensuite de ces titres, il y avoit de fort belles façons de parler, qui étoient toutes nouvelles. Quoi ! ce dit Francion, sont-ce là les choses que vous avez à nous dire ? Vous n’avez qu’à vous en aller, nous serons tout aussi satisfaits quand nous lirons ceci.

La mauvaise aventure d’Hortensius, accompagnée de ces railleries, le fâcha tellement, qu’il s’en fût allé, n’étoit qu’ayant perdu son billet il avoit oublié ses complimens de sortie. Francion, ne le voulant plus irriter, lui dit avec une grande douceur de voix : Voyez-vous, monsieur, comme la naturelle blancheur d’un teint est plus agréable que celle qui vient du fard, ainsi les propos que nous inventons de nous-mêmes sont meilleurs que ceux que nous tirons des lieux communs : j’aimerois mieux votre langage de collège que celui que vous avez affecté. Hortensius étoit si honteux, qu’il ne sçavoit que repartir ; de sorte que Francion, voulant changer tout à fait de discours, le pria seulement de lui laisser tout ce qu’il avoit des ouvrages de son nouvel auteur. Hortensius le fit librement, et, pour le remettre en bonne humeur, on ne parla plus de ce qui s’étoit passé, et l’on se remit à louer les nonpareilles inventions de ses histoires fabuleuses, si bien qu’il sortit assez content d’avec son disciple.

Francion, après son départ, se mit à lire les feuillets des livres qu’il lui avoit prêtés, et vit que c’étoient des discours adressés à plusieurs personnes. Le jugement qu’il en fit fut qu’à la vérité il y avoit d’assez bonnes choses, mais qu’en récompense il y en avoit de si mauvaises, que, si les unes méritoient des couronnes, les autres méritoient le fouet. Outre cela, ce qui y étoit bon étoit dérobé des livres anciens, et ce qui étoit impertinent venoit de l’auteur. Néanmoins il pouvoit bien être que tout cela semblât fort spécieux à des ignorans, comme ceux qui l’estimoient ; lesquels n’avoient garde de découvrir les larcins, parce qu’ils n’avoient jamais lu aucun bon livre. Il n’y avoit rien là dedans à apprendre que des pointes, qui avoient beaucoup d’air de celles de Turlupin, lesquelles étoient mêlées hors de propos parmi les choses sérieuses. L’auteur[18] écrivoit à des cardinaux et à d’autres personnes graves comme s’il eût parlé à des gens voluptueux, qui eussent aimé à ouïr conter des bouffonneries. Francion y remarqua bien d’autres particularités, dont il se gaussa avec Raymond, s’étonnant comment l’on avoit tant estimé de tels ouvrages, et comment celui qui les avoit faits pouvoit avoir la présomption qu’il témoignoit dans ses écrits : il faudroit faire un autre livre dans celui-ci, qui voudroit remarquer tout. C’est pourquoi laissons là les sottises du temps, et qu’elles soient louées de qui elles pourront, cela n’importe, pourvu que l’on ne nous contraigne point de les louer aussi. Je pense que cela ne sera pas, et que les rois ont autre chose à songer qu’à faire des édits là-dessus.

Francion, s’étant retiré de la lecture de ce livre, dont l’extravagance lui avoit bien donné du plaisir, le rapporta lui-même à Hortensius, ne lui en disant rien ni en bien ni en mal. Il se mit tout à fait en ses bonnes grâces, lui louant jusqu’à l’excès tout ce qu’il lui montra. Il n’avoit plus d’envie de gausser, quelque chose qui arrivât : l’amour le travailloit trop. Quand il alloit voir Nays, soit qu’il fût seul, soit qu’il fût accompagné, elle se contentoit de lui témoigner de la courtoisie, et ne se vouloit point porter jusqu’à l’amour.

Il avoit alors reçu de l’argent, à Rome, des mains d’un banquier, de sorte qu’il avoit élevé son train et commençoit à paraître merveilleusement. Il faisoit une fort belle dépense avec Raymond, qui l’appeloit son frère ; si bien que l’un étoit tenu pour comte, comme il étoit de vrai, et l’autre pour marquis. Il faisoit souvent donner des sérénades à sa maîtresse, où il chantoit toujours après les musiciens, pour se faire connoître. Quelle dame n’eût été charmée par son mérite ? Il avoit bonne façon, il chantoit bien, il jouoit de plusieurs instrumens de musique, il étoit d’une humeur la plus douce et la plus complaisante du monde, il étoit grandement sçavant, parloit extrêmement bien et écrivoit encore mieux, et ce n’étoit point sur un seul sujet, mais sur tous. Il composoit en vers et en prose, et réussissoit à tous les deux. Quand il parloit d’une chose sérieuse, il ne disoit que des merveilles, et, s’il tomboit en des railleries, il eût fait rire un stoïque. L’on en voit assez qui ont quelqu’une de ces perfections, mais où sont ceux qui les ont toutes, et encore en un degré éminent, comme il les avoit ? L’on ne parloit plus que de lui à Rome : il n’y avoit plus personne qui osât se manifester pour son rival ; et ceux qui sçavoient qu’il avoit tourné ses affections vers Nays l’estimoient heureuse d’avoir acquis un serviteur si accompli. Outre cela, l’on sçavoit qu’il étoit de bon lieu, et qu’il n’avoit pas si peu de bien en France, qu’il ne méritât bien de l’avoir pour femme. Elle le jugeoit assez ; mais elle avoit peur qu’il ne voulût pas épouser une Italienne, et qu’après avoir passé quelque temps à la courtiser il ne s’en retournât en son pays. Elle communiqua cette opinion à Dorini, qui la découvrit à Raymond, et tous deux ensemble ils en vinrent parler à Francion. Voyez-vous, mon frère, lui dit Raymond : il est temps de conclure et de ne plus tant faire le passionné pour Nays. Vous dites que vous l’aimez sur toutes choses : considérez si vous pourrez bien vous résoudre à passer votre vie avec elle. Elle est belle, elle est riche, et qui, plus est, elle vous affectionne ; ne la trompez point davantage ; si vous ne la voulez point épouser, laissez-la, vous l’empêchez de trouver un autre parti. Vous n’aurez rien d’elle que par mariage : elle est trop sage pour se laisser aller. Si vous l’aimez tant, prenez-la pour femme. Mon frère, lui répondit Francion en l’embrassant, si je croyois être digne de ce que vous me proposez, je serois au comble de mes joies. Et là-dessus Dorini intervenant lui promit qu’il y feroit ce qui lui seroit possible, et qu’il croyoit que sa cousine ne le dédaigneroit pas. Il ne manqua pas dès le jour même de lui en parler ; et Francion ensuite de cela alla chez elle, où il lui déclara ouvertement ses volontés : tellement qu’ils se promirent l’un à l’autre de s’aimer éternellement et d’accomplir leur mariage le plus tôt que leurs affaires le permettroient. Francion, dès le lendemain, dépêcha un courrier, avec des lettres adressantes à sa mère, pour l’avertir de ces bonnes nouvelles ; et, n’ayant plus aucun souci qui lui rongeât l’esprit, il ne songea plus qu’à passer joyeusement le temps et à le faire passer de même à sa maîtresse. Il fit des courses de bague, il dansa des ballets, il donna des collations, et partout il se montra si magnifique, qu’il charma le cœœur de tous les Italiens. Les beaux esprits de Rome l’alloient visiter : l’on ne faisoit plus de vers que pour lui ou pour sa maîtresse, mais ils ne valoient pas ceux qu’il faisoit lui-même. Hortensius en composoit aussi, et lui donnoit une infinité de louanges. Or, entre autres choses, il fit des acrostiches et des anagrammes, comme étant chose fort propre à son génie pédantesque. Il fit aussi des vers, où il équivoqua en plusieurs manières dessus son nom. Il lui dit qu’il s’appeloit Francion, parce qu’il étoit rempli de franchise et qu’il étoit le plus brave de tous les François ; que, si l’on décrivoit son histoire, l’on l’appelleroit la Franciade, et qu’elle vaudroit bien celle[19] de Ronsard ; et que, si Francion[20], fils d’Hector, étoit le père commun des François, le Francion de ce siècle étoit leur protecteur et se montroit capable de leur donner d’excellens conseils. Francion lui demanda s’il voudroit bien lui faire l’honneur de mettre par ordre ses aventures, et qu’il lui en donneroit des mémoires ; mais il lui répondit qu’il lui laisseroit cette charge, et qu’il n’y avoit personne qui pût écrire plus naïvement que lui ce qui lui étoit arrivé. Quelque temps après, se trouvant seul avec Raymond, il lui récita la réponse d’Hortensius. Raymond la trouva très à propos, et lui demanda s’il ne vouloit point quelque jour se donner la peine de faire son histoire, qui étoit si digne d’être sçue, et s’il ne désiroit point outre cela faire voir au public, sous son nom, tant de beaux ouvrages qu’il avoit composés. Je n’en ai pas tant fait que vous croyez, lui dit-il ; si l’on vous a autrefois montré quelque chose comme venant de moi, c’étoit une imposture. Mais, au reste, quel plaisir aurois-je à faire imprimer un livre sous mon nom, vu qu’aujourd’hui il y a tant de sots qui s’en mêlent ? Je vous laisse à penser, puisque Hortensius et son cuistre sont du métier, le peuple qui les aura connus, voyant d’autres livres, ne croira-t-il pas qu’ils viendroient de quelques personnes de pareille étoffe ? Tout ce que j’ai fait, ç’a été le plus secrètement qu’il m’a été possible, et, bien que, pour me désennuyer, lorsque j’étois contraint d’être berger, j’aie fait un livre assez passable, je ne veux pas que personne le voie. Je vous tromperai bien, ce dit Raymond, j’ai la clef du cabinet où sont toutes vos besognes, je ne vous la rendrai point que je n’aie lu cette pièce. Vous aurez beau chercher, repartit Francion, elle est en lieu sûr, sçachez qu’elle n’est écrite qu’en ma mémoire. Mais donnez-moi des secrétaires, et dans huit jours je la dicterai tout entière. Votre mémoire est prodigieuse, dit Raymond, et ce qui est de plus admirable, c’est que votre jugement n’est pas moindre. Mais, dites-moi, comment appelez-vous tous les livres que vous avez faits ? Il y a, ce dit Francion, un livre d’amour que je dédiai ou plutôt que j’eus envie de dédier à Philémon : je vous en ai autrefois parlé. Et puis il y en a un où j’ai décrit quelques divertissemens champêtres, avec des jeux et des comédies et autres passe-temps ; et il y en a encore un autre où j’ai plaisamment décrit quelques-unes de mes aventures, lequel j’appelle les Jeunes Erreurs. Que si l’on m’en attribue d’autres, je les désavoue. Il est bien vrai qu’il y eut un homme qui me dit : Vous avez bien composé des livres, car vous avez fait celui-ci et celui-là ; et ainsi il en nomma quantité. Ma foi, lui dis-je, vous ne sçavez pas encore tout, et, si vous voulez remarquer de la sorte tous les mauvais ouvrages, je vous montrerai des pièces que j’ai faites à l’âge de treize ans ; et puis vous les mettrez encore au nombre de mes livres. Cette repartie lui ferma la bouche, et c’est pour vous dire que, si vous me voulez obliger, il faut oublier les petites sottises de mon enfance et ne me les plus reprocher. Quand je les ai faites, je n’avois pas encore vingt-cinq ans ; si bien que, n’étant pas majeur, j’en puis bien être relevé. Croiriez-vous que l’on a bien trouvé à redire à ce livre que j’ai fait de ma jeunesse ! Un jour j’allai voir un de mes amis que je ne trouvai pas dans sa chambre. Il n’y avoit qu’un de nos amis communs et un de ses parens, qui ne me connoissoit point. Celui-ci vint à parler de ce livre, et, comme l’autre lui demandoit s’il n’y avoit pas de bonnes choses, il lui répondit qu’elles y étoient rares. Je lui demandai alors ce qu’il y trouvoit de mal et en parlai longtemps comme d’une chose fort indifférente. Il en fit tout de même, et me répondit franchement qu’il lui sembloit que l’auteur s’étoit trop amusé à des contes d’écolier. Je lui répliquai alors froidement et sans changer de visage : C’est que cela me plaisoit, et je crois que cela peut bien plaire aussi aux honnêtes gens, vu que les plus honnêtes hommes du monde ont passé par le collége. Il fut surpris et étonné de voir que j’étois l’auteur du livre qu’il avoit méprisé, et là-dessus, pour couvrir sa faute, il me dit ce qu’il y avoit trouvé de bon. Je vous proteste, dit alors Raymond à Francion, que voilà l’action la plus généreuse que j’ouïs jamais ; et, outre cela, cette ingénieuse façon de vous découvrir fut à admirer : un sot se fût mis en colère et eût pris tout le monde à partie ; mais pour vous il n’y a rien qui puisse troubler la tranquillité de votre âme. Ah ! que vous me venez de dire deux apophtegmes qui valent bien ceux de tous les hommes illustres ! Mais, quand je m’en souviens, lorsque vous me contâtes votre jeunesse, ne me dites-vous pas que l’on devoit bien se plaire à l’ouïr, puisque l’on entend bien avec contentement les aventures des gueux, des larrons et des bergers ? Cela est très-véritable, dit Francion, et je vous assure aussi qu’encore qu’il y en ait qui trouvent que dedans ce livre il y a des choses qui ne valent pas la peine d’être écrites, il ne faut pas que les lecteurs pensent faire les entendus : je sçais aussi bien qu’eux tout ce que l’on en doit dire, et c’est que je me suis plu à écrire de certaines choses qui me touchent, lesquelles, étant véritables, ne peuvent avoir d’autres ornemens que la naïveté. Nonobstant cela, je ne me veux point abaisser et ne feins point de dire que je ne sçais si ces écrivains, qui font tant aujourd’hui les glorieux, étant aussi jeunes que j’étois quand j’ai fait le livre dont je vous parle, que j’ai composé à l’âge de dix-huit ans[21], ont donné d’aussi bonnes marques de leur esprit. Je ne veux pas même aller si loin : il faut parler du présent, et je serai bien aise que ces faiseurs de romans à la douzaine, et ceux qui composent des lettres tout exprès pour les faire imprimer, fassent quelque chose de meilleur avec aussi peu de temps et de soin que j’en ai mis à mon ouvrage. Je n’ai pas composé moins de trente-deux pages d’impression en un jour ; et si encore a-ce été avec un esprit incessamment diverti à d’autres pensées, auxquelles il ne s’en falloit guère que je ne me donnasse entièrement. Aucune fois j’étois assoupi et à moitié endormi, et n’avois point d’autre mouvement que celui de ma main droite, tellement que, si je faisois alors quelque chose de bon, ce n’étoit que par bonne fortune. Au reste, à peine prenois-je la peine de relire mes écrits et de les corriger ; car à quel sujet me fussé-je abstenu de cette nonchalance ? On ne reçoit point de gloire pour avoir fait un bon livre, et, quand on en recevroit, elle est trop vaine pour me charmer. Il est donc aisé à connoître, par la négligence, que j’avoue selon ma sincérité consciencieuse, que les ouvrages, où sans m’épargner je voudrai porter mon esprit à ses extrêmes efforts, seront bien d’un autre prix. Mais ce n’est pas une chose assurée que je m’y puisse adonner ; car je hais fort les inutiles observations, à quoi nos écrivains s’attachent. Jamais ce n’a été mon intention de les suivre, et, étant fort éloigné de leur humeur comme je le suis, l’on ne me sçauroit mettre en leur rang sans me donner une qualité que je ne dois pas recevoir. Ils occupent incessamment leur imagination à leur fournir de quoi contenter le désir qu’ils ont d’écrire, lequel précède la considération de leur capacité, et moi je n’écris que pour mettre en ordre les conceptions que j’ai eues longtemps auparavant. Que s’il semble à quelqu’un que je leur aie donné une manière de défi, je ne me soucierai guère de lui ôter cette opinion ; car il m’est avis que, faisant profession de garder religieusement les statuts de la noblesse, je pourrois bien appeler, si je voulois, mes adversaires au combat de la plume, ainsi qu’un cavalier en appelle un autre au combat de l’épée : on ne témoigne pas une vanité plus grande en l’un qu’en l’autre, en se promettant la victoire. Toutefois je ne me veux pas amuser à si peu de chose, et, ayant toujours fait plus d’état des actions que des paroles, j’aimerois beaucoup mieux m’exercer à la vertu qu’à l’éloquence ; et ceux-là se tromperoient bien qui, ayant ouï ce que j’ai dit ci-dessus, croiroient que je suis bien arrogant. Ils me diront que louer ses propres ouvrages, c’est entreprendre sur la coutume des charlatans du pont Neuf, qui exaltent toujours leurs onguens, et des comédiens qui dedans leurs affiches donnent à leurs pièces les titres de merveilleuses et d’incomparables. Mais il faut considérer que, si quelqu’un mérite d’être blâmé pour ceci, ce sont ceux qui, nous montrant qu’ils ont fait un bon livre, nous veulent aussi persuader que leur personne a d’excellentes qualités, ne considérant pas que tous les jours les sots et les méchans accomplissent de beaux ouvrages. Que l’on sçache donc que je prends les choses d’un autre biais que ceux-ci, et qu’ayant plus d’innocence que de vanité, si je ne fais point de difficulté de dire que j’écris bien, c’est parce que je trouve que c’est une si petite perfection, qu’il n’y a pas beaucoup de gloire à la posséder, si l’on n’en a d’autres aussi ; et que c’est quand l’on se vante de surmonter toute sorte d’accidens et de sçavoir bien conduire des peuples que l’on témoigne d’être superbe. Que si l’on ne se contente point de cette raison et qu’on trouve encore mauvais ce que j’ai dit, je suis quitte pour répondre que je suis bien d’avis que l’on n’en croie que ce que l’on voudra, et que, tout mon livre étant facétieux, l’on prenne pour des railleries tout ce que j’en dis aussi bien comme le reste. Ce qui fait beaucoup pour moi et qui montre clairement que je me soucie fort peu d’être tenu pour bon écrivain, c’est qu’ayant abandonné mon ouvrage sans y mettre mon nom la gloire que je me donne ne me sçauroit apporter de profit. Je suis bien éloigné de cet impertinent contre qui l’antiquité a tant crié, lequel ayant fait un livre, où il se moquoit de la vanité de ceux qui veulent acquérir de la renommée par leurs écrits, ne laissa pas de s’en dire l’auteur. Je n’ai garde de faire une pareille faute, après avoir tant méprisé cette gloire. Je sçais bien la subtilité de Phidias qui, ayant eu défense d’écrire son nom au pied d’une statue de Minerve qu’il avoit faite, mit son portrait en un petit coin du bouclier de cette déesse, afin d’être toujours connu ; mais, quand j’aurois trouvé place pour me dépeindre en quelque endroit de mon livre, où l’on pût voir qui je serois, je ne pense pas que je le voulusse faire. À tout le moins sçais-je bien que je me contenterois donc de cela, et que je ne souffrirois pas pourtant que mon nom fût écrit au frontispice des premières feuilles, ni aux affiches que l’on colle par la ville ; car ce n’est pas mon humeur d’être bien aise que mon nom aille affliger tous les dimanches les portes des églises et les piliers du coin des rues ; et je ne ferois pas gloire de le voir là attaché avec celui des comédiens et des panseurs de vérole et de hergnes[22]. Je ne doute point que plusieurs, voyant l’opiniâtreté que j’ai à me cacher, n’en aient une aussi grande à s’enquérir de mon nom, et qu’ils ne prient instamment les libraires de le dire : c’est pourquoi il faut que je les renvoie avec une brusque réponse à la laconienne. Je ne leur veux dire autre chose que ce que dit celui qui, ayant je ne sçais quoi sous son manteau, fut rencontré par un autre qui lui demanda ce qu’il portoit. C’est bien en vain que tu le demandes, lui répondit-il ; car, si j’avois envie que tu le sçusses, je ne le couvrirois pas. Il faut payer de la même monnoie ceux qui auront trop de curiosité touchant ce livre, et je suis content qu’ils le tiennent pour un enfant trouvé qui s’est fait de soi-même ou qui n’a point de père pour en avoir trop. Les lecteurs croient-ils que je sois obligé de leur dire mon nom, puisque je ne sçaurois apprendre le leur et qu’une infinité de personnes, qui ne seront jamais de ma connoissance, verront mes ouvrages ? S’il y a quelqu’un à qui je sois obligé de tout découvrir, c’est à mes amis intimes, qui prendront mon travail en bonne part ; au lieu que les inconnus, qui le mépriseront, possible, me blâmeroient, s’ils sçavoient que je me fusse adonné à des bouffonneries, lorsque j’ai tant de choses sérieuses à dire.

Tandis que Francion disoit ces choses-là, Raymond se tenoit coi pour l’écouter. Il faut avouer, lui dit-il après, que vous avez des sentimens les plus nobles et les plus généreux du monde ; je ne me lasserois jamais de vous écouter. Vous venez de dire, par manière d’acquit, quantité de choses qui mériteroient bien d’être écrites, et il me semble que les lecteurs de vos livres seroient bien aises d’y trouver de semblables avertissemens. Vous m’obligez trop, dit Francion ; mais, sans raillerie, je vous assure qu’il est souvent très-nécessaire de faire un avertissement ou une préface dans ses ouvrages : car l’on y dit quelquefois beaucoup de particularités qui importent à notre gloire. Néanmoins, il y a des hommes si peu curieux, qu’ils ne les lisent jamais, ne sçachant pas que c’est plutôt là que dans tout le reste du livre que l’auteur montre de quel esprit il est pourvu. Je demandois un jour à un sot de cette humeur pourquoi il ne lisoit point les préfaces. Il me répondit qu’il croyoit qu’elles étoient toutes pareilles, et qu’en ayant lu une en sa vie c’étoit assez : il se figuroit que le contenu se ressembloit ainsi que le titre. Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains ne fassent pas ainsi, s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime ; qu’ils lisent toujours mes préfaces, car je m’efforce de n’y rien mettre qui ne serve à quelque chose. Je ne serai jamais de ceux qui manqueront à cela, repartit Raymond ; mais dites-moi un peu ce que c’est que votre dernier livre. C’est une plaisante affaire, dit Francion ; il est fait, et néanmoins je n’en ai rien d’écrit. Vous sçaurez donc que c’est une satire fort piquante contre des personnes dont j’ai sujet de parler librement ; et, pour ce que le style n’en est pas ordinaire et que l’on ne sçauroit donner à cet ouvrage un titre qui exprime assez ce qu’il contient, je l’appellerai le Livre sans titre. Ce sera là un titre, et si ce n’en sera pas un, mais cela conviendra bien à une pièce si fantasque. Le sujet où je m’arrête là-dedans, c’est à déchiffrer la vie et les vices de quantité de personnes de grande qualité, qui font les sérieux et les graves et n’ont rien qu’hypocrisie en leur fait. Or, comme cet ouvrage porte un titre sans en avoir un, je me suis encore imaginé une agréable chose, c’est d’y mettre une épître dédicatoire sans y en mettre une, ou tout au moins de le dédier sans le dédier. Or voici mon invention : l’on verra ce titre écrit au second feuillet en grosses lettres : aux grands, comme si c’étoit l’adresse d’une lettre de dédicace, et puis il y aura dessous ces mêmes paroles :

Ce n’est pas pour vous dédier ce livre que je fais cette épître, mais pour vous apprendre que je ne vous le dédie point. Vous me répondrez que ce ne seroit pas un grand présent que le récit d’un tas de sottes actions que j’ai remarquées ; mais que ne me donnez-vous sujet d’en raconter de belles, et pourquoi ne sera-t-il pas permis de dire des choses que l’on ose bien faire ? J’ai trop de franchise pour celer la vérité, et, si j’eusse eu assez de loisir, j’eusse grossi mon volume de la vie d’une infinité de personnes qui semblent briguer une place dedans mon histoire par leurs continuelles sottises. Que si ceux de qui j’ai déjà parlé dans mes entretiens satiriques ne considèrent que je me mets souvent tout des premiers sur les rangs et ne se contentent de rire avec moi de tout ce que je dis d’eux, sçavez-vous ce qu’ils gagneront à se sentir offensés ? c’est qu’ils découvriront à tout le monde que c’est d’eux que je parle, ce que l’on ne sçavoit pas encore ; et qu’outre cela ils feront que désormais je ne feindrai plus de les nommer, puisqu’ils y auront commencé eux-mêmes. Vous semble-t-il qu’une personne de telle humeur se soucie beaucoup de dédier des livres, et que moi, qui ne sçaurois adorer que des perfections divines, je me doive humilier devant une infinité de gens qui sont tenus de rendre grâces à la fortune de ce qu’elle leur a donné des richesses pour couvrir leurs défauts ? Il vous faut apprendre que je ne regarde le monde que comme une comédie, et que je ne fais état des hommes qu’en tant qu’ils s’acquittent bien du personnage qui leur a été baillé. Celui qui est paysan et qui vit fort bien en paysan me semble plus louable que celui qui est né gentilhomme et n’en fait pas les actions : tellement que, ne prisant chacun que pour ce qu’il est et non pas pour ce qu’il a, j’estime également ceux qui ont la charge des plus grandes affaires et ceux qui n’ont qu’une charge de cotrets sur le dos, si la vertu n’y met de la différence. Je n’ai pas si peu de considération à la vérité, que je ne croie bien qu’il se peut trouver des gens aussi illustres pour leur mérite que pour leur race et leur fortune, et que le siècle n’est pas si barbare, qu’il n’y ait encore quelqu’un de vous qui aime les bonnes choses ; mais que ceux qui sont de ce nombre le fassent connoître mieux que par ci-devant, et je vous promets qu’alors non-seulement je leur dédierai des livres, mais encore je serai prêt à vivre et mourir pour leur service.

Voilà l’épître que j’adresserai aux grands, laquelle n’est point pourtant une épître, ou tout au moins elle n’est point dédicatoire, mais plutôt négatoire. Voilà qui est très-gaillard et très-hardi, repartit Raymond ; et, si cela n’offense personne, car ce n’est pas aux hommes de vertu que vous parlez, ils en sont exempts ; mais quand sera-ce que vous vous remettrez au travail tout de bon ? Je pense bien, dit Francion, que dans peu de jours je mettrai par écrit mon dernier ouvrage, mais ce ne sera pas pour le donner au public, non plus que mon histoire entière, à laquelle je travaillerai lorsque je serai au port où je désire d’atteindre. Pour moi, je ne me veux point gêner : je n’écris que pour me divertir, et, avant que de m’y mettre, je tire mon luth de son étui et j’en joue en me promenant, après avoir fait une feuille pour me servir d’intermède, ainsi qu’en une comédie. Voilà comme je travaille, et je ne me mords point les ongles pour songer à ce que je compose. Seroit-il à propos que je voulusse faire part à la postérité de tant de choses si peu étudiées ? Si je l’ai fait autrefois, je m’en repens assez souvent : je veux qu’il n’y ait que mes plus familiers amis qui voient les ouvrages que je ferai ci-après. Je me consolerai, dit Raymond, pourvu que je sois de ce nombre, comme je me persuade aussi que vous ne m’oublierez pas. Par ma foi, mon brave, repartit Francion, vous parlez bien sérieusement d’une chose qui ne le vaut pas. Je ne veux plus vous laisser dans l’erreur. Sçachez que je ne suis pas si grand écrivain, comme je vous ai voulu faire croire par plaisir dès le temps même que nous étions en France. Il y a en moi plus d’apparence que d’effet. Je sçais par cœœur quelques pièces de mes amis, que je débite souvent ; et, quand j’ai présenté quelque chose à des seigneurs, je me suis servi pareillement du labeur d’autrui, ou bien je n’ai rien fait qui vaille. Où est-ce qu’un pauvre cavalier comme moi en auroit tant appris ? Cela est bien à ces messieurs du métier qui ont dormi sur le Parnasse. Voilà une agréable feinte, dit Raymond ; pensez-vous vous excuser par là de me montrer vos ouvrages ? Puisque vous le voulez, dit Francion, je vous montrerai tout ce que je ferai, quoique cela ne soit pas digne de vous.

L’on sçavoit bien que Francion n’avoit pas si peu de capacité qu’il disoit : il pouvoit accomplir dans peu de temps ce qu’il avoit entrepris ; mais il est vrai qu’il étoit en une saison où il devoit plutôt donner matière d’écrire que d’écrire lui-même. Il songeoit donc à d’autres choses : et, voyant qu’Hortensius, qui étoit toujours le même, avoit une présomption nonpareille, il se délibéra de lui jouer quelque plaisant tour[23] pour se divertir. Il communiqua son dessein à Raymond, à du Buisson et à Audebert, sans lesquels il ne pouvoit rien faire ; et, pour y bien réussir, il mit de la partie quatre gentilshommes allemands d’assez bonne conversation, dont il s’étoit acquis la connoissance, mais qu’Hortensius n’avoit point encore vus. Un jour qu’il étoit avec lui, voilà Audebert qui vient dire : Il est arrivé des Polonois à Rome depuis peu de jours ; ne sçavez-vous point ce qu’ils peuvent y venir faire ? L’on dit que leur roi est mort, mais je n’ai point ouï parler quel est celui qui a été élu pour lui succéder : il faut que ce soit quelque prince d’Italie qui est ici maintenant.

Tous ceux qui étoient là dirent que c’étoit la première nouvelle qu’ils en avoient eue ; et là-dessus, cherchant qui seroit roi de Pologne, l’un nomma un prince et l’autre un autre. Cela se passa ainsi, et puis du Buisson s’en alla tout exprès promener par la ville ; puis, étant revenu chez Raymond, comme Francion, Dorini, et Hortensius que l’on avoit retenu, s’alloient mettre à table pour le souper, il leur dit avec une façon sérieuse : Ah ! ma foi, à peine croirez-vous ce qu’on me vient d’apprendre. Il est vrai qu’il y a ici des Polonois qui viennent vers celui qui a été élu leur roi. Je me suis enquis qui il étoit ; on m’a dit que c’étoit un gentilhomme françois, lequel ils avoient choisi pour ce qu’étant pourvu d’une doctrine singulière il remettroit parmi eux la justice en sa splendeur, et par ses bons conseils feroit prospérer leurs armes. J’ai parlé à un homme, qui m’a dit qu’il s’appeloit Hortense, et que les Polonois se réjouissoient d’avoir un roi qui vient en ligne directe d’un ancien consul de Rome[24]. Il faut bien que ce soit vous, monsieur, poursuivit-il en se tournant vers Hortensius. Mais ce que vous dites est-il vrai ? dit le pédant. Je puisse mourir si cela n’est, répondit du Buisson ; vous en verrez, possible, bientôt des assurances. Là-dessus, chacun commença de parler sérieusement de ceci, se réjouissant d’une si bonne fortune : si bien qu’Hortensius étoit tout hors de soi-même.

Ils n’avoient pas à moitié soupé, qu’il arriva un carrosse et quelques chevaux devant la porte de la maison, et l’on heurta deux ou trois fois fermement. Pétrone, gentilhomme suivant de Francion, fut envoyé pour voir qui c’étoit : il vint rapporter que c’étoient des Polonois, qui disoient qu’ils vouloient parler à un seigneur nommé Hortensius. C’est vous, dit Francion, il n’en faut point douter. Ah ! Dieu, pourquoi soupons-nous si tard, et que n’avons-nous mieux fait ranger tout ici ? ils trouveront tout en désordre. Hortensius tenoit alors un verre à la main qu’il alloit porter à sa bouche ; mais, comme l’on dit qu’il arrive souvent beaucoup de choses entre le verre et les lèvres, cette nouvelle le ravit tellement de joie, que la main lui branla et qu’il laissa tomber son vin et son verre tout ensemble. Il est cassé, ce disoit-il en son transport ; c’est peu de chose : mais à quoi ai-je songé de m’habiller si peu à l’avantage aujourd’hui ? Que diront ces messieurs de me voir si mal fait ? Que n’ai-je été plus tôt averti de leur venue ? j’eusse songé à m’accommoder mieux, et Raymond m’eût prêté son plus beau manteau. Il faut être un peu à la mode de leur pays, dit Raymond ; je m’en vais vous dire ce que vous ferez. Et alors, s’étant tous levés de table, les valets desservirent et rangèrent tout dedans la chambre de Raymond au mieux qu’il fut possible. Raymond envoya querir dans sa garde-robe un petit manteau fourré dont le dessus étoit de satin rose sèche, lequel servoit à mettre quand l’on étoit malade. Il dit à Hortensius : Mettez ceci sur vos épaules : ces Polonois vous respecteront davantage, voyant que vous êtes déjà habillé à leur mode ; car ils se servent fort de fourrures, d’autant qu’il fait plus froid en leur pays qu’en celui-ci. Hortensius étoit si transporté, qu’il croyoit toute sorte de conseils ; il mit ce manteau librement, et, s’étant assis en une haute chaise, suivant l’avis de Francion, tous les autres demeurèrent à ses côtés debout et tête nue, comme pour donner opinion aux Polonois qu’il étoit grand seigneur. Raymond lui dit à l’oreille : Apprêtez votre latin, car sans doute ils harangueront en cette langue : elle leur est aussi familière que la maternelle, et je m’assure qu’une des raisons pour laquelle ils vous ont fait leur roi, c’est qu’ils ont sçu que vous étiez bon grammairien latin.

Comme il finissoit ce propos, les quatre Allemands, qui s’étoient habillés en Polonois, arrivèrent avec six flambeaux devant eux. Le plus apparent de la troupe, qui représentoit l’ambassadeur, fit une profonde révérence à Hortensius, et ceux de sa suite aussi ; puis il lui fit cette harangue, ayant préalablement troussé et retroussé ses deux moustaches l’une après l’autre : Mortuo Ladislao rege nostro, princeps invictissime, ce dit-il d’un ton fort éclatant, Poloni, divino numine afflati, te regem suffragiis suis elegerunt, cum te justitia et prudentia adeo similem defuncto credant, ut ex cineribus illius quasi phœœnix alter videaris surrexisse. Nunc ergo nos tibi sublittimus, ut habenas regni nostri suscipere digneris. Ensuite de ceci, l’ambassadeur fit un long panégyrique à Hortensius, où véritablement il dit de belles conceptions, car il étoit fort sçavant. Entre autres choses, il raconta que ce qui avoit mû principalement les Polonois à élire Hortensius pour leur roi étoit qu’outre la renommée qu’il s’étoit acquise parmi eux par ses écrits, qui voloient de toutes parts, on faisoit courir un bruit que c’étoit de lui que les anciens sages du pays avoient entendu parler dans de certaines prophéties qu’ils avoient faites d’un roi docte qui devoit rendre la Pologne la plus heureuse contrée de la terre. Dès que cet orateur eut fini, Hortensius, le saluant par un signe de la tête qui montroit sa gravité, lui répondit ainsi : Per me redibit aurea ætas : sit mihi populus bonus, bonus ero rex. Il ne voulut rien dire davantage alors, croyant qu’il ne falloit pas que les princes eussent tant de langage, vu qu’un de leurs mots en vaut cinq cents. Les Polonois lui firent des révérences bien basses, et s’en allèrent après, avec des gestes étranges, comme s’ils eussent été ravis d’admiration. L’un disoit : 0 rex Chrysostome, qualis Pactolus ex ore tuo emanat ! Et l’autre s’en alloit criant : 0 alter Amphion ! quot urbes sonus tuæ vocis æœdificaturus est ! Ainsi ils sortirent, le comblant de louanges et de bénédictions, comme la future gloire de la Pologne ; et Francion les reconduisit avec un plaisir extrême de les voir naïvement faire leur personnage. Quand il fut de retour, voilà du Buisson qui, sortant d’une rêverie où il avoit feint d’être, se va jeter à genoux devant Hortensius, et lui dit d’une voix animée : Ah ! grand prince, ayez soin de votre fidèle serviteur, maintenant que vous avez mis un clou à la roue de Fortune, faites que je sois votre créature, et me donnez quelque charge où je puisse vivre honorablement. Alors Francion, le retirant rudement, lui dit : Que vous avez d’impudence d’importuner sitôt le roi ! N’avez-vous pas la patience d’attendre qu’il soit dessus ses terres ? Si du Buisson ne devient plus sage, ce dit Hortensius, je dirai qu’il mérite qu’on lui refuse quand même il demande, au lieu que Francion mérite qu’on lui donne, quand même il ne demande pas.

Comme ceci fut passé, il fut question d’arrêter si Hortensius s’en retourneroit en son logis ordinaire. Raymond dit qu’il n’en étoit pas d’avis, vu que le lieu étoit trop petit, et qu’il falloit qu’il demeurât chez lui, où il seroit comme le maître, et que, d’autant que toute la nation françoise se sentiroit honorée du royaume qui lui étoit échu, il n’y auroit point de François à Rome qui ne se vinssent ranger auprès de sa personne, comme s’ils eussent été ses suivans, pour lui faire honneur devant les Polonois. Raymond, ayant dit ceci, lui quitta sa chambre, et, lui ayant laissé un valet pour lui aider à se déshabiller, se retira en un autre lieu avec le reste de la compagnie. Ils ne furent pas sitôt sortis, qu’Hortensius demanda Audebert, voulant déjà user de l’autorité royale. Quand il fut venu, il lui dit qu’il falloit qu’il passât la plupart de la nuit auprès de son lit, pource que les soins qu’il avoit l’empêchoient de dormir. Audebert en fut très-aise ; car, comme il étoit malicieux, il espéroit qu’à force de veiller et de parler de choses extravagantes, Hortensius deviendroit entièrement fol et qu’ils en auroient plus de plaisir. Mon ami Audebert, commença Hortensius, as-tu remarqué que ces Polonois ont dit qu’il y avoit des prophéties de moi ? Ils ne se trompent pas : si nous voulons consulter nos éphémérides, nous trouverons de rares choses. Quand nous étions à Paris, n’as-tu point lu l’Almanach de Jean Petit[25], Parisien, et celui de Larivay le jeune, Troyen[26] ? Il m’est avis qu’ils pronostiquoient mes aventures. L’un dit qu’il y aura en ce temps changement d’affaires vers le Septentrion, et l’autre que l’humble sera exalté. N’est-ce pas grand changement, quand l’on va querir un roi si loin ? et, pour l’humilité, n’en ai je pas toujours eu envers Dieu ? Cela est très-bien imaginé, dit Audebert ; je voudrois que nous eussions les Oracles des sibylles, le livre de l’abbé Joachim[27], les Révélations de sainte Brigide [28], les Prophéties de Merlin et les Centuries de Nostradamus : nous y trouverions sans doute encore quelque chose qui en parleroit. Car, pour vous dire vrai, tous ces livres-là sont fort gentils et fort utiles : l’on n’y remarque les choses que quand elles sont avenues. Mais qu’ils aient ou non parlé de votre royauté, que vous en chaut-il, puisque la voilà arrivée ? Oh ! que cela me servira grandement ! répondit Hortensius ; car je verrai, possible, tout ce qui me doit arriver au reste de ma vie, et je me tirerai des périls qui me menacent. C’est pourquoi, si vous voulez gagner ma faveur, délogez promptement et m’allez chercher les Révélations de sainte Brigide : notre hôte les a quelque part. Audebert, qui lui vouloit complaire pour en tirer du contentement, s’en alla chercher le livre qu’il demandoit, et fit tant qu’il le trouva. Hortensius lui fit lire les prophéties, qu’il écoutoit avec attention ; et, lorsqu’il trouvoit quelque chose qui sembloit s’accorder avec ses aventures, il le lisoit lui-même neuf ou dix fois, et y faisoit des marques avec un crayon ; puis, en ayant tiré des explications bourrues, il les dictoit à Audebert, qui les écrivoit sous lui. Ils passèrent ainsi une bonne partie de la nuit ; et, enfin, la tête leur tombant à tous coups sur le livre, ils résolurent de donner quelque temps au sommeil. Hortensius se mit au lit, et dit à Audebert qu’il s’y mît avec lui. Il fit là-dessus beaucoup de cérémonies, disant qu’à lui n’appartenoit pas tant d’honneur de coucher avec un prince, et qu’il ne feroit pas cette faute-là ; mais Hortensius lui dit qu’il y couchât donc pour la dernière fois, tandis qu’il n’avoit pas encore le sceptre en main, et qu’il ne laissât pas échapper ce bonheur. Audebert s’étant couché comme pour lui obéir, ils se mirent tous deux à dormir si fort, qu’il sembloit qu’ils jouassent à qui s’en acquitteroit le mieux. Quant au valet de chambre, il y avoit longtemps qu’il étoit allé se mettre au lit, étant las d’attendre après un tel maître.

Le lendemain au matin, Audebert, s’étant réveillé, s’habilla et appela ce valet, pour aider Hortensius à se vêtir (car il ne le falloit plus traiter qu’avec respect), et il voulut avoir l’honneur de lui donner sa chemise blanche. En lui ôtant la sale, il lui vint au nez une si mauvaise odeur, qu’il ne se put tenir de dire : Hélas ! comme vous sentez ! Comment ! je sens ? reprit Hortensius ; ne considères-tu pas que je commence à paroître roi en toutes choses ? Ne vois-tu pas que je sens déjà l’Alexandre ? Mais, si vos aisselles sentent l’Alexandre, répliqua Audebert, j’ai peur que vos pieds ne sentent aussi le Darius, qui, avant que d’être roi, avoit été messager. Tu fais le gausseur, dit Hortensius, mais je prends tout en bonne part : je sçais que les rois ont toujours près d’eux des hommes qui parlent librement pour les divertir ; autrement ils n’auroient point de plaisir en ce monde. Comme il achevoit ces mots, voilà Raymond, Francion, du Buisson et Dorini qui le viennent saluer, et lui demandent comment il a passé la nuit. Il leur dit qu’il en avoit passé une bonne partie à lire le livre de sainte Brigide, et leur montra les prophéties qu’il avoit expliquées à son avantage, à quoi ils connurent qu’il étoit plus d’à moitié fol et que leur artifice auroit de très-beaux succès. Lui, qui avoit lu les romans, ne trouvoit point étrange que d’un misérable écrivain il fût devenu roi, vu qu’il avoit souvent écrit des aventures pareilles, où il ne trouvoit pas tant de vraisemblance qu’en la sienne, et qu’il étoit si accoutumé à ces choses-là qu’il n’y voyoit rien d’extraordinaire.

Comme Francion l’entretenoit sérieusement sur les prophéties, du Buisson les vint interrompre, et dit à Hortensius : Or çà, apprenez-moi une chose, monsieur, monseigneur ou Sire : je ne sçais encore comment je vous dois appeler. Lorsque j’aurai la couronne sur la tête, dit Hortensius, il sera bon de m’appeler Sire ; pour cette heure, je me contenterai du titre de monseigneur. Pardonnez-nous, dit Raymond, si nous vous désobéissons en ceci quand vous nous le commanderiez : il n’y a point de doute qu’il vous faut appeler Sire, car il y a longtemps que vous êtes roi de mérite, encore que vous ne le fussiez pas de condition. Faites-en donc ce que vous voudrez, répliqua Hortensius ; mais vous, du Buisson, que me voulez-vous dire ? Je vous demande, Sire, puisque Sire y a, reprit du Buisson, si, étant en Pologne, vous ne garderez pas une justice égale : comme vous récompenserez les vertus, ne punirez-vous pas les vices ? et, vous souvenant de ceux qui vous ont offensés, ne tâcherez-vous pas de les amener vers vous par beau semblant, afin de les faire mourir ? J’ai ouï parler de l’Écluse, de Saluste, d’un arracheur de dents et de quelques sergens, qui ne vous ont pas traité comme ils devoient : n’en faut-il pas tirer raison ?

Hortensius, ayant alors un peu médité à part soi, dit : Sçachez qu’il ne faut pas que le roi de Pologne prenne le souci de se venger des injures qui ont été faites au poëte Hortensius. Or je compose cet apophthegme à l’exemple de celui d’un roi de France[29], qui ne vouloit point se venger des injures faites au duc d’Orléans. C’est ainsi que ma lecture me profitera désormais ; et il faut que je mande à mon hôtesse de Paris qu’elle me renvoie mes livres communs, que je lui ai laissés en gage pour trente-cinq sols que je lui devois de reste. Quand je les aurai, on ne me dira aucune chose que je n’aie une prompte repartie, puisée de celles de tant d’anciens monarques, dont j’ai feuilleté les vies. Mais en attendant je me servirai de Plutarque et du recueil d’Érasme, et dès maintenant, mes amis qui m’assistez, je vous apprends que je vous donnerai tout ce que j’ai, à l’imitation d’Alexandre, et ne me réserverai que l’espérance : voyez-vous comme j’applique ces choses. Or j’y continuerai tellement, que le livre que l’on fera de mon histoire sera le plus beau du monde. Vous, Audebert, il me semble que votre humeur est assez curieuse, vous serez propre à recueillir tous mes apophthegmes. Dès le matin, vous viendrez auprès de moi et ne me quitterez point qu’au soir : encore faudra-t-il que vous couchiez quelquefois dans ma chambre ; car la nuit, si je me réveille et que je dise quelque chose, ce ne sera rien qu’apophthegmes. Quoi ! en demandant le pot à pisser, interrompit du Buisson, et si vous êtes marié, vous entretiendrez aussi madame la reine de vos beaux apophtegmes ? Taisez-vous, dit Hortensius, ce n’est pas à vous que je parle ; c’est à vous, mon Audebert, qui ferez un registre de tout ce que j’aurai dit chaque jour. Belle invention et qui ne coûte guère. On fait bien un registre de dépense en si petite maison que ce soit, les receveurs et les trésoriers des princes sont employés tout du long de l’an à faire des comptes ; et l’on n’a pas un homme pour écrire ponctuellement tout ce que dit le prince. Je ne tomberai point en cette faute, et vous serez mon historiographe. À combien de pension, sire ? dit Audebert. C’est se trop précipiter de demander cela, répondit le roi de Pologne ; attendez que j’aie vu quels fonds il y peut avoir en mon épargne. Je ne puis ordonner de vos gages à tous tant que vous êtes que je n’aie vu le cours des affaires. Comme il disoit ceci, Raymond lui apprit qu’il auroit bientôt le moyen de s’informer de l’état où étoit son royaume, et qu’on avoit été prier les Polonois de venir dîner chez lui. Il trouva cela très à propos, désirant de connoître leur humeur ; et, étant alors habillé comme le jour d’auparavant, à sçavoir avec un habit de drap d’Espagne de couleur de roi, l’on lui fit mettre encore sur ses épaules son petit manteau fourré, et l’on attacha une grande aigrette à son chapeau, pour être mieux vêtu à la polonoise.

Après cela, il descendit à la salle, où les Allemands, déguisés en Polonois, se trouvèrent aussitôt. Ils le saluèrent avec des respects infinis, et firent beaucoup de difficulté de dîner avec leur maître. Pour les accorder, Hortensius se mit au haut bout, laissant trois ou quatre places vides, et la compagnie s’arrangea au reste de la table, qui étoit fort longue. Tous les propos qui furent tenus pendant le dîner ne furent qu’à sa louange. Il ne faisoit pas une action qui ne fût admirée ; il ne disoit pas un mot que l’on ne s’écriât que c’étoient des oracles ; tellement que la présomption l’aveugloit toujours de plus en plus, et lui faisoit croire que tout ce qu’il oyoit étoit véritable. Lorsque l’on eut desservi, il arriva quantité de gentilshommes françois, à qui Raymond avoit appris la drôlerie, lesquels vinrent faire la cour à Hortensius comme si c’eût été quelque prince de leur nation. Cependant Dorini alla voir Nays, pour lui apprendre ces plaisantes nouvelles et sçavoir d’elle si elle pourroit recevoir cette belle compagnie. Comme il eut appris qu’elle seroit très-aise de voir le nouveau roi, il s’en retourna le dire à Francion, qui vint demander à Hortensius s’il vouloit aller passer l’après-dînée chez la plus belle dame de l’Italie. Il répondit qu’il seroit fort aise d’avoir ce divertissement, et l’on attela trois carrosses pour toute la troupe. Il ne vouloit pas sortir avec son manteau fourré, parce que les Polonois n’en avoient point ; mais l’on lui dit qu’à la vérité ils n’en portoient point, à cause qu’ils étoient alors en un pays chaud, et qu’il n’eût pas été malséant qu’il en eût un simple comme les leurs ; mais qu’il ne falloit pas qu’il témoignât d’être si changeant que de quitter déjà une façon d’habillement qu’il avoit prise. Ainsi l’on le rendit content, et il se mit dans un carrosse avec les Polonois et Audebert, qui devoit être toujours auprès de lui pour remarquer ce qu’il diroit. Les deux autres carrosses furent remplis de gentilshommes françois, et allèrent en queue du premier, qui fut bien regardé de tout le peuple. Quelques-uns crurent que c’étoient des masques qui alloient danser un ballet quelque part ; mais ils s’étonnoient fort de voir que l’on fît des momeries en cette saison, qui étoit fort éloignée du carnaval. Nays les reçut fort bien, et en même temps plusieurs dames de sa connoissance arrivèrent pour voir le nouveau roi de Pologne. Il se montra si courtois, qu’il ne se voulut point asseoir qu’elles ne le fussent aussi. Pour ce qui est des hommes, afin de témoigner toujours du respect à leur prince, ils se contentèrent de s’appuyer d’un côté et d’autre. La première chose que Nays dit fut qu’elle étoit infiniment aise du bonheur qui étoit arrivé au plus excellent personnage du monde, et que l’on n’avoit plus sujet de croire que Dieu voulût tout à fait perdre les hommes, puisqu’il avoit permis que l’on donnât un sceptre à celui qui devoit rendre à l’univers sa première beauté. Ce que vous plus devez admirer, madame, dit alors du Buisson, c’est que d’une petite chose on en a fait une bien grosse. Ainsi tout croît en pyramide renversée ; les petits ruisseaux se changent en mers, une houssine devient une grosse poutre, et notre roi qui n’étoit presque rien est devenu fort grand. Sa vie se gouverne par un destin contraire à celui de Denis le Tyran, qui de roi devint pédant ; car lui, de pédant qu’il étoit, il est devenu roi. Apprenez à parler plus modestement, dit Hortensius ; que cette jeunesse est folle et inconsidérée ! Je ne nie pas que je ne vienne de peu, mais qu’est-il besoin de le dire ? Il faut oublier tout ce qui s’est passé, comme s’il n’étoit jamais avenu, et nous devons croire que la fortune étoit ivre et qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit lorsqu’elle nous a envoyé des calamités. Combien a-t-on tu de rois venir de bas lieu, lesquels on n’a pas moins estimés pour cela. Tamerlan avoit été porcher, Agathocle étoit fils d’un potier, et, pour se souvenir de son père, il vouloit que l’on mêlât sur son buffet de la vaisselle de terre parmi celle d’or et d’argent. On sçait bien qu’Ausone, qui est un très-bon auteur, en a fait ces vers :

Fama est fictilibus cœœnasse Agatoclea regem, etc.[30].

Mais, sans aller si loin, un roi de notre Pologne a été laboureur, et l’on garde encore ses sabots dans un trésor. Il est vrai que ceci est inutile, et l’on sçait bien que je ne suis pas de si bas lieu ; et puis l’on trouvera à la fin par aventure que je suis encore plus que je n’ai estimé. Voyez dans tous les romans les belles reconnoissances qu’il y a. Chariclée croyoit être fille de prêtre, et l’on trouva qu’elle étoit fille d’un roi. Daphnis et Chloé pensoient être les enfans d’un pauvre pasteur, et ils trouvèrent que de riches seigneurs étoient leurs pères. Je m’imagine qu’ainsi, ma vie n’étant tissue que de merveilles, je serai enfin reconnu pour le fils de quelque grand prince. L’on apportera mon berceau, mes langes, mes bandelettes et quelque hochet garni de pierreries, qui fera foi de la noblesse de ma race ; le cœœur me le dit, et je crois que ce n’est pas en vain ; car les inspirations célestes ne mentent point. Il est bien aisé à voir que je suis de race royale, car jamais personne n’eut tant d’envie d’être roi que moi.

Tout ce que vous nous représentez est fort vrai, dit Francion, et outre cela nous voici fort proches de l’année du grand jubilé ; il ne faut point douter que plusieurs princes, qui ont fait des mariages clandestins, ne les découvrent pour avoir rémission de leurs fautes. J’ai ouï dire qu’au dernier jubilé qui a été donné il y en eut plusieurs qui reconnurent ainsi leurs enfans. Hortensius tint encore quelques discours de considération sur ce sujet, et, voyant qu’Audebert cessoit de l’écouter, s’arrêtant à parler à du Buisson, tellement que, bien qu’il eût pris ses tablettes pour écrire tout ce que diroit son roi, il n’avoit guère écrit de choses, il lui fit signe des yeux, et lui dit : Audebert, mettez tout ; voyez-vous pas que ceci est digne de remarque ? J’ai tout mis, excepté le latin, répondit Audebert ; je vous supplie de me le dire encore. Là-dessus Hortensius ne feignit point de lui dicter tout du long l’épigramme d’Ausone, croyant que ce fût une chose de grande conséquence à sa vie ; ce qui donna un plaisir nonpareil à l’assistance. Là-dessus du Buisson, qui ne se pouvoit taire, s’en va dire : Sire, je ne sçais qu’un mot de latin, Simia semper simia. Autrefois vous avez dicté, et maintenant vous dictez encore. Mais voyez ce petit fripon, dit Hortensius ; lorsque hier messieurs les Polonois que voici m’eurent appris que leurs compatriotes m’avoient donné leur sceptre, je crus qu’il ne me manquoit plus rien que les bouffons pour être roi ; mais, à ce que je vois, je n’en manquerai pas. Toutes ces reparties furent trouvées admirables en apparence, et les ambassadeurs élevoient à tous coups les mains au ciel, disant en latin : Oh ! que sa sagesse est grande ! qu’il est doux ! qu’il est clément ! que notre Pologne sera contente de l’avoir ! Platon dit que, pour rendre les républiques heureuses, il faut que les philosophes règnent, ou que les rois soient philosophes. Oh ! que voici bien un de ces rois philosophes qu’il désire ! Puisque l’on nous apprend qu’il a régenté aux universités, il n’est pas qu’il n’ait enseigné la logique, qui est la première partie de la philosophie et qu’il ne la sçache sur le bout du doigt. Parce que Nays n’entendoit pas le latin, Francion étoit auprès d’elle qui lui expliquoit tout ce qu’ils disoient. Pour le françois elle le parloit parfaitement bien.

Afin de mettre Hortensius sur quelque agréable discours, elle s’avisa de lui dire qu’elle avoit ouï parler de cinq ou six romans excellens qu’il avoit envie de composer ; et elle lui demanda s’il se donneroit cette peine de les continuer. Il répondit qu’il auroit bien d’autres choses à faire, et qu’il auroit des écrivains à gages pour les accomplir, d’autant que pour lui il faudroit qu’il fît céder les paroles aux actions, et qu’il avoit un désir extrême d’exterminer la race des Ottomans et d’aller conquérir les palmes idumées ; tellement qu’il mettroit tout en armes dès qu’il seroit en Pologne. Songez donc à moi, lui vint dire du Buisson ; n’oubliez pas de me donner une compagnie de carabins sur la mer. Bien, vous l’aurez, répondit Hortensius ; toutefois je crois que vous briguez plutôt la charge de bouffon royal que toute autre.

Francion, craignant là-dessus que le roi de Pologne ne se fâchât, le fit changer de discours et lui demanda quelles seroient les plus belles ordonnances qu’il mettroit en avant pour rendre son peuple heureux. Je veux bien en parler ici, dit Hortensius ; pour le moins ces messieurs, que l’on m’a envoyés, l’entendront. Je veux donc que mon État soit bigarré et qu’il soit autant pour les lettres que pour les armes ; si bien que, pour adoucir l’humeur des Cosaques, qui est un peu trop martiale, je ferai venir un quarteron de poëtes de Paris, qui établiront une académie et donneront des leçons pour la poésie et pour les romans. Je veux que tout le monde fasse des livres en mon royaume et sur toute sorte de matières. On n’a vu encore des romans que de guerre et d’amour, mais l’on en peut faire aussi qui ne parlent que de procès, de finance, ou de marchandise. Il y a de belles aventures dans ce tracas d’affaires, et personne que moi ne s’est encore imaginé ceci ; j’en donnerai toute l’invention, et de cette sorte le drapier fera des romans sur son trafic, et l’avocat dessus sa pratique. L’on ne parlera que de cela, tout le monde sera de bonne compagnie, et les vers seront tant en crédit que l’on leur donnera un prix. Qui n’aura point d’argent portera une stance au tavernier[31], il aura demi-setier, chopine pour un sonnet, pinte pour une ode et quarte pour un poëme ; et ainsi des autres pièces ; ce qui pourvoira fort aux nécessités du peuple ; car le pain, la viande, le bois, la chandelle, le drap et la soie s’achèteront au prix des vers, qui ordinairement auront pour sujet la louange des marchands ou de leurs marchandises : l’on aura ce soulagement quand l’on n’aura point de pécune ; voilà ce que j’établirai pour le commerce. Pour ce qui est de la justice, elle sera bonne et briève ; si la cause n’est liquide, l’on tirera à la courte paille à qui la gagnera, ou bien l’on fera gagner le procès à celui qui sera le plus sçavant. Quant est des lois de la guerre, personne ne sera reçu capitaine s’il ne sçait tout par cœœur l’Amadis[32] et le Chevalier du soleil[33] ; car on ne peut avoir du courage sans cela. Au reste, j’ai beaucoup de stratagèmes pour mettre en déroute les Turcs : je ferai monter des hommes sur des chariots qui paroîtront tout en feu ; il y aura là des boîtes, des lances à feu, des saucissons, des pétards et force fusées à étoiles et à serpens, afin que ces barbares, voyant que j’imiterai le tonnerre, les comètes et les astres, croient que je ferai quelque chose de plus grand que Mahomet. J’aurai même de grands cercles de cristal, au derrière desquels on mettra de certaines lumières, qui les feront luire comme l’arc-en-ciel ; ainsi je contreferai ce bel Iris, ce brave rien qui est toutes choses, cette belle arbalète divine, cette riche arcade, qui est non pas le pont au Change de Paris, mais le pont aux anges de Paradis, tout éclatant d’orfévrerie céleste. Combien ces visions troubleront-elles mes ennemis, avec le bruit effroyable que feront mes gens, qui vaincront, et ceux qui seront vaincus !

Les artifices d’Hortensius furent trouvés excellens, mais Audebert ne laissa pas de lui dire qu’il s’étonnoit comment il se pouvoit résoudre à tant de combats, vu qu’autrefois il lui avoit ouï dire qu’il n’iroit jamais à la guerre que lorsque les mousquets seroient chargés de poudre de Chypre et de dragées de Verdun, et amorcées de poudre d’iris. Il répondit qu’il ne craignoit plus les alarmes, pource qu’il avoit le droit de son côté, et que les ruses et la force ne lui manqueroient pas.

Tandis qu’il parloit ainsi, les ambassadeurs devisoient ensemble ; et Francion, qui étoit leur trucheman, fit sçavoir qu’ils ne trouvoient pas bon tout ce que disoit leur roi, et qu’ils croyoient que les grands de leur pays ne laisseroient pas changer leurs anciennes lois en des nouvelles. Mais Hortensius dit que l’on verroit ce qu’il en feroit, lorsqu’il auroit prouvé que ses propositions étoient justes.

Alors une des compagnes de Nays, fort curieuse, voulut sçavoir si le roi de Pologne n’auroit point envie de se marier, et Francion lui en fit la demande. Il dit là-dessus qu’il voyoit bien qu’il y avoit quelque affétée Italienne qui désiroit d’être reine, mais qu’elle ne le tenoit et qu’il vouloit quelque infante d’Angleterre ou de Danemark, qui sur toute chose lui apportât la pudicité pour douaire. Les Polonois firent entendre à Francion ce qu’ils pensoient là-dessus, et il dit tout haut qu’ils croyoient que leur roi se trompoit s’il pensoit avoir jamais une femme qui eût encore la rose de sa virginité, parce que c’étoit la coutume de leur pays de mettre la reine, le premier jour de ses noces, en une grande chambre où tous les plus grands du royaume alloient coucher avec elle l’un après l’autre. Ceci mit en colère Hortensius : il dit qu’il ne souffriroit jamais cette vilenie, et qu’il avoit lu entièrement le chapitre de la Pologne dedans le livre des États et empires, mais qu’il ne parloit point de cette maudite coutume. Les ambassadeurs soutinrent que cela avoit toujours été observé, et que pour sçavoir au vrai si un homme étoit camus il ne falloit pas regarder son portrait, mais qu’il le falloit regarder lui-même ; et que, si son livre étoit menteur, il ne le falloit pas croire plus que la chose propre ; et qu’ils n’avoient garde de laisser abolir la bonne coutume de coucher avec la reine, vu qu’étant des premiers de l’État ils tâteroient les premiers de la femme qu’il auroit. Les dames furent pour lui en ceci, et, quoique du Buisson vînt dire qu’il falloit bien qu’il se gardât de se marier l’an de disgrâce mil cinq cents trop tôt, et que sans doute, par révolution de sphère, lorsque sa femme seroit au signe de Gemini, il seroit à celui de Capricorne : si est-ce que l’on lui conseilla bien de ne point garder le célibat, lui assurant qu’il ne seroit jamais trompé en femme.

Après ces divers entretiens, toute la compagnie prit congé de Nays, excepté Francion, et l’on remena le roi de Pologne en son hôtel. Il y avoit presse à le voir passer : le bruit de sa folie avoit déjà couru dedans Rome. Les uns en rioient, les autres s’en étonnoient. Pour lui, il crut que cette multitude n’étoit là que pour l’admirer ; et, étant fort satisfait de sa personne, il s’alla enfermer dans sa chambre avec son historiographe le plus tôt qu’il lui fut possible, afin de lui faire lire ce qu’il avoit écrit de ses discours, pour corriger les lieux où il avoit manqué.

Cependant Francion entretint sa maîtresse des plaisantes extravagances de ce nouveau roi, et, pour réparer le temps qu’ils avoient été à tenir une contenance sérieuse devant lui, ils en rirent alors tout leur soûl. Mais, comme ce n’étoit pas là ce qui les touchoit le plus, ils changèrent bientôt de propos : Francion vint à parler de la violence de sa passion ; Nays en fut si touchée, que, par un transport d’amour, elle tira d’un petit coffre le portrait de Floriandre, qu’elle avoit encore, et le lui donna pour en faire ce qu’il voudroit, lui montrant qu’elle ne vouloit garder aucune chose qui la pût faire songer à d’autres qu’à lui. Il fit quelque difficulté de le prendre, disant qu’il ne doutoit point de sa fidélité, et qu’il n’étoit pas de si mauvaise humeur que d’entrer en jalousie. Néanmoins il le retint, et en fit un présent à Raymond dès qu’il fut de retour. Encore que Nays, étant veuve, fût maîtresse de ses actions, elle demanda conseil à ses parens sur son mariage ; et, bien qu’ils ne fussent guère d’avis qu’elle épousât un étranger, ils feignirent de le trouver bon, pource qu’ils la connoissoient si entière en ses résolutions, qu’elle ne les quittoit pour aucune remontrance. Francion en avoit bien déjà visité quelques-uns avec Dorini, et leur avoit donné des preuves de ce qu’il étoit ; mais leur naturel n’étoit pas assez bon pour se laisser gagner du premier coup. Toutefois l’affaire en étoit venue là que le mariage se devoit faire dans six jours. Notre amant trouvoit ce terme bien long, et languissoit pendant cette attente ; si bien que c’étoit avec raison qu’il cherchoit du divertissement parmi les rêveries d’Hortensius. L’ayant été retrouver, il le fit souper avec la même cérémonie du dîner, et, la nuit étant venue, il le fit mettre au lit. Les ambassadeurs lui demandèrent quand c’étoit qu’il vouloit partir pour aller prendre les rênes de la Pologne, qui soupiroit après sa présence. Il répondit que ce seroit quand ils voudroient ; mais Francion intervint là-dessus, et lui dit qu’il s’alloit marier et qu’il falloit bien qu’il lui fît l’honneur d’assister à ses noces, et qu’après cela ils s’en iroient tous ensemble joyeusement, ayant à leur suite tout ce qu’il y avoit de François à Rome, et d’autres gens qui les voudroient suivre, de quoi ils composeroient une armée qui se rendroit redoutable en tous les lieux où elle passeroit. Quoique messieurs les Polonois alléguassent là-dessus qu’on leur avoit commandé de ne tarder guère en leur voyage, leur monarque jura qu’il demeureroit pour la belle occasion qui s’offroit, quand toutes ses provinces eussent dû être perdues ; ce qu’ils firent semblant de trouver fort mauvais, si bien qu’ils le quittèrent avec fort peu de complimens. Il les fit rappeler, et les apaisa, leur demandant à quoi il tenoit qu’ils ne fussent satisfaits. Ils dirent qu’ils vouloient être logés en même maison que lui, d’autant que c’étoit la coutume de leurs princes de donner des chambres en leurs palais à ceux de leur qualité. Hortensius dit qu’il feroit bien plus, et qu’ils ne viendroient pas loger chez lui, mais qu’il s’en iroit loger avec eux ; et là-dessus il se leva et se rhabilla, et voulut aller en leur maison. Bien que l’on feignît de ne pas trouver cela bon, ils l’y menèrent, disant qu’ils auroient un grand contentement, à cause qu’ils pourroient toujours voir leur roi désormais, et qu’ils remarqueroient ses humeurs, pour s’y rendre conformes. Ils le firent coucher au meilleur lit qu’ils eussent ; mais le matin, ayant repris leurs habits ordinaires pour s’en aller à Naples, ils délogèrent sans trompettes, et, ne payant leur hôte qu’à demi, ils dirent que leur compagnon qui demeuroit payeroit le reste. Lorsqu’il fut éveillé, l’hôte entra dans sa chambre et lui demanda s’il n’entendoit pas lui payer la dépense de ses compagnons avec la sienne. Il répondit qu’il n’étoit pas sur le point de partir. Mais l’hôte lui répliqua que les autres s’en étoient déjà allés. Hortensius demanda s’il n’y avoit plus un Polonois au logis ; à quoi l’hôte repartit qu’il n’y en avoit jamais vu, et qu’il parloit de quatre Allemands pour répondre, vu qu’ils l’avoient honoré comme leur maître. Ils en étoient sur ce propos, quand le premier hôte d’Hortensius, qui avoit sçu chez Raymond qu’il étoit logé là, le vint trouver, et lui fit un beau bruit, lui demandant le louage de sa chambre et sa dépense, l’appelant affronteur, qui s’en étoit allé sans lui dire adieu, afin de ne point payer. Audebert, qui avoit parlé à cet hôtellier et se doutoit bien de la querelle qu’il feroit à Hortensius, l’avoit suivi de loin : il se trouva là au fort de la dispute de ces deux Italiens ; et Hortensius, le voyant, s’écria de joie : Ah ! que tu es venu bien à point, ces deux corsaires me tyrannisent sans respect de ma qualité. Montre-leur comme je serai roi et que j’aurai bien moyen de les payer. Audebert, ayant tiré assez de plaisir de leur contestation, apaisa les deux hôtelliers, leur promettant qu’Hortensius les payeroit bien, et qu’il leur en répondoit ; tellement qu’ils lui laissèrent ses habits, sur lesquels ils avoient déjà jeté les mains, et principalement sur le petit manteau fourré, pour faire tout vendre et être payés de la dette, car ils ne vouloient pas gouverner plus doucement un homme qui leur sembloit si fol.

Hortensius, s’étant habillé promptement, sortit avec Audebert, ayant pris un manteau à l’ordinaire, à cause qu’il ne vouloit pas porter le fourré, puisqu’il n’avoit point de Polonois à sa suite : il alla voir Raymond et Francion, et en tout le chemin il ne fit que rêver. Quand il fut chez eux, il leur fit des plaintes sur ce que les Polonois s’en étoient allés sans lui dire adieu ; ce qui étoit une marque d’une incivilité bien grande, de laquelle il ne pouvoit trouver la raison. Vous verrez, lui dit Francion, qu’ils sont malcontens de vous. Hier vous leur proposiez de nouvelles lois, que vous vouliez faire observer en leur pays, au préjudice des anciennes : il faut croire que cela leur a déplu ; et outre cela vous ne leur avez pas fait assez d’honneur et de courtoisie. Dès que vous sçûtes qu’ils étoient arrivés, vous deviez leur faire meubler quelque belle maison et les entretenir là à vos dépens ; et, lorsqu’ils eurent fait leur ambassade, il falloit que vous vous montrassiez libéral, et que vous donnassiez une enseigne[34] de diamans au principal d’entre eux et quelque grosse chaîne d’or à chacun des autres. C’est ainsi que tous les princes en font aujourd’hui, et ils donnent bien des choses plus précieuses. Si est-ce que je n’ai point remarqué cela encore en aucun livre, dit Hortensius. Le plus beau livre que vous puissiez voir, répliqua Francion, c’est l’expérience du monde. Je n’ai que faire des sottises de la mode, reprit Hortensius, je me gouverne à l’antique, et, n’ayant rien que je leur pusse donner, je m’attendois à une autre saison. Mais, dites-moi, qu’en pensez-vous ? Ne disoient-ils pas hier qu’ils ne vouloient pas attendre si longtemps que moi à s’en aller ? Voilà le sujet de leur départ. Pour nous, nous les suivrons dès que nos noces seront faites. Il y faudra aviser entre ci et là, dit Francion ; car je crains bien qu’ils ne veulent plus vous avoir pour roi, et qu’ils n’aillent dire du mal de vous dans leur pays.

€Ces dernières paroles affligèrent fort Hortensius. Il considéra que possible avoit-il perdu un royaume par sa seule faute, et qu’il devoit plutôt emprunter de l’argent et se mettre en frais pour faire honneur à ces ambassadeurs. Mais Raymond, pour le consoler, lui vint dire : De quoi vous affligez-vous ? Quand vous ne serez pas roi, vous ne serez pas moins que vous étiez il y a dix jours. Quel plaisir auriez-vous d’aller commander à des gens barbares et inconnus ? Il vaut mieux être pair et compagnon avec des gens de bonne humeur et de bon esprit. Un roi n’est rien qu’un serf honorable. Le peuple se réjouit pendant qu’il veille et qu’il combat pour lui. Quand le diadème fut apporté à Séleucus, ne dit-il pas que qui sçauroit les misères qu’il cachoit ne daigneroit pas le lever de terre ; et n’avez-vous pas lu d’autres beaux exemples sur ce sujet dedans Plutarque ?

Ce discours toucha l’âme d’Hortensius, qui tout sur l’heure, pour vaincre son ennui, se fit donner un livre du blâme des grandeurs mondaines, où il s’amusa à lire pendant que les autres avoient divers entretiens.

Francion, voyant que ce pédant tomboit en une mauvaise humeur qui ne leur donnoit point de plaisir, alla passer la plus grande partie de la journée à deviser avec sa maîtresse. Pour le jour suivant, considérant encore qu’Hortensius ne leur pouvoit plus fournir d’ébattemens, au lieu de sa comédie naturelle, il eut recours aux comédiens italiens qui vinrent jouer chez Nays, où il se trouva une fort belle compagnie. Il y avoit quelques jours qu’il leur avoit appris toutes les plaisanteries que son brave précepteur avoit faites lorsqu’il étoit au collége sous lui. Ce fut là le seul sujet de leur pièce, et le seigneur Doctor représenta ce pédant. Hortensius vit tout ceci, mais il ne croyoit pas que ce fût de lui que l’on voulût parler : il avoit trop bonne opinion de soi pour croire que l’on fît des farces de ses actions.

Le lendemain les mêmes comédiens jouèrent une pièce chez Raymond d’une nouvelle invention : elle étoit composée de divers langages, qui n’étoient qu’écorchés, tellement que ceux qui entendoient l’italien y pouvoient comprendre tout. Mais le jour d’après celui-ci il y eut des comédiens plus illustres qui se mêlèrent de monter sur le théâtre. Francion, Raymond, Audebert, du Buisson et deux autres gentilshommes françois avoient appris depuis peu une comédie où ils avoient tous mis la main, laquelle ils allèrent jouer chez Nays. Ils l’avoient faite fort familièrement ; car elle n’étoit composée que de vers qui étoient pris d’un côté et d’autre, dans Ronsard, dans Belleau, dans Baïf, dans Desportes, dans Garnier et plusieurs autres poëtes plus récens. Or ils n’avoient choisi que ce qu’ils sçavoient déjà par cœœur, si bien qu’ils avoient accommodé leur comédie suivant ce qui se trouvoit dans leur esprit, au lieu que les autres captivent leur esprit aux règles et aux discours de la comédie. Néanmoins toutes ces pièces rapportées faisoient une suite très-agréable, quoiqu’elle fût assez fantasque. Il y eut seulement quelques mélancoliques Italiens qui n’y prirent point de plaisir, à cause qu’ils avoient de la peine à comprendre la poésie françoise. Francion les voulut contenter d’une autre façon, il joua le lendemain une autre comédie que toutes sortes de nations pouvoient entendre, car tout ne s’y faisoit que par signes. Il l’avoit déjà jouée en France une fois, tellement qu’il en donna en peu d’heures l’intelligence à ses compagnons.

Encore qu’il s’occupât à toutes ces gentillesses que nous avons dites, elles n’étoient pas de si longue durée, qu’il ne lui restât du temps pour entretenir sa maîtresse. Pour le jour suivant, il le fallut donner tout entier à leurs affaires : ce fut ce jour-là qu’ils furent accordés. Toute la compagnie qu’ils avoient priée soupa chez Nays, et l’on n’oublia pas le seigneur Hortensius, qui, voyant tout le monde se réjouir, étoit forcé d’en faire de même, bien que l’on ne le tînt plus pour roi et que l’on ne lui fît plus tant d’honneur. Encore qu’il fût pour lors avec des gens qui se tenoient sur le sérieux, il se voulut mettre un petit sur la débauche, et, ayant en main un verre de Venise fait en gondole, il dit : Le philosophe qui disoit que les navires qui étoient sur terre étoient les plus assurés entendoit parler de celui-ci. Et, comme il voyoit Audebert qui alloit boire, il lui dit : Gardez-vous bien de mettre du bon vin dedans un mauvais tonneau. Eh ! pensez-vous, répondit Audebert, que je veuille verser ce vin dans votre estomac ? Hortensius, se trouvant pris de la sorte, changea de propos, et, voyant deux perdreaux dans un plat, il dit à Audebert qu’il y en avoit trois, et essaya de le lui persuader en comptant ainsi par plusieurs fois, un et deux font trois. Audebert, pour terminer cette dispute de sophiste, donne un des perdreaux à du Buisson et prend l’autre, et dit à Hortensius : C’est pour vous le troisième, prenez-le. Se voyant ainsi moqué, il voulut avoir sa revanche et montrer son subtil esprit. Il y avoit quatre pigeonneaux dans un autre plat tout devant lui, par lesquels il s’imagina qu’il feroit bien valoir sa première façon de compter. Il en présenta un à deux gentilshommes qui s’étoient moqués de lui, en disant un et deux font trois, et puis un autre à Audebert et à du Buisson en disant la même chose, et puis il mit les deux autres sur son assiette, disant encore un et deux font trois. Ce trait fut si bon que ceux mêmes qui avoient été trompés le louèrent. Tout le monde ne l’avoit pas pu remarquer, parce que la table étoit longue, mais l’on le publia bientôt ; et Francion, trouvant cela fort agréable, dit qu’il se souvenoit qu’Hortensius avoit fait un jour un partage aussi plaisant. Comme j’étois au collége sous lui, poursuivit-il, un gentilhomme de mes parens arriva à Paris avec son train, lequel nous pria de souper chez lui : entre autres choses il y avoit un faisan sur la table. M. le pédagogue fut prié de le partir[35] : il donna la tête au maître, disant qu’elle lui appartenoit comme au chef de la maison ; il donna le col à la femme, parce qu’elle étoit jointe au chef comme lui ; aux deux filles il donna les pieds, à cause, disoit-il, qu’elles aimoient la danse ; et aux fils et à moi il nous donna les ailes, nous faisant accroire que c’étoit notre vraie part, parce qu’étant jeunes gentilshommes nous devions aimer la chasse et le vol de l’oiseau ; et pour lui il retint le corps, disant qu’il le devoit avoir comme représentant le corps de l’Université de Paris.

Ensuite de ce conte, on entra insensiblement sur d’autres discours, où Francion le fit paroître d’une si bonne humeur que tous les Italiens qui étoient là l’eurent en aussi bonne estime que les François. Quant à Hortensius, il voulut aussi faire paroître ce qu’il sçavoit, et, comme quelques musiciens, que l’on avoit fait venir, eurent chanté, il se mit sur les louanges de la musique, et assura que les passions et les actions humaines en représentoient les parties. L’humilité chante la basse, disoit-il, et l’ambition chante le dessus ; la colère fait la taille, et la vengeance la contre-taille ; la modestie tient le tacet ; la prudence bat la mesure et conduit le concert ; la nature va le plain-chant ; l’artifice fredonne ; la douleur fait les soupirs, et la dissimulation les feintes et les dièses. Et, pour les instrumens de musique, l’avarice joue de la harpe ; la prodigalité joue du cornet, mais ce n’est pas du cornet à bouquin, c’est du cornet à jeter les dés ; l’amour joue de la viole, parce qu’il fait violer les filles ; la trahison joue de la trompe, car elle trompe tout le monde ; et la justice joue du hautbois, parce qu’elle fait élever des potences pour y attacher les coupables.

Ces nouvelles applications donnèrent bien du plaisir à toute la compagnie, et l’on pria ce docteur d’expliquer plus particulièrement tout ce qu’il avoit dit de ce rapport des passions à la musique, ce qu’il fit fort librement, croyant que tout le monde l’admiroit. Après cela, voyant que Raymond se mêloit quelquefois de chanter, il lui donna force louanges, et lui dit qu’il se sentiroit bien heureux s’il le pouvoit toujours écouter. Vous êtes trop complimentaire, répondit Raymond. Faut-il, quand je vois un homme accompli, m’en taire ? répondit Hortensius. Vous équivoquez bien, reprit Raymond ; mais je m’en vais le faire aussi bien que vous en changeant seulement de mot : je veux donc que vous sçachiez qu’un complimenteur n’est qu’un accompli menteur. Pour plaire à Hortensius, on fit semblant de trouver qu’il avoit bien mieux dit que Raymond.

Lorsque chacun fut retiré, et que pour lui il fut aussi en la maison de nos braves gentilshommes françois, Francion lui demanda ce qu’il lui sembloit de Nays, et s’il ne l’estimoit pas heureux d’avoir une si belle maîtresse. Hortensius, qui n’avoit pas assez de prudence pour celer ce qu’il pensoit, lui repondit que les secondes noces n’avoient rien de meilleur que les viandes réchauffées, et qu’au moindre mécontentement que les femmes recevoient de leurs seconds maris elles regrettoient les premiers. Mais Raymond, arrivant là-dessus, dit que l’on ne devoit pas craindre que Nays ne trouvât des qualités en la personne de Francion qui lui fissent oublier ses premières affections. Pour moi, dit alors Francion, je ne trouve point que ce me soit une chose désavantageuse d’épouser une veuve ; elle en sçait mieux ce que c’est d’aimer, il m’en falloit une nécessairement ; et, si elle a été à un autre homme que moi, à combien de femmes ai-je été aussi ? Ils tinrent encore d’autres discours là-dessus, après qu’Hortensius se fut retiré ; et Francion fit toujours paroître que rien ne pouvoit empêcher qu’il n’estimât sa fortune, et que toutes les raisons que l’on lui pouvoit dire n’étoient pas alors capables de le divertir de son amour et de son dessein. Il commençoit de voir toutes choses d’un autre œœil qu’il n’avoit fait auparavant, et il croyoit qu’il étoit temps qu’il songeât à faire une honnête retraite.




  1. Tout le quartier qui s’étendait de la porte de la Tournelle à la tour de Nesle, et qui renfermait un grand nombre de colléges, était connu sous le nom de quartier de l’Université.
  2. Le Puits-Certain, situé à l’entrée de la rue Saint-Hilaire, avait été creusé aux frais de Robert Certain, curé de Saint-Hilaire, qui fut le premier principal du collége de Sainte-Barbe.
  3. On appelait École du Décret le lieu où l’on enseignait le droit canon (rue Saint-Jean-de-Beauvais).
  4. Le couvent des Carmes était situé au bas de la montagne Sainte-Geneviève.
  5. Le duc du Maine, que son père, M. de Mantoue, chargea de défendre Casal.
  6. Bicêtre fut acheté en 1632 par Louis XIII, qui le fit reconstruire en 1634 ; il servit d’asile aux soldats infirmes, jusqu’à l’époque où fut fondé l’hôtel des Invalides.
  7. Dentelle.
  8. Passage dont Cyrano de Bergerac a fait son profit. Voyez ses ŒŒuvres, édition de la Bibliothèque gauloise.
  9. Roman de Jean Barclay, satire très-piquante, écrite en latin élégant et dirigée contre les vices des cours. Richelieu prenait grand plaisir à la lecture de l’Argenis, dont Pierre Du Ryer donna une traduction nouvelle en 1624.
  10. Les amours de Théagène et de Chariclée. C’est par la traduction de ce roman d’Héliodore qu’Amyot a commencé à se faire connaître.
  11. Le plaisant de ceci, c’est que Sorel était de ces « petits drôles. » Il a collaboré, pour le ballet des Bacchanales, avec Th. de Viau, Saint-Amand, Du Vivier et Bois-Robert ; et, pour celui du Grand bal de la duchesse douairiere de Billebahaud, avec Bordier, l’Étoile et Imbert.
  12. Recueil général des Rencontres, Demandes et Responses tabariniques, œuvre autant fertil en gaillardises que remply de subtilitez, composé en forme de dialogue entre Tabarin et le Maistre. Paris, Ant. de Sommaville, 1622. — Hortensius parle en vrai pédant de ce livre curieux, si recherché des bibliophiles, et qui nous a valu la spirituelle brochure du savant M. Leber : Plaisantes recherches d’un homme grave sur un farceur.
  13. Étoffe de laine plus grossière que la bure.
  14. Ou Coëffeteau, traducteur de Florus et auteur de plusieurs ouvrages polémiques.
  15. Voilà l’origine des vers si souvent cités :
    Quand sur une personne on prétend se régler,
    C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler ;
    Et ce n’est point du tout la prendre pour modèle,
    Monsieur, que de tousser et de cracher comme elle.
    Racan prête un mot tout aussi cru que celui de Francion à ce bourru de Malherbe, qui s’écria cyniquement, à propos d’un archaïsme qu’il avait commis lui-même et dont s’autorisait l’auteur des Bergeries : « Eh bien, mort Dieu ! si je fais un pet, en voulez-vous faire un autre ? »
  16. L’ouvrage de Nervèze dont il s’agit est intitulé : Amours diverses.
  17. Des Escuteaux, écrivain de la force de Nervèze, —— auteur des Amours de Lydian et de Floriande.
  18. Balzac.
  19. Poëme épique en vers de dix syllabes et accompagné d’une longue Préface touchant le poëme héroïque.
  20. Ou Francus, héros romanesque qu’on a supposé fils ou petit-fils d’Hector et avoir donné l’origine aux Français.
  21. Ceci est à l’adresse de ceux qui persistent à regarder Sorel comme l’auteur de Francion. —— Sorel plaide les circonstances atténuantes, en faisant de son livre un péché d’extrême jeunesse.
  22. Hernie se prononçait hergne, et tout le monde l’écrivait ainsi, les médecins exceptés.
  23. Le tour joué à Hortensius a été mis à profit par Molière dans le Bourgeois gentilhomme et par les mystificateurs de Mich. de Saint-Martin.
  24. Quintus Hortensius, célèbre surtout pour sa défense de Verrès.
  25. Astrologue dont il est parlé dans les Mazarinades.
  26. Pierre de Larivay, frère puiné du traducteur de Straparole, publia, de 1618 à 1647, un Almanach avec grandes prédictions. — Il avait prédit qu’il mourrait d’une arête, et, pour déjouer son propre horoscope, s’astreignit à ne jamais manger de poisson.
  27. livre de prophéties sur les papes.
  28. Révélations de sainte Brigitte ou Birgite, écrites par le moine Pierre, prieur d’Alvastre, et par Mathias, chanoine de Linkôping.
  29. Louis XII.
  30. C’est le début de la huitième épigramme d’Ausone. Le poëte fait dire à Agathocle, que l’on s’étonnait de voir manger dans l’argile :
    ………Rex ego qui sum
    Sicantæ, figulo sum genitore satus.
  31. L’auteur du Voyage dans la lune ne fait que reproduire cette plaisanterie, lorsqu’il parle du prix d’un déjeuner acquitté avec un sixain. (Histoire comique, etc., par Cyrano de Bergerac (Bibl. gaul.), p. 64.). —— Voilà la Banque d’échange en germe.
  32. L’Amadis de Gaule, qui, comme l’Amadis de l’Étoile, l’Amadis de Trébizonde et autres, procède du poëme d’Amadis, dont les quatre premiers chants datent du quatorzième siècle et sont de Vasco Loveira. Le reste est dû à divers auteurs.
  33. L’admirable histoire du chevalier du Soleil, où sont racontées les prouesses de ce guerrier et de son frère Rosiclair, avec les aventures de la princesse Claridiane et autres grands seigneurs ; traduite du castillan en françois par Franç. de Bosset et Loüis Douet, Paris, 1620, 8 vol.
  34. Sorte d’aigrette que l’on portait au chapeau.
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