La Vraie Histoire comique de Francion/4

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A. Delahays (p. 138-182).



LIVRE QUATRIÈME


Demain, je verrai ce portrait tout à loisir à la clarté du jour, dit Francion ; mais, pour maintenant, il faut que je m’acquitte de ce que je vous dois, et qu’au lieu de tous conter mes aventures courtisanes je vous conte mes aventures scolastiques. Figurez-vous donc de voir entrer Francion en classe, le caleçon passant hors de son haut-de-chausse jusques à ses souliers, la robe mise tout de travers, et le portefeuille dessous le bras, tâchant de donner une chiquenaude à l’un et une nasarde à l’autre. Toujours j’avois un roman caché dessus moi, que je lisois en mettant mes autres livres au-devant, de peur que le régent ne l’aperçût. Le courage m’étant alors crû de beaucoup, je soupirois en moi-même de ce que je n’avois encore fait aucun exploit de guerre, bien que je fusse à l’âge où les chevaliers errans avoient déjà défait une infinité de leurs ennemis, et je ne sçaurois vous exprimer le regret que j’avois de voir que mon pouvoir ne répondoit pas à ma volonté.

Ne vous étonnez point si j’aimois mieux lire que d’écouter mon régent ; car c’étoit le plus grand âne qui jamais monta en chaire. Il ne nous contoit que des sornettes, et nous faisoit employer notre temps en beaucoup de choses inutiles, nous commandant d’apprendre mille grimauderies les plus pédantesques du monde. Nous disputions fort et ferme pour les places, et nous nous demandions des questions l’un à l’autre ; mais quelles questions pensez-vous ? Quelle est l’étymologie de Luna ? et il falloit répondre que ce mot se dit ; Quasi luce lucens aliena ; comme qui diroit, en françois, que chemise se dit quasi sur chair mise. N’est-ce pas là une belle doctrine pour abreuver un jeune âne ? Cependant nous passions les journées sur de semblables badineries, et celui qui répondoit le mieux là-dessus portoit la qualité de l’empereur. Quelquefois ce sot pédant nous donnoit des vers à faire, et enduroit que nous en prissions de tout entiers de Virgile, pour le mieux imiter, et que nous nous servissions encore, pour parfaire les autres, de certains bouquins, comme de Parnasse et de Textor[1]. S’il nous donnoit à composer en prose, nous nous aidions tout de même de quelques livres de pareille étoffe, dont nous tirions toutes sortes de pièces pour en faire une capilotade à la pédantesque. Cela n’étoit-il pas bien propre à former notre esprit et ouvrir notre jugement ? Quelle vilenie de voir qu’il n’y a plus quasi que des barbares dans les universités pour enseigner la jeunesse ! Ne devroient-ils pas considérer qu’il faut de bonne heure apprendre aux enfans à inventer quelque chose d’eux-mêmes, non pas les renvoyer à des recueils, à quoi ils s’attendent, et s’engourdissent tandis ? On ne sçait point de là ce que c’est que de pureté de langage, ni de belles dictions, ni de sentences, ni d’histoires citées bien à propos, ni de similitudes bien rapportées. Mon Dieu, que les pères sont trompés, pensant avoir donné leurs fils à des hommes qui les rempliront d’une bonne et profitable science ! Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire ; et sont un peu de temps cuistres, pendant lequel ils dérobent quelques heures de classes, qu’ils doivent au service de leur maître, pour étudier en passant. Tandis que leur morue est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres, et se font à la fin passer maîtres ès arts ; il lisent seulement les commentaires et les scoliastes des auteurs, afin de les expliquer à leurs disciples, et leur donner des annotations dessus. Au reste, ils ne sçavent ce que c’est que de civilité, et faut avoir un bon naturel, et bien noble, pour n’être point corrompu, étant sous leur charge ; car ils vous laissent accoutumer à toutes sortes de vicieuses habitudes sans vous en reprendre.

Notre régent, avec toutes ses belles qualités, ne laissa pas de nous vouloir faire jouer des jeux en françois de sa façon, car il tranchoit grandement du poëte. Il y eut beaucoup d’écoliers qui prirent des personnages, et le désir que j’avois de me voir une fois prince en ma vie m’en fit aussi prendre un ; car c’étoit une tragédie où il ne venoit que des monarques et de grands seigneurs en la scène, et même j’eus tant d’ambition que je voulus aussi être le dieu Apollon en une moralité latine qui se jouoit par intermèdes. Jamais vous ne vîtes rien de si mal ordonné que notre théâtre. Pour représenter une fontaine, on avoit mis celle de la cuisine, sans la cacher de toile ni de branche, et l’on avoit attaché les arbres au ciel parmi les nues. Nos habits étoient très-mal assortis ; car il y avoit le sacrificateur d’un temple de païens qui étoit vêtu, comme un prêtre chrétien, d’une aube blanche, et avoit par-dessus la chape dont l’on se servoit à dire la messe en notre chapelle. Au reste, la disposition des actes étoit si admirable, les vers si bien composés, le sujet si beau, et les raisons si bonnes, qu’en ayant trouvé parmi des vieux papiers quelques fragmens, il y a deux mois, je pensai vomir tripes et boyaux, tant cela me fit mal au cœur. Mon Dieu, ce dis-je, est-il possible que Francion ait proféré autrefois de si sottes paroles ? Et quand et quand je jetai dans le feu cette horrible pièce. Lorsque j’en jouai mon personnage, il n’y avoit rien qui ne me semblât extrêmement bien fait, et je tâchois d’en imiter les vers, lorsque j’en voulois composer d’autres ; même j’étois si aveugle, qu’encore que j’en eusse trouvé la plupart dans des comédies imprimées, dans la farce de Pathelin et dans le Roman de la Rose, d’où le pédant les avoit frippés[2], je ne retranchois rien de la gloire que je lui donnois. Il faut que je vous conte quelques-unes des plaisantes impertinences qu’il commit en sa pièce, aussi bien à la faire représenter qu’à en composer les paroles. Jupiter se plaignoit qu’il avoit mal à la tête, et disoit qu’il s’en alloit coucher, et qu’on lui apprêtât un bouillon et un consommé. Cela eût été bon, si l’auteur eût feint qu’il étoit à cette heure-là gros de Minerve.

Au reste, il arriva un grand esclandre, que j’avois été tué à la tragédie par mon ennemi, et, après cela, je faisois le personnage d’une furie qui venoit tourmenter l’homicide. Pendant que j’étois sur le théâtre avec celui que je poursuivois, il y eut un acteur qui, ayant aussi à changer d’habit, ne sçavoit mettre ses premiers ; et, parce qu’il étoit familier du régent, le voyant nu-tête, il le couvrit d’un turban qu’il avoit, et lui jeta sa casaque dessus les épaules, dont il mit après les manches, quoiqu’il eût sa soutane, à cause qu’il faisoit encore fort froid. En même temps, celui après qui je courois de tous côtés, tenant un flambeau ardent avec des postures étranges, comme s’il eût été saisi d’horreur de me voir, commença d’hésiter en ses plaintes et récita six fois un même vers, sans pouvoir trouver en sa mémoire celui qui devoit suivre ; pensant que je m’en souviendrois mieux que lui, à cause que je l’avois ouï répéter, il me disoit : Comment est-ce qu’il y a après ? Francion, souffle-moi ; mais, sans songer à ce qu’il me demandoit, je tournois d’un côté et d’autre. Notre régent, extrêmement en colère de voir cette ânerie, sort avec son libelle en la main, sans songer au vêtement qu’il avoit pris, et, le venant frapper d’un coup de poing, lui dit : Va, va, ignorant, je n’acquerrai que du déshonneur avec toi ; lis ton personnage. Cet autre prend le papier, et se retire vitement derrière la tapisserie, pensant que ce fut le vouloir du régent. Moi, voyant mon maître accoutré tout de même que celui qui venoit de sortir (car nos habits, venant des défroques d’un ballet du roi, étoient presque tous pareils), je crus qu’il vînt là, au lieu de lui, pour achever le personnage qu’il n’avoit pu faire ; je le prends donc par une manche, comme il m’avoit été enseigné, et, le faisant tourner et courir d’un côté et d’autre, je lui passe le flambeau par devant le nez, tellement que je lui brûlai presque toute la barbe. Tandis mon compagnon, qui avoit manqué, n’oyant point réciter ses vers à mon maître, croyoit qu’il les eût oubliés aussi bien que lui, et les lui souffloit si haut, que l’on le pouvoit entendre du bout de la salle. Pensant alors qu’il fût devenu sourd, il rentra en la scène, et les lui vint crier aux oreilles : cela me confirma davantage en l’opinion que j’avois conçue, que notre pédant voulût jouer ce personnage de l’homicide ; et, comme j’étois plus fort que lui, je le tourmentai tant qu’à la fin il fut contraint de se laisser choir à terre. Je vous proteste que la poix-résine que je brûlois l’entêtoit de telle manière qu’avec les secousses que je lui donnois elle fut cause qu’en un instant il devint comme tout pâmé, et que ses esprits furent si affaiblis, qu’il ne me pouvoit pas dire distinctement que je le laissasse. À n’en point mentir, je ne vous nie pas qu’il n’y eût beaucoup de malice de mon côté, et que je ne lui fisse ce traitement quasi tout exprès pour me venger de la cruauté qu’il avoit aucunes fois exercée sur moi ; car, si mon compagnon eût gardé son personnage, je ne lui eusse pas fait souffrir tant de mal : mais je vous assure bien que jamais, en quelque momerie que ce soit, l’on n’a pris autant de contentement que l’on fit en nos jeux, où il arriva de si plaisants succès. L’on me donna la gloire d’avoir le mieux fait de tous les acteurs, qui étoient pour la plupart des caillettes[3] de Parisiens qui, selon les sots enseignemens du régent, rempli de civilité comme un porcher, tenoient chacun un beau mouchoir à la main par faute d’autre contenance, et prononçoient les vers en les chantant, et faisant souvent un éclat de voix plus haut que les autres. Pour bien faire, je faisois tout le contraire de ce que mon maître m’avoit enseigné ; et, quand il me falloit saluer quelqu’un, ma révérence étoit à la courtisane, non pas à la mode des enfans du Saint-Esprit, qu’il m’avoit voulu contraindre d’imiter. Au reste, je ne faisois des gestes ni des démarches qu’aux lieux où la raison me montroit qu’il en étoit besoin : mais je me repentis bien à loisir d’avoir trop bien représenté la furie ; car mon régent, voyant que tout le collège et beaucoup de gens d’honneur de la ville s’étoient moqués de lui, voulut tirer de moi une vengeance exemplaire, et, à la première faute que je commis, il me déchiqueta les fesses avec des verges plus profondément qu’un barbier ne déchiquette le dos d’un malade qu’il ventouse.

En ce temps-là, je vivois avec Hortensius comme de coutume, sinon qu’il nous traitoit encore plus mal que les années précédentes ; et même, pendant l’hiver qui avoit été extrêmement froid, voyant qu’il ne nous donnoit point de bois, nous avions été contraints de brûler les ais de nos études, la paille de nos lits, et puis après nos livres à thème, pour nous chauffer. Un jour, il voulut faire la visite de ma bibliothèque, et, y trouvant force livres françois d’histoires fabuleuses, il les emporta tous, disant qu’ils corrompoient mon bon naturel et me gâtoient l’esprit ; car c’étoit ainsi qu’il l’estimoit. Il en trouva de si amoureux, qu’ils servirent beaucoup à enflammer son cœur, avec la vue de la fille de l’avocat qui payoit ma pension. Notez que l’amour triomphe aussi bien du bonnet carré des pédans que de la couronne des rois. Ce qui l’invitoit davantage à suivre l’empire de ce petit dieu est qu’il voyoit sa puissance révérée et estimée dans presque tous les livres des philosophes. Vaincu d’un si doux trait, il commença de rechercher les moyens de plaire à sa dame et s’habilla plus curieusement qu’il n’avoit fait ; car, au lieu qu’il n’avoit accoutumé de changer de linge que tous les mois, il en changeoit tous les quinze jours ; à chaque matin il retroussoit sa moustache avec le manche d’une petite cuiller à marmite, et le ravaudeur notre portier fut employé deux journées à mettre des manches neuves à sa soutane et à recoudre des pièces en quelques endroits déchirés. Jamais il ne s’étoit regardé chez lui que dans un seau d’eau ; mais alors il fut bien si prodigue d’acheter un miroir de six blancs, où il ne cessoit de regarder s’il avoit bonne grâce à faire la révérence, ou quelques autres actions ordinaires, et quelque-fois il avoit beaucoup de peine, car il avoit envie de voir s’il avoit bonne façon en lisant, et, ayant jeté les yeux sur son Marc-Tulle[4], qu’il tenoit en ses mains, il les relevoit vers le miroir ; mais il ne pouvoit contenter son désir, parce qu’il trouvoit que son image, qui y étoit représentée, haussoit la tête aussi bien que lui, et ne regardoit plus dans le livre ; de sorte qu’il eût bien voulu tourner sa vue en même temps en deux lieux. Encore qu’il fût soigneux de son corps, ce n’étoit pas qu’il se proposât de gagner la bienveillance de sa maîtresse par ce seul moyen ; les qualités de son esprit, qui lui sembloient éminentes, étoient les forces auxquelles il se fioit le plus : tous les jours il feuilletoit les livres d’amour qu’il m’avoit pris, et en tiroit les discours qui étoient les meilleurs à son jugement pour en emplir dorénavant sa bouche. Entre ces volumes, il y en avoit un plein de métaphores et d’antithèses barbares, de figures si extraordinaires, qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel où le plus subtil esprit du monde fût demeuré à quia, s’il en eût voulu expliquer quelque chose. Néamoins, il appeloit l’auteur un Cicéron françois, et formoit tout son style sur le sien, excepté qu’il tiroit encore d’autres de ce temps de certaines façons de parler qui lui sembloient merveilleuses, parce qu’elles n’étoient pas communes, bien que ce fussent autant de fautes dont une fruitière du coin des rues l’eût repris, et ses beaux auteurs aussi. Je m’en vais vous redire un discours qu’il tint à sa maîtresse, suivant ceux qu’il avoit lus. Un jour qu’il la trouva toute seule chez elle, comme il alloit tout exprès visiter son père : Mademoiselle, lui dit-il, je gagne en perdant, et si je perds en gagnant, à raison qu’en perdant la fréquentation de monsieur votre père je gagne la vôtre, qui me fait encore perdre d’une autre façon, car je perds ma franchise, en vous oyant discourir. Les incomparables charmes de vos incomparables perfections, que l’on ne peut assez magnifier, se tiennent si bien sur leurs pieds en assaillant, que ce seroit être hors de raison que de croire de pouvoir s’en défendre ; par quoi ce sera toujours la cause par laquelle je me dirai votre incomparable serviteur. Fremonde, ainsi s’appeloit la demoiselle, à peine put trouver une réponse à des propos si extravagans. En peu d’heures, elle reconnut la sottise du personnage, qu’elle n’avoit jamais vu si manifestement découverte. C’étoit une bonne marchande : les grands drôles du collège, avec qui je me mettois déjà, me disoient qu’ils voyoient à son encolure qu’elle étoit du métier, et certainement ils ne s’abusoient en façon quelconque ; car, étant demeurée privée de sa mère dès l’âge de quatre ans, son humeur joviale et volage la portoit en beaucoup d’excès d’amour envers des jeunes hommes qui la courtisoient, à la vue même de son père, qui ne se mettoit guère en souci pour cela, d’autant qu’il étoit pauvre, et qu’il s’imaginoit qu’elle tâchoit d’attraper au trébuchet quelque riche serviteur qui l’épousât. Je me souviens bien que, quand j’étois plus jeune, feignant d’avoir envie de tirer quelque chose de mes pochettes, elle me venoit chatouiller partout. Oh ! combien de fois ai-je dit en moi-même, en y songeant : que n’ai-je maintenant la faveur que j’avois alors, ou que n’avois-je alors la puissance que j’ai maintenant ! J’eusse chatouillé cette mignarde au lieu où il lui démangeoit ; et possible en eût-elle été bien aise, vu qu’il est croyable qu’en ce temps-là elle n’avoit essayé des plaisirs de l’amour que par imagination.

Un jour, j’allai chez elle, comme elle étoit entretenue d’un jeune avocat, qui me demanda, sur quelques propos, si un ancien n’avoit pas dit que la pire des bêtes farouches est le médisant, et des domestiques le flatteur. Je lui répondis que oui, et que je l’avois lu dans Plutarque[5] ; mais qu’il falloit corriger l’apophthegme, et dire que la pire des bêtes domestiques est le pédant. Ayant loué mon intention, il me dit que j’avois une raison très-juste, et qu’il avoit été exposé aussi bien que moi à la fureur de ces animaux. Il me demanda après si je sçavois bien la définition d’un pédant. Oui-dà, monsieur, lui répondis-je, Est animal indecrotabile. Vous avez raison, certes, me dit-il ; aussi ai-je ouï conter que le recteur de l’Université, avec les procureurs de la nation et ses autres suppôts, allant la veille de la Chandeleur (suivant leur coutume) porter un cierge au roi défunt, l’on lui vint dire : Sire, voilà votre fille l’Université qui s’en vient vous faire la révérence. Mon Dieu, ce dit-il, que ma fille est crottée ! Toutefois ils ne laissèrent pas de s’approcher, et le recteur lui commença une harangue qu’il entendoit avec beaucoup d’impatience, parce qu’elle n’étoit pleine que de similitudes, pêchées dedans les Propriétés des pierres de Pline, et d’exemples tirés des Hommes illustres de Plutarque ; tellement que, comme il alloit commencer un discours qui sembloit devoir être bien long, et qu’il disoit : Alexandre le Grand, sire, allant à la conquête de l’Asie, le roi lui dit : Ventre saint-gris ! il avoit dîné, celui-là, et moi je n’ai pas dîné[6]. La harangue, qui alloit encore durer une bonne heure, fut là tronquée et accourcie, et les pauvres pédans s’en retournèrent en leur royaume, où l’on entend avec bien plus de patience leurs belles fleurs oratoires. Les courtisans, qui étoient là, glosèrent sur leurs habits : ils s’étonnèrent des chaperons de ces chaffourés, et comparèrent la grande escarcelle que porte le recteur à celle où maître Gonin[7] mettoit ses instrumens pour faire des tours de passe-passe. Ils furent bien empêchés à juger pourquoi les anciens avoient inventé ces vénérables ornemens, et s’il faisoit plus froid en leur temps qu’au nôtre. Mais ce qui les fit plus rire, fut la crotte qui étoit sur les robes des pédans comme de la broderie. Outre cela, ils en avoient tant apporté à leurs pieds, qu’il sembloit qu’ils eussent fait venir dedans le Louvre toute celle de delà les ponts. Le plancher de la chambre du roi en étoit si plein, que l’on fut plus de deux heures a le nettoyer. Ainsi, Francion, l’on peut connoître que, bien que vous ne soyez pas encore de la logique, vous donnez des définitions aussi bonnes que pourroit faire Aristote, et que véritablement un pédant est un animal indécrottable. Mais parlons d’Hortensius : ne doit-il pas être excepté de cette règle ? Est-il plus mignon que les autres ? De quelle humeur est-il ? Sçachons-le un peu.

Là-dessus, il me fallut dire tout ce que j’en sçavois : Appelles ne dépeignit jamais homme mieux que je fis celui-là, par le crayon de mon éloquence, cela s’entend ; de sorte que je fis rire Fremonde à bon escient. Quand j’eus raconté tout ce que je sçavois, elle dit au jeune avocat le discours que ce maître pédant lui avoit fait il y avoit quelques jours, et résolut, avec lui, d’en prendre un plaisir singulier. J’entendis à bâtons rompus leurs propos et dis incontinent : Je vous jure, mademoiselle Fremonde, qu’il est devenu amoureux de vous ; car, toutes les fois qu’il me voit, il me dit que vous êtes extrêmement parfaite, et me demande si je ne sçais point de vos nouvelles. Mon Dieu ! Francion, répondit Fremonde, faites-moi ce plaisir que de lui faire accroire qu’il est infiniment en mes bonnes grâces et que je ne vis jamais homme si éloquent que lui.

Dès que je lui pus parler familièrement, je ne manquai pas à m’acquitter de cette charge encore mieux que Fremonde n’espéroit ; car je le disposai à l’aller voir dès le lendemain et à lui parler ouvertement de son amour. Il se moquoit bien de plusieurs pédans qui n’y entendoient rien, et, entre autres, du fils d’un certain professeur du roi aux lettres grecques, qui, ayant été voir son accordée, suivant le commandement de son père, ne lui fit aucun compliment et eut toujours une contenance honteuse et niaise. Le professeur, en ayant été averti, lui demanda pourquoi il ne l’avoit pas entretenue amoureusement ; il lui répondit qu’il ne sçavoit pas comment il falloit faire. Eh quoi ! âne, lui dit le père, nonne legisti Ovidium de Arte amandi ? Hortensius s’apprêta bien à faire autrement ; et il lisoit même les Baisers de Jean Second, pour apprendre comment il faut baiser. Or, la première fois qu’il vit sa maîtresse, il lui fit cette docte harangue : Comme ainsi soit que vos attraits prodigieux aient depréhendé mon esprit, qui avoit auparavant blasphémé contre les empanons des flèches de Cupidon, je dois non-seulement implorer les autels de votre douceur, ains encore essayer de transplanter cette incomparable influence du ciel, où séjourne votre divinité, en la terre caduque où m’attachent mes défauts. Partant, ne pouvant qu’injustement adresser mon cœur qu’à vous, dès l’instant que je devins merveilleusement amoureux de si amoureuses merveilles que vous êtes, je résolus de le faire sortir de sa place, et l’offrir à vos pieds, bien qu’il fût fait rébellions générales en mon jugement et en ma raison, qui pensèrent qu’à la fin de vos attraits ils mèneroient les mains si basses, et que ma liberté auroit si bien sur les doigts, qu’il lui seroit force de se rendre. Maintenant vous avez fait de si fortes, visibles et puissantes impressions sur mon âme, que jamais aucun imprimeur n’a mieux imprimé feuille que vous l’avez imprimée d’un caractère indélébile ; et ma volonté, y recevant l’idole de vos monstrueuses beautés, y fait grandement les honneurs de la maison : vous aurez donc toujours, à cette cause, l’image de mes affections au-devant de vos yeux, et mettrez votre nez dedans, afin de voir comme elles sont innumérables. Arrachez les vôtres de votre cœur pour me réciproquer, s’il vous plaît, et n’affligez plus mon repos, comme vous avez fait ci-devant[8].

Cette belle harangue finie, Fremonde lui dit, en paroles nettes et naïves, qu’elle ne croyoit pas avoir puissance de captiver un si bel esprit que le sien, mais qu’elle se figuroit qu’il vouloit feindre de la passion pour avoir sujet d’exercer son éloquence. Ah ! bel astre mignon, s’écria-t-il, vous ne connoissez pas que déjà vous êtes haut montée dessus l’horizon de l’accompli, et que la perfection de vos miracles, et le miracle de vos perfections, d’un effort faiblement fort, blessent mon âme jusques au sang. Ah ! demoiselle autant belle que cruelle, et autant cruelle que belle, vous ressemblez bien à ce traître empereur Néron, qui prenoit plaisir à voir brûler la ville de Rome ; car vous regardez avec contentement, du haut de l’échauguette[9] de vos mérites, brûler non-seulement les faubourgs, mais encore la ville de mon cœur, avec toutes les églises dont je vous ai fait la dédicace. Ne sçavez-vous pas, mademoiselle, qu’un ancien disoit cette mignarde sentence : Amoris vulnus idem qui facit sanat. Guérissez un pauvre moribond, c’est à vous à faire ; autrement je chanterai, avec le poëte Properce, que vous connoissez pour un bon auteur et sans reproche, Solus amor morbi non cupit artificem[10]. Ensuite de cela, il dit tant de tripes de latin, que je pense qu’il débagoula tout ce qui étoit dedans le pot-pourri de ses lieux communs sous le titre De Amore. Fremonde, sans faire semblant de trouver de l’impertinence en ses discours, les écoutoit attentivement, et ne lui répondoit pas néanmoins aussi favorablement qu’il avoit espéré ; voilà pourquoi il poursuivit ainsi : Quoi donc, belle, plus Vénus que Vénus de Cypre, quelque oraison que moi misérable passif puisse faire au genre démonstratif, et quelque syllogisme que je puisse faire couler de ma bouche, vous ne sçauriez croire que je sois votre superlatif serviteur per omnes casus. Vous n’êtes pas né pour servir, monsieur, répondit alors Fremonde ; il n’y a point de fille, si ambitieuse qu’elle soit, qui se voulût donner la qualité de votre maîtresse ; pour moi, je prendrois plutôt celle de votre esclave. Hortensius fit là-dessus des répliques qui n’ont point de comparaison en plaisanterie, et les discours de tous les pédans du monde ne sont rien au prix ; car, avec tout cela, il excorioit des mieux la langue latiale, et se servoit d’un petit nombre de proverbes grecs dont il entrelardoit ses propos. Je vous laisse à juger si Fremonde entendoit tout ce qu’il lui disoit.

Elle, qui recevoit toutes ses offres de service en bouffonnant, selon sa coutume, ne laissa pas de lui assurer qu’elle l’iroit visiter dans peu de temps, et ne mèneroit que deux bourgeoises de ses voisines en sa compagnie, et possible ce jeune avocat qui lui faisoit l’amour, lequel elle lui disoit être son cousin germain. Sçachant le jour que la reine de son cœur devoit venir en sa maison, il fit force préparatifs, l’amour l’ayant rendu prodigue. Il voulut pour le moins dépenser le demi-quartier d’une pension à lui apprêter une collation somptueuse. Je songeai que, par aventure, ne m’y prieroit-il pas, et que, pour ne laisser le certain, il n’étoit que de faire son coup de bonne heure. Une bouteille de vin muscat et une autre d’hypocras étoient dans son étude, qui me tentoient d’une étrange façon ; mais quel moyen de les avoir ? Les planches par où j’avois pris le lièvre étoient reclouées. En cette pensée, j’entrai dans la chambre d’Hortensius, où, lui voyant lire un grand livre, je regardai au titre ce qu’il contenoit ; c’étoit un traité de l’État et de la puissance du Grand Turc. Voici un beau livre, me dit-il, j’y viens d’apprendre ce que je ne sçavois pas encore ; il fait bon vivre et tout remarquer. C’est que l’on ne tourne jamais le cul à ce grand empereur, qui tient le siège de Mahomet, et que l’on s’en va à reculons de devant lui, quand l’on seroit même ambassadeur de France. Souvenez-vous bien de cela, fripon, et l’écrivez tantôt dans votre recueil. Voilà qui est fort plaisant, ce dis-je en riant, car depuis qu’il étoit amoureux j’étois devenu aussi grand maître que lui ; puis après, voyant son étude ouverte, j’entrai dedans tout d’un saut.

Qu’allez-vous faire là dedans ? me dit-il. Je vais chercher votre Ovide, Domine, lui répondis-je. Il est au coin de mes tablettes, répliqua-t-il. Je n’avois que faire de l’Ovide, et pourtant je ne laissai pas de le prendre pour faire la mine, et, trouvant la bouteille d’hypocras, qui étoit trop grande pour la cacher dans mes chausses, je l’attachai à une aiguillette derrière mon dos ; puis, forgeant une subtilité admirable, je sors, tenant l’Ovide en ma main, et, marchant toujours à reculons, je dis à mon maître, qui n’avoit garde à cette heure-là de tenir la vue sur son livre : Monsieur, j’ai tant d’envie de retenir en ma mémoire la révérence que l’on porte au Grand Turc, que je veux maintenant m’en aller d’auprès de vous comme si vous l’étiez. Je me reculai donc jusqu’à la porte avec des postures de bouffon qui le firent, rire ; et, de cette sorte, ayant dérobé sa bouteille sans qu’il l’eût vu, je l’allai décoiffer en mon étude, où j’avalai de bonnes gorgées ; mais, de peur de me rencontrer devant lui lorsqu’il seroit en la fureur qui le posséderoit, s’étant aperçu du larcin, tout aussitôt je m’en retournai à sa chambre, où je lui demandai congé de sortir, ce que j’obtins avec un exeat. Et, ayant pris ma bouteille sous mon manteau, je fus la vider chez un écolier de ville de mes amis ; puis après je m’en allai trouver Fremonde, avec laquelle je ne craignis point de m’en retourner au collège, parce que je sçavois qu’elle étoit aussi capable d’apaiser la colère d’Hortensius que l’eût été un verre d’eau de rabattre la force d’un verre de vin.

Elle n’avoit que ses deux voisines en sa compagnie, comme elle avoit promis, et entra avec elles chez Hortensius, non pas par la grande porte du collège, mais par une de derrière qu’il avoit sur la rue, et que, pour ce sujet, il venoit de faire ouvrir, encore qu’il y eût plus de six ans qu’elle étoit fermée.

Après quelque devis amoureux, il prit une plume, et écrivit sur un papier de certains vers à la louange de sa maîtresse. Une des bourgeoises loua son ouvrage ; mais, se souvenant d’avoir vu cette même poésie parmi celle d’un poëte de ce temps, comme elle vit qu’il s’arrêtoit, qu’il rongeoit ses ongles, et qu’il tapoit du pied tout de la même sorte que s’il eût eu bien de la peine à parachever les stances qu’il feignoit de composer, elle lui dit par raillerie : Monsieur, si vous ne vous souvenez point de ce qui suit, je vous dicterai ; écrivez, je le sçais bien par cœur, il n’y a qu’un jour que je lus encore cette pièce-là dans un livre dont l’on m’a fait présent. Je ne le pense pas, répondit Hortensius, ceci vient entièrement de ma muse. Je m’en vais vous réciter la suite, réplique la bourgeoise, et vous verrez que tout répondra à ce que vous avez déjà écrit. Alors, lui ayant dit tout mot à mot, elle ne s’en contenta pas, mais entra en l’étude, dans laquelle elle chercha tant, qu’elle y trouva un livre pareil au sien, où elle montra à Hortensius les mêmes vers qu’il avoit écrits ; et pourtant il ne se rendit pas : au contraire, il assura toujours qu’il en étoit l’auteur, et dit, par vanité, que, son esprit étant semblable à celui de ce poëte, il s’étoit rencontré en de mêmes pensées et en de mêmes pointes que lui. Ne sçavez-vous pas, continuoit-il, que l’on ne sçauroit rien dire qui n’ait été dit déjà ? et, si je trouve ici de la différence, car j’ai mis Fremonde, et il a mis Glorinde, j’ai mis en un endroit charmes, et lui attraits ; au commencement de ma troisième stance, vous trouvez, je ne veux pas, et, au même lieu de la sienne, il y a, je ne veux point. Ainsi Hortensius tâchoit de cacher son larcin, plus grand que celui que j’avois fait de sa bouteille ; mais il n’étoit non plus couvert que le seroit un homme nu qui n’auroit qu’un rets dessus soi. Si l’on n’osa pas, à cette heure-là, se moquer ouvertement de lui, l’on le fit après en beaucoup de bonnes compagnies ; mais, quand j’y songe, la bourgeoise, ayant vu sa première stance, n’avoit qu’à se retirer sans voir les autres, et, lorsqu’il eut achevé, si elle eût voulu réciter toute la pièce, comme si elle l’eût vue écrite, l’on eût indubitablement cru qu’elle eût été une grande sorcière, pensant qu’elle eût deviné ce qu’Hortensius fût venu à l’heure même de composer.

Cette invention n’étant pas alors en son esprit, elle se servit de celle que je vous ai dite, qui vaut bien autant ; et notre pédant, afin de faire oublier ceci, commença incontinent de mettre tout par écuelles, chargeant la table d’une honnête collation : les confitures sèches et liquides n’y manquèrent non plus que l’eau à la rivière ; mais il y avoit une bouteille d’hypocras qui manquoit, et que l’on ne pouvoit trouver ; il se falloit contenter de celle de vin muscat : toutefois Hortensius ne fit point paroître que le larcin que l’on lui avoit fait le mît en colère, à cause qu’il craignoit, pensez, que sa maîtresse ne le trouvât de mauvais naturel Moi, bien aise, je pris la hardiesse de venir jusques au lieu où étoit Fremonde, qui me fit autant de bien qu’il lui étoit possible, me donnant ce qui lui restoit après avoir rempli son ventre et ses pochettes.

Hortensius avoit coutume, quand il festoyoit quelqu’un chez lui, de manger plus lui seul que tous ceux qui étoient à sa table, afin que tout au moins la plupart de la dépense se tournât à son profit. Il avoit donc déjà bien fait son office à nettoyer les plats, et encore mieux à vider les bouteilles, tellement qu’il étoit entré en une humeur la plus gaillarde, du monde : à tout propos, il contoit quelque petite histoire d’amour ; mais, parce qu’il avoit un vice en liant ses périodes que plusieurs autres commettent, comme il y en a qui disent toujours : enfin, la compagne de celle qui lui avoit fait un affront pour sa poésie le remarqua incontinent, et, à la première fois qu’il dit : pour le faire court, car c’étoient les mots qu’il répétoit, elle lui répondit : Si vous nous voulez plaire, il ne faut pas dire si souvent : Pour vous le faire court, parce que tout résolument nous le voulons long. Cette privauté accrut son allégresse, et lui fit boire encore trois coups ; de sorte qu’il chanceloit à chaque moment. L’on lui demanda s’il apprenoit à danser et s’il répétoit les passages de quelque courante. N’ayant pas le soin de cacher sa maladie, il répondit : Il y a un certain auteur anonyme, que je pense, qui dit que Bacchus dolosus luctator est, primum caput, deinde pedes tentat[11]. Aussi je reconnois bien cette cautelle, medius Fidius ; il m’a donné le croc en jambe pour me faire tomber, et m’a assailli par en haut au même temps.

Comme il tenoit ce discours, l’amant de Fremonde vint avec deux de ses amis, et encore deux bourgeoises des plus gausseuses de la ville. Monsieur, dit l’avocat à Hortensius, ayant à parler à mademoiselle Fremonde, nous sommes entrés franchement en votre maison, de quoi je vous supplie de nous excuser. Il n’est pas besoin que vous usiez de complimens, interrompit Fremonde, je m’assure que monsieur est très-aise de votre venue et n’a point d’ennui, sinon de ce qu’il voit que vous êtes arrivés trop tard pour la collation. Alors une de ses compagnes dit : Il y a bien encore quelque peu de vin muscat.

Salva pace, madame, dit le cuistre ; eh bien, dit Hortensius, va-t’en mettre ordre que mon compère le cabaretier m’en envoie du meilleur, avec quelque pièce de rôti. Or il disoit cela parce qu’étant déjà fort tard, et voyant que les derniers venus avoient amené un vielleux, il s’imaginoit bien qu’il falloit qu’il donnât à souper à tout ce qu’il y avoit de personnes dedans sa chambre, vu qu’ils y demeuroient encore beaucoup de temps : néanmoins il n’en avoit point de fâcherie, d’autant qu’il lui sembloit que c’étoient des gens d’une si bonne humeur, qu’il ne pouvoit moins que d’acheter leur compagnie.

Comme le cuistre voulut sortir, je le priai de me mener avec lui, car, n’ayant pas souvent la liberté, j’étois bien aise d’aller par la ville, pour quelque sujet que ce fût. Il fut si doux à cette fois-là, qu’il m’accorda ce que je désirois ; car il en avoit toute-puissance. Nous allâmes donc ensemble chez le cabaretier ; mais nous n’y trouvâmes rien qui nous duisît, et nous ne prîmes que du vin. Nous fûmes d’avis d’aller jusqu’à la rôtisserie du petit pont[12]. Le cuistre acheta un chapon, et, voulant encore avoir un aloyau, il alla voir chez tous les rôtisseurs s’il n’en trouveroit point quelque bon. J’en avisai un, qui me sembla de bonne grâce, et m’en allai le marchander. La rôtisseuse avoit été nouvellement mariée ; elle n’entendoit pas encore le train de la marchandise : je lui demandai ce que valoit son aloyau, elle me le fit vingt-quatre sols, qui étoit trois fois plus qu’il ne valoit. Un viedaze, lui dis-je en m’en allant. Et alors son mari, voyant qu’elle chassoit les chalands de sa boutique, en surfaisant par trop la marchandise, lui dit : Je ne sçais à quoi tu songes de faire cela si cher ! Si tu faisois toujours ainsi, je ne vendrois rien ; rappelle-moi ce garçon. Voulant alors réparer sa faute, et croyant qu’un viedaze fût quelque monnoie étrangère qui eût cours depuis peu, elle me rappela le plus haut quelle put, me disant : Holà ! marchand, en voulez-vous donner viedaze et demi ? Cette naïveté me fit tant rire, que je ne sçais si j’ai jamais ouï chose qui m’ait donné plus de contentement. Je m’en retournai tout ravi vers sa boutique, et lui dis que je lui donnerois deux viedazes si elle vouloit ; mais le mari, s’approchant, voulut faire le sérieux, et me dit : Là, là, vous êtes trop vilain aussi ; ce qu’elle a dit, ce n’est pas par malicité, ce n’est que par méprenture. Une autre fois elle ne vous, surfera pas tant ; donnez-m’en douze sols. Notre cuistre vint, qui lui en donna dix, dont il se contenta ; et, après cette belle aventure, nous nous en retournâmes au collége avec notre achat.

Après que j’eus bien fait rire la compagnie de ce petit conte, que je rapportai fidèlement, chacun se mit à table pour le souper, et n’y eut que les dames qui avoient assisté à la collation qui ne mangèrent point. Quant à Hortensius, il ne laissa pas enrouiller ses dents. Oh ! qu’il lui faisoit bon voir ronger artificieusement une cuisse de poulet, en tournant la tête du côté de Fremonde, et retournant les yeux sens dessus dessous, pour lui jeter des regards amoureux ; mais c’étoit une chose bien plus belle de voir comme j’étois derrière la même Fremonde, pour avoir d’elle les morceaux qui me plaisoient bien plus que ma portion ordinaire. Le souper fini, l’on fit jouer au vielleux toutes sortes de danses, et les jeunes hommes qui étoient là montrèrent la disposition de leurs corps au son de cet agréable instrument. Enfin, étant lassés de cet exercice, ils mirent en avant quelques petits jeux, où les dames prirent assez de plaisir. En après ils firent tant de folies, et si différentes, qu’il m’est impossible de vous les réciter : je vous dirai seulement qu’en vérité ils jouèrent fort bien à remue-ménage, car il n’y eut livre dans l’étude qu’ils ne jetassent par terre en bouffonnant ; et même ils ne pardonnèrent pas au linge sale, qui étoit sur le plancher en un coin, selon la propreté des colléges. Chacun en prit sa pièce, et, la mettant en un toupillon, la darda à la tête de Hortensius, qui demandoit si l’on vouloit jouer à la mouche[13], et se défendoit au moins mal qu’il pouvoit. Ensuite de ceci, l’on lui dit que tout résolument il falloit qu’il dansât au son de la vielle avec Fremonde, et qu’il ne lui avoit point montré encore ce qu’il sçavoit faire. Il s’accordoit bien à cela ; néanmoins il ne vouloit point quitter sa soutane, non pas qu’il craignît que l’on la lui dérobât, comme un fort brave homme que je connois, qui danse toujours avec son manteau de peur qu’il ne s’égare, mais parce qu’il avoit peur que l’on ne vît que son pourpoint étoit privé de deux ou trois de ses basques, et déchiré en plusieurs lieux, dont quelques-uns étoient rapetassés avec des étoffes d’une autre couleur : quelque résistance qu’il fît, il fallut qu’il quittât la vénérable couverture de sa pauvreté. Ce ne fut pas un maigre passe-temps de lui voir faire des fleurons, des passages et des caprioles, qui étoient, je pense, les mêmes que Socrate eut la curiosité d’apprendre un peu auparavant sa mort. Cependant l’un des jeunes hommes vêtit sa soutane, et commença à se carrer avec. Hortensius, le voyant, lui assura qu’en cet habit il étoit du tout semblable au principal du collège ; et là-dessus un autre lui demanda quel personnage c’étoit que ce principal. Je vous dirois qu’il est de mérite, s’il ne me louoit point ses chambres trop cher, répondit-il ; et en après il en dit quelque mal, comme il étoit d’un esprit médisant, spécialement contre ceux qui tiroient la moelle de sa bourse.

Sur ce propos, il prit une basse de viole sur le ciel de son lit, et, s’imaginant d’en savoir bien jouer, il en voulut charmer sa maîtresse : de fortune le vielleux sçavoit le même air, qu’il commença à ronfler, et Hortensius, s’étant accordé avec lui, à son avis, dit à la compagnie : Il faut que vous dansiez tout à cette heure un ballet au son de nos lyres. Quels personnages représenterons-nous ? dit Fremonde. Que monsieur, qui a déjà ma soutane, représente le principal de céans, répondit Hortensius, et que vous et tout le reste de la compagnie, prenant les robes de chambre de mes enfans, fassiez les personnages des écoliers. Tenez, monsieur le principal, prenez ces verges qui sont attachées à ma natte, vous en fouetterez les compagnons à la cadence. La troupe, étant sortie de sa chambre, pour s’aller déguiser en une autre proche, considéra qu’il étoit fort tard, et se délibéra de s’en aller sans lui dire adieu, le laissant racler tout son saoul. J’allai quérir les manteaux des hommes et les manchons des femmes dessus son lit, lui faisant accroire qu’ils s’en vouloient servir pour se mieux déguiser, et, leur ayant tout apporté ; je les fis sortir par la porte de derrière, dont le cuistre, qui étoit allé autre part, m’avoit laissé les clefs ; puis je m’en retournai en mon étude, que je tins fermée, comme si je n’en eusse bougé de tout le soir.

Le principal faisoit alors la ronde dans la cour avec une lanterne de voleur, pour voir si tout le monde étoit retiré ; et, passant par devant notre logement, il entendit la viole et la vielle qui jouoient toujours : il ne se pouvoit imaginer qui faisoit cette musique, qui étoit la plus discordante du monde, car les deux instrumens n’étoient pas sur un même ton et ne se suivoient point, et notre maître touchoit souvent les cordes qui n’en pouvoient mais, et alloit presque à tous les coups sur une touche au lieu d’aller sur une autre, prenant le C pour le B, et le D pour le C. Se mettant au pied de la muraille, il écouta attentivement et ouït Hortensius qui crioit tant qu’il pouvoit : Hé ! là, entrez donc, monsieur le principal, c’est à vous à faire ; faites l’introït de votre ballet. Le principal croyoit qu’il parlât à lui, et qu’il l’eût vu par sa fenêtre : voilà pourquoi il monta jusques en haut, tant pour sçavoir ce qu’il lui vouloit dire que pour apprendre s’il faisoit quelque noce chez lui. Il étoit en l’allée de la chambre, lorsque Hortensius dit encore ceci : Festina, principal, je suis las d’attendre ; je m’en vais faire un petit escampativos, et danser ici moi-même, si tu ne viens tout à cette heure. Oh ! bonhomme, continua-t-il en frappant sur les doigts du vielleux avec l’archet de sa viole, sonnez-moi le branle que les Lacédémoniens dansoient à leurs sacrifices, ou la sarabande que jouoient ces Curettes, ces Corybantes emportant Jupiter hors du Louvre de Saturne, de peur que ce grand goulu n’ouït crier ce petit enfant et ne le vînt dévorer comme les autres. Le vielleux, qui n’entendoit non plus son langage que s’il eût parlé margajat[14], continuoit toujours le premier air de son ballet ; de quoi Hortensius, en colère, le frappa plus ferme qu’auparavant, ce qui fit crier le vielleux en haute gamme. Le principal s’étoit arrêté près de la porte, pour écouter tout ceci ; mais sa curiosité le fit alors entrer dedans et demander à notre maître : Quel diable de ballet voulez-vous que je danse ? Monsieur Hortensius, à quel jeu est-ce que vous jouez ? Vertu nom de Dieu ! je pense que vous êtes ivre. Ah ! monsieur, ne vous fâchez point, dit Hortensius, qui n’avoit pas tant bu qu’il ne reconnut bien son principal, j’ai fait ici un convive à quelques-uns de mes amis avec lesquels je m’ébaudis un peu. Ce n’étoit pas à vous que je parlois tout maintenant ; c’étoit à un d’entre eux qui va faire l’introït d’une momerie cimmérienne[15] qu’il a entreprise avec le reste de la société. Mais où sont ces gens-là, dont vous parlez ? reprit le principal. Ils se déguisent dans la chambre de mes disciples, répondit Hortensius. Le principal alla dans cette chambre aussitôt, et, n’y ayant trouvé personne du monde, lui vint dire : Je pense, pour moi, que vous n’êtes pas bien sage, et que vous vous imaginez être en grande compagnie, encore que vous soyez tout seul. Eh ! quel ravage est-ce que vous avez fait parmi toute votre chambre ? Il semble que les pourceaux y aient entré. Comment, voilà le bon Sénèque et les auteurs de la langue latine dans les ordures, dit-il en ramassant quelques livres que l’on avoit jetés par terre au plus fort de la débauche : Et vous, maître vielleux, je vous apprendrai ; d’où venez-vous ? qu’êtes-vous venu faire à mon collège ? Par aventure, votre belle mélodie a-t-elle fait perdre davantage le jugement à cet homme-ci, qui, n’ayant point d’égal au bien dire, étoit véritablement un phénix ? Hélas ! monsieur, pardonnez-moi, dit le vielleux, je ne vais que là où l’on me mène : mon pauvre luminaire est éteint ; un homme, que je ne connois pas, m’a fait venir ici et a renvoyé mes yeux à la maison, leur disant que je n’avois que faire d’eux jusqu’à demain au matin, qu’ils me viendroient requérir. Qu’est-ce à dire, vos yeux ? dit le principal. J’appelle ainsi un petit garçon qui me conduit, répond le vielleux, parce qu’il me dit ce qu’il voit dans la rue, et je le reçois en mon imagination comme si je le voyois aussi. Ô bon Jésus ! je voudrois qu’il fût ici, pour me mener coucher autre part que céans, où l’on m’a déjà bien fait du mal : tantôt j’ai demandé à boire, l’on m’a donné un verre dont le pied étoit tout emmerdé ; et, quoique l’odeur m’en déplût, la soif que j’avois m’a forcé de le porter à ma bouche, qui, en s’ouvrant fort large, a englouti beaucoup d’urine qui étoit dedans avant que j’eusse reconnu que ce n’étoit pas du vin. Ce n’est pas tout : ce beau musicien-ci, qui jouoit avec moi, m’a battu comme plâtre, après m’avoir bien dit du latin, qui me froissoit autant l’âme que ses coups de poing me froissoient les côtés. Oh ! quiconque vous soyez, qui parlez à moi, je pense que vous me connoissez bien, parce que vous avez tenu quelques discours de l’enseigne d’un cabaret où je loge, qui est le Phénix, reconduisez-m’y donc, et je vous baillerai un blanc[16]. Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser de telles prières ni de telles offres, dit le principal ; je ne m’en fâche pas pourtant, mon ami, car vous n’avez pas ici vos yeux pour voir qui je suis ; cherchez un autre conducteur. Pendant ce colloque, Hortensius remettoit son ménage en ordre, et le vielleux, l’ayant alors arrêté par le bras, lui dit : Oh ! monsieur, j’ai joué toute la soirée, l’on m’avoit promis un quart d’écu pour mon salaire, donnez-le-moi. Eh ! mon ami, dit Hortensius, n’as-tu pas pris autant de contentement à m’entendre jouer de la viole que moi à t’entendre jouer de la vielle ? et si ne te demandé-je de l’argent pour récompense. Oh ! mais vous avez dansé auparavant, réplique le vielleux, et vous ne pouvez pas dire que votre danse m’ait donné de plaisir, et que, pour cela, je ne doive point être payé, car je ne l’ai vue en façon quelconque. Que ceux qui t’ont mis en besogne te payent, dit Hortensius ; tu ne sçaurois rien montrer de ton ouvrage : tout s’est évanoui avec le vent, et cependant tu veux que l’on te baille réellement et de fait un quart d’écu, qui demeure dans ta pochette. Voilà-t-il pas la misère du siècle ? dit le vielleux. Hélas ! notre état n’est plus estimé comme il étoit autrefois : j’ai vu que les douzains[17] tomboient plus dru dans ma gibecière que ne font à cette heure-ci les doubles[18]. J’allois jouer devant les rois, et l’on me faisoit mettre au haut bout de la table. Reconfortez-vous, mon ami, dit le principal, je vous ferai payer. Monsieur Hortensius, voulez-vous retenir le salaire de ce pauvre homme ? Mais, dites-moi, quelle fantaisie vous a pris de jouer avec lui ? Ne vous l’ai-je pas dit déjà ? répond Hortensius ; je m’en vais chercher où est allée la compagnie. En disant cela, il prit une chandelle, et s’en alla par tout le logis. Le principal, heurtant à nos études, nous demanda s’il y avoit eu quelqu’un avec notre maître : nous répondîmes que nous n’en sçavions rien, afin de lui montrer que nous apprenions notre leçon avec tant de ferveur, que nous ne songions pas aux choses indifférentes qui se passoient dans le logis. Je ne sçais que veut signifier ceci, dit Hortensius en revenant de la quête, je ne rencontre personne. Allez, allez vous coucher, vous en avez besoin, répondit le principal, qui croyoit qu’il eût perdu l’esprit. Je m’en vais mener le vielleux prendre son repos chez moi, de peur que vous ne vous querelliez de nouveau, ou que, faisant la paix, vous ne recommenciez la musique. Ayant dit cela, il emmena le bonhomme, qu’il paya de quelque argent qu’il avoit à notre maître. Eux étant partis, Hortensius me demanda où étoient allées Fremonde et ses compagnes. Je lui fis accroire qu’ayant avisé le principal qui venoit en notre logis elle m’avoit prié d’ouvrir la porte de derrière pour s’en retourner, craignant qu’il ne la vît là, et que tous les autres l’avoient suivie. Là-dessus, il me demanda où étoit sa soutane ; et je lui dis que celui qui avoit voulu faire le principal l’avoit emportée et avoit dit qu’il la vendroit le lendemain pour donner à déjeuner à sa bande. Ah ! Jupiter Hospitalier, s’écria-t-il, vous avez vu comme j’ai toujours honoré votre déité ; j’ai traité splendidement mes hôtes, et pourtant ils m’ont volé : faites-m’en la raison.

Avec cette fâcherie, il s’alla mettre au lit, et le lendemain, dès le matin, il fut visité de tous les pédans du collège, qui venoient voir s’il étoit rentré en son bon sens, d’où le principal leur avoit assuré qu’il étoit sorti. Il avoit cuvé son vin la nuit ; tellement qu’ils ne le trouvèrent point en une autre humeur que celle où il souloit[19] être. Néanmoins ils ne laissèrent pas de le gausser sur la musique. L’après-dînée, il me donna charge d’aller chez Fremonde, lui dire qu’il la supplioit de lui faire renvoyer sa soutane. Fremonde se résolut de lui écrire une lettre, où elle lui manda que son affection, qu’elle avoit reconnue, lui étoit agréable, mais que sa condition lui déplaisoit, parce qu’encore que son père fût avocat, si est-ce qu’il étoit très-noble de race, et qu’elle ne vouloit point épouser d’homme qui au moins ne fût noble par sa vertu, et ne fît profession des armes ; que la soutane ne lui seroit donc point rendue, à cause qu’au lieu d’icelle il falloit qu’il portât désormais une épée, s’il vouloit obtenir d’elle ce qu’il avoit tant témoigné de désirer.

Ayant lu cette épître, qui étoit comme un arrêt définitif, il y répondit par une autre : Que son dessein avoit toujours été de se faire avocat, croyant que Fremonde auroit agréable un homme de la condition de son père ; qu’elle faisoit mal de mépriser les hommes de lettres, qui sans doute doivent plutôt être estimés nobles que les hommes d’armes ; que toutefois, puisque c’étoit sa volonté, il prendroit l’épée, et que la profession qu’il avoit toujours suivie ne dérogeoit point à la noblesse de ses ancêtres dont il lui donneroit des preuves. Tout ceci étoit entremêlé de sentences, de proverbes, d’exemples et d’autorités, avec une confusion plus que barbare qui fut si malaisée à démêler, qu’il fallut que l’avocat et quatre de ses amis bien lettrés s’y employassent une après-dinée durant ; encore ne tirèrent-ils leurs explications que par conjectures.

Hortensius fut aussi perdu d’amour qu’il avoit jamais été ; car, pour dire vrai, la cause de sa passion le méritoit. Il se délibéra d’accomplir ce qu’il avoit promis ; et, sçachant que, si tout d’un coup il armoit son côté d’une épée, cela sembleroit étrange à ceux qui le connoissoient, il voulut accoutumer un chacun petit à petit à la lui voir. Pour cet effet, il prit un jour la botte, et, se promenant par la ville, dit à tous ses amis qu’il rencontra qu’il partiroit le lendemain pour aller en Normandie, qui étoit son pays, et dans le collège même il fit courir ce bruit-là. Toutefois il ne partit que quatre jours après, et il laissa un sous-maître chez lui pour avoir soin de nous en son absence.

Étant de retour, il se logea autre part qu’au collège, et ne quitta point son épée ni ses bottes : il fit rogner son long manteau et métamorphoser sa soutane en pourpoint découpé sur la chemise ; il portoit toujours un collet à dentelle, et n’avoit quasi plus rien de pédantesque que les discours.

Ayant vu Fremonde en cet équipage, elle lui témoigna qu’il lui plaisoit infiniment, mais qu’elle ne seroit pas entièrement contente s’il ne lui montroit les preuves de l’antiquité de sa noblesse, qu’il s’étoit vanté d’avoir. Réduit à cette extrémité, il chercha diligemment les moyens de soutenir une chose si mensongère ; et, ayant appris qu’un bon vieillard de son village étoit à Paris, il l’alla trouver, et le pria de venir témoigner qu’il avoit connu son père, et qu’il l’avoit toujours vu tenir dans le pays pour gentilhomme. Le vieillard, qui étoit fort homme de bien, dit qu’étant si près, comme il étoit, d’aller rendre compte à Dieu de ses actions, il ne pouvoit se résoudre à proférer un mensonge, pour toute la récompense qu’il lui promettoit ; de laquelle il ne se trouvoit guère désireux, n’ayant plus quasi affaire des biens de ce monde. Hortensius lui répliqua là-dessus que, sur toutes les demandes que l’on lui pourroit faire, il lui dresseroit des réponses si subtiles, qu’encore qu’elles n’eussent rien que de la vérité elles ne laisseroient pas de beaucoup servir à prouver ce qu’il falloit. Le villageois lui dit que, pourvu qu’il fît cela, il avoit rencontré un homme dont il retireroit toute sorte de plaisir. Or bien, dit Hortensius, mon père étoit aussi gentilhomme que toi, et, quand tu affirmeras qu’il étoit noble, tu ne mentiras point ; car tu n’as pas le courage vilain, et il ne l’avoit pas non plus. Je m’en vais te dire comment : si l’on vous eût donné à tous deux cent mille livres de rente, vous ne vous fussiez pas adonnés à des exercices mécaniques où la pauvreté attachoit vos esprits ; vous eussiez vécu sans rien faire ; et vivre sans rien faire, c’est être noble. La volonté que vous aviez doit être réputée pour le fait ; et, par ainsi, vous ne commettez pas le quart d’un avorton de péché véniel, en parlant de ce premier point. Si l’on vous entretient du second, qui est si mon père a été à la guerre servir le roi, vous pourrez aussi assurer qu’il y a été, car véritablement je me souviens bien que les soirs, auprès du feu, il contoit à ma mère qu’en sa jeunesse il s’étoit débauché pendant quelques troubles de la France, et avoit servi de goujat[20] à un cadet d’une compagnie de l’infanterie. Or, puisqu’il faisoit service à un homme qui en faisoit au roi, il n’y a personne qui me puisse nier qu’il n’en fît à Sa Majesté. Qui plus est, il n’a pas tenu à lui qu’il n’ait été capitaine, voire même général d’armée ; et les hommes ne doivent point être blâmés pour n’être point parvenus à ces grandeurs, n’étant point favorisés de la fortune.

Le villageois s’accorda à servir de témoin en l’affaire d’Hortensius, incité par ses bonnes raisons. La première fois que le pédant vit Fremonde, il sçut d’elle qu’elle se trouveroit un certain jour en une maison qu’elle lui enseigna, où il lui pourroit dire tout ce qu’il auroit en l’esprit. Il s’y trouva à l’heure assignée avec le villageois, et son cuistre de surplus, auquel il avoit commandé de se tenir toujours derrière lui lorsqu’il nombreroit à quelqu’un tout ce qu’il avoit, pour prendre hardiment la parole et faire les choses plus grandes qu’elles n’étoient, afin que d’un côté l’on le jugeât certainement à son aise, et que d’ailleurs l’on le prît pour un homme très-modeste et sans vanité, qui dît encore moins qu’il n’avoit.

Fremonde étoit en cette maison avec celle qui en étoit la maîtresse, laquelle l’avoit accompagnée au collège. Son cousin y étoit encore, parce qu’elle disoit que c’étoit à lui qu’elle vouloit parler de la recherche d’Hortensius avant que son père en eût des nouvelles. Davantage il y avoit deux braves hommes très-propres à cette conférence. Notre pédant entretient premièrement sa maîtresse de discours d’amour, suivant sa coutume, et, comme il voit qu’elle le somme de ses promesses, et veut sçavoir en outre s’il a assez de bien pour la maintenir en l’état de demoiselle, il se met à discourir tout haut de ses moyens avec une impertinence la plus grande du monde. Monsieur, dit-il en s’adressant particulièrement au cousin, qui avoit mis le nez dans leur communication, afin que vous ne pensiez point que je sois un homme de paille, sçachez que j’ai fait acquisition en ma patrie d’une maison qui vaut deux mille écus. Le cuistre, qui étoit derrière, va dire incontinent, selon ses préceptes : Elle en vaut bien quatre mille, monsieur. Oh ! dit Hortensius en se retournant, vous faut-il reprendre votre maître ? Quand je dirois une bourde, la devriez-vous pas tenir pour une vérité ? De surplus, reprit-il, j’ai une constitution de rente de trois mille livres au denier seize[21], sur une personne grandement solvable. Elle est bien de six mille livres, dit le cuistre incontinent, j’ai vu la grosse de votre contrat. Ne veux-tu pas te taire, encore une fois, coquin ? répond Hortensius. Mais, monsieur, répliqua le cuistre, il faut bien que je vous fasse souvenir de ce que vous oubliez.

Là-dessus, la maîtresse du logis dit à Hortensius que le bruit couroit qu’il avoit quelques infirmités, et que, s’il étoit ainsi, elle ne conseilloit pas à Fremonde de l’épouser. Ce sont des malveillans qui vous ont fait ce rapport, lui répondit-il ; je suis ici près d’une personne à laquelle je ne veux non plus mentir que si j’étois devant la même divinité : je jure donc que je n’ai autre ulcère en tout mon corps que celui qu’un cautère me fait à la jambe gauche. Le cuistre, croyant qu’il fallût aussi multiplier ceci, dit : Vous en avez un pareillement à la jambe droite, monsieur. Alors Hortensius se leva de sa chaire pour frapper son valet et le punir de son indiscrétion ; mais le cuistre crut que sa colère étoit feinte comme l’autre fois et se délibéra de faire encore son office à la première occasion.

Monsieur, dit alors Fremonde à Hortensius, nous avons pu colliger, tant de votre dire que de celui de votre serviteur, que vous aviez vaillant dix-huit mille livres ; mais, d’un autre côté, nous avons sçu de gens dignes de foi que vous en devez bien dix mille, dont vous avez emprunté une partie pour aider à l’achat de votre maison et l’autre pour vous assister en quelques nécessités. Ceux qui vous ont dit cela, reprit Hortensius, ne vous ont pas dit la vérité. Vous me pardonnerez, répond Fremonde ; si vous voulez que nous vous tenions pour un homme franc, vous ne nierez pas une chose qui nous est apparente. Alors, ne voulant pas démentir sa maîtresse, et s’imaginant que c’étoit assez de lui assurer qu’il étoit riche de huit mille francs, il lui dit : Puisque vous voulez que je vous l’accorde, je vous dis que j’ai fait une dette de dix mille livres. Vous en avez bien fait une de vingt mille, reprit le cuistre. Comment ! dit Hortensius en se levant, ne vois-tu pas que tu outrepasses ta charge ? ne sçais-tu pas, lui dit-il à l’oreille, que ce n’est pas une possession qu’une dette, et ne t’ai-je pas appris qu’il ne faut multiplier que les possessions ? À ces paroles il joignit quatre ou cinq coups de poing, qui eussent été suivis d’autres, si l’on n’eût retenu sa colère. Quand il se fut rassis, Fremonde lui dit : Je vous trouve bien indigent, au lieu que vous vous faisiez bien riche ; car, si vous avez dix-huit mille francs, vous en devez vingt mille : vous ne désirez vous marier que pour avoir le bien d’une femme qui vous acquitte, je le vois bien.

Pour dire la vérité, il avoit bien vaillant trois mille écus, qu’il avoit gagnés en rognant notre portion, en faisant l’office de régent dans quelques classes, et par quelques petits trafics particuliers ; néanmoins il ne le put jamais faire croire à Fremonde ni à sa compagnie, qui demeuroient opiniâtres à garder la croyance que le cuistre leur avoit donnée. Toutefois Fremonde dit que, s’il étoit de si bonne maison comme il s’étoit vanté, par aventure ne regarderoit-on pas tant à sa pauvreté. Ah ! mademoiselle, j’ai ici mon témoin, ce dit-il. Et alors, faisant venir le villageois, il reprit ainsi : Voici un homme de bien à qui je m’en rapporte. Eh bien, mon ami, dit le cousin de Fremonde au villageois, il est question de savoir si le père de monsieur Hortensius étoit noble ; que m’en direz-vous ? Je sçais fort bien qu’il l’étoit, répond le villageois. Et son grand-père ? reprit l’avocat. Il l’étoit tout de même, dit le villageois. En avez-vous des lettres, monsieur ? dit l’avocat en s’adressant à Hortensius. Non, répondit-il, car, lorsque notre race[22] a commencé à s’élever en vertus, il ne falloit point de patentes du roi : les actions généreuses de mes aïeux, qui se montroient à tout le monde sans discontinuation, faisoient même confesser leur noblesse à l’envie ; et si, quand ils auroient eu en ce temps-là des lettres, elles seroient maintenant pourries ou mangées des rats. Je vous crois, dit l’avocat. Mais vous, bonhomme, reprit-il en s’adressant au villageois, dites-moi si le père de monsieur a été à la guerre en son vivant ? Oui, répondit-il, je vous en assure. Étant retiré en sa maison, ajouta l’avocat, portoit-il toujours l’épée comme marque de sa condition ? Le villageois se trouva pris en cet endroit-ci ; car Hortensius ne lui avoit pas enseigné comment il pourroit répondre à un tel point sans commettre de mensonge : enfin il songea qu’il avoit toujours vu porter un grand couteau au bon défunt à sa ceinture, et dit qu’il ne l’avoit jamais vu sans quelque ferrement. Mais quel ferrement ? dit l’avocat. Possible étoit-ce une bêche. Non, monsieur, c’étoit un glaive, reprit le villageois, ne voulant point user de ce nom de couteau ni d’épée. Vivoit-il en homme de sa qualité ? ajouta l’avocat ; combien avoit-il de chiens ? Rien qu’un, répondit l’autre. Quel chien étoit-ce ? Un grand mâtin, répondit encore le villageois. Il n’alloit donc point à la chasse ? dit l’avocat. Je l’ai vu une fois aller à la chasse d’un loup qui avoit dévoré un de ses moutons ; et, pour montrer sa vaillance, ce fut lui qui le tua d’un seul coup de pierre qu’il lui jeta avec sa houlette. Voilà qui va des mieux, dit l’avocat en riant ; il se servoit de houlette au lieu d’arquebuse, encore qu’il eût été à la guerre. Mais de son mâtin qu’en faisoit-il ? Il servoit à garder son troupeau, tandis qu’il s’en éloignoit un peu, pour s’occuper à faire avec un certain bois de petites croix et de petites figures, tant pour éviter l’oisiveté que pour aider à gagner sa vie. Alors il se fit un petit éclat de risée, qui eût été plus grand sans la présence d’Hortensius, que l’on avoit envie de traiter respectueusement, pour avoir plus de plaisir de lui. Tellement donc, mon ami, dit incontinent l’avocat, que nous apprenons de vos discours que le père de monsieur gardoit les moutons, et étoit réduit à travailler de ses mains pour se subvenir. Mais il n’en doit point être honteux, poursuivit-il en souriant ; car lui, qui a grandement lu, sçait bien qu’autrefois les princes étoient bergers, et qu’encore maintenant l’innocence et la tranquillité de cette condition est beaucoup estimée. Hortensius, voyant que la faute du paysan étoit irréparable, se contenta de dire que son père n’étoit pas moins à priser pour avoir gardé un troupeau de moutons ; qu’étant sorti des tumultes de la guerre il avoit cru qu’il ne pouvoit pas mieux savourer les douceurs de la paix en un autre office. Mais Fremonde, lui faisant une moue de deux pouces et demi, lui assura qu’il pouvoit bien chercher parti ailleurs, et qu’elle ne vouloit point un homme dont le père avoit été d’une qualité si basse, et qu’elle en auroit de la honte, parce que possible Hortensius avoit-il semblablement gardé un régiment de pourceaux en sa jeunesse ; qu’en parlant à elle il croiroit encore parler à ses sujets ; qu’il la voudroit traiter tout de même, et que tout le monde, la montrant au doigt, diroit : Voilà mademoiselle la porchère.

Ce dédain mit tellement en fougue Hortensius, que ce fut un salutaire antidote contre le venin de son amour, qu’il changea incontinent en haine ; et, sans dire adieu à personne, il sortit de la chambre, en refermant la porte après lui, de peur que l’on ne le reconduisît, puis s’en vint droit au collège conter son infortune à son sous-maître. Tandis le villageois et le cuistre, qui étoient demeurés, furent interrogés en toutes façons, et l’on apprit que ce glorieux pédant étoit venu à Paris presque tout nu, et avoit été contraint de gueuser jusqu’à tant qu’il eût trouvé condition. Le cuistre pensa retourner devers lui ; mais il lui donna son congé dès qu’il l’eut vu, indigné de la sottise qu’il avoit faite, et laissa sans récompense le paysan, qui avoit gâté toute son affaire.

Au plus fort de son courroux, il écrivit une lettre à Fremonde, où il mit une infinité d’injures de collège contre elle ; il l’appeloit Médée, Mégère, Tisiphone. Il lui dit que, puisqu’elle ne vouloit pas être rose, et se laisser cueillir par un nourrisson des Muses qui avoit avalé plus d’un seau de l’onde Aganipide[23], Phœbus la métamorphoseroit en chardon, afin qu’elle servît de pâture aux ânes ; qu’il voyoit bien, par l’exemple de Jupiter, qui s’étoit transformé en cygne, en satyre et en taureau, pour jouir de ses maîtresses ; qu’il falloit être du tout bête pour obtenir quelque chose des femmes, et principalement d’elle, qu’il estimoit la plus belle femme du monde, c’est-à-dire qui tenoit le plus de l’humeur volage et brutale qui appartenoit à ce sexe. Après, il en venoit aux reproches, et, par une vilenie la plus sale du monde, nombroit la dépense qu’il avoit faite à la traiter avec sa compagnie dedans sa maison ; l’assuroit qu’il ne s’étoit mis en frais que parce qu’il espéroit de l’épouser, et lui disoit pour conclusion que, vu qu’il étoit frustré de son attente, il vouloit qu’elle, et tous ceux qu’il avoit traités, lui rendissent un festin chacun à leur tour.

Je fus encore le Mercure de cette missive ; mais je ne portai pas le caducée, qui est un signe de paix, car j’allois dénoncer la guerre. Fremonde voulut répondre doucement à ses outrages, afin d’avoir toujours sa fréquentation et conserver le plaisir extrême qu’elle en recevoit. Elle lui manda qu’elle ne prenoit pas garde aux injures dont il la diffamoit, d’autant qu’elle connoissoit qu’il étoit préoccupé de passion ; qu’elle avoit toujours fait état de lui, à cause de son sçavoir, mais qu’elle ne pouvoit l’épouser, parce qu’il n’étoit pas de la qualité requise selon les coutumes du siècle, qu’elle étoit forcée de suivre ; que néanmoins elle lui porteroit toujours une affection honnête, en récompense de la sienne ; et que, pour son banquet, personne ne lui en voulant être tenu, son cousin commenceroit à le traiter, et tous les autres suivroient.

Dès qu’Hortensius eut lu cette réponse, il la jeta dans le feu, disant qu’il n’avoit que faire des affections ni des festins de Fremonde ; et, devenu plus sage depuis, il jura qu’il ne caresseroit jamais d’autres filles que les Muses, qui pourtant nous decevoient ordinairement, comme étant de ce sexe trompeur. Quelque message plein de feinte courtoisie que pût lui envoyer son ancienne maîtresse, il se voulut du tout priver de sa fréquentation. Il ne cessa pas pourtant de porter l’épée, et a depuis toujours vécu de ses rentes et de ce qu’il a pu gagner à traduire quelques livres de latin en françois, ou à être correcteur d’imprimerie. Je parachevai tout le cours de mes études dans le même collège, étant à la pension de son sous-maître, sans qu’il m’arrivât autre chose digne de vous réciter que ce que je vous ai dit ; et, les vacations de l’année de ma philosophie étant venues, je fus mandé par mon père pour sortir tout à fait du collège et venir en Bretagne.

Quand je fus en mon pays, je m’y vis bien à la fin de mes aises, car l’on ne faisoit autre chose que de me demander à quoi je voulois employer ma vie, et l’on me disoit que l’on ne m’avoit fait aller aux humanités qu’à dessein de m’envoyer après aux lois, et tâcher de m’avoir un office de conseiller au parlement. Comme les opinions changent quand l’on devient vieux, mon père ne haîssoit plus tant les hommes de longue robe, ainsi qu’il avoit déjà fait paroître, puisqu’une de mes sœurs en avoit épousé un ; d’ailleurs, ma mère, lui voulant complaire en toute chose, sembloit désirer autant que lui de me voir homme de justice.

Cela me fut de si mauvais goût, qu’il m’est impossible de vous le représenter. Ce fut bien alors qu’en moi-même je déclamai contre la malice du siècle, où les lois naturelles sont corrompues, et où les esprits les plus généreux sont contraints de prendre de sottes charges pour troubler leur repos, au lieu de vivre parmi la tranquillité, qui n’est pas refusée aux brutes. De jour en jour je différois d’aller apprendre cette pernicieuse science que j’ai toujours haïe plus que la peste, comme la cause de la plupart de nos maux ; et, comme j’étois quasi sur le point de partir, mon père devint malade à l’extrémité. En vain les médecins d’alentour firent leurs efforts pour le guérir, il fallut qu’il mourût, et qu’il laissât sa femme et ses enfans extrêmement affligés de faire une telle perte.

Après son trépas, ma mère, qui m’accordoit tout ce que je voulois, ne conserva rien du dessein qu’elle avoit eu de me forcer à prendre la robe ; et, parce que j’étois comme étranger en Bretagne, étant accoutumé à l’air de Paris, je la priai de me permettre que je m’y en retournasse. Elle s’enquit ce que je désirois y faire. Je lui dis que j’y passerois quelque temps à apprendre d’honnêtes exercices, et que j’essayerois de me mettre au service de quelque prince. Mes beaux-frères donnèrent leurs avis là-dessus, et me représentèrent que c’étoit à la cour que régnoit le plus impérieusement la fortune, et y montroit le plus des traits de son inconstance ; bref, que, lorsque je croirois y être au suprême degré de ses faveurs, elle me rejetteroit au plus bas. Tout cela ne m’étonna point ; je n’avois rien à la tête que les grandeurs du monde.

Enfin, l’on me permit donc d’exécuter mon intention ; je m’en revins à Paris, où je me logeai encore à l’Université, que je ne pouvois oublier. J’étois chez un certain homme qui tenoit des chambres garnies et prenoit des pensionnaires. Je fis marché avec un joueur de luth, un tireur d’armes et un danseur, pour apprendre leur art, de sorte qu’une heure étoit pour une occupation, et celle d’après pour une autre.

J’employois ce que je pouvois de temps à lire indifféremment toutes sortes de livres, où j’appris plus en trois mois que je n’avois fait en sept ans au collège, à ouïr les grimauderies pédantesques qui m’avoient de telle manière perdu le jugement, que je croyois que toutes les fables des poètes fussent des choses véritables, et m’imaginois qu’il y eût des sylvains et des dryades aux forêts, des naïades aux fontaines, des néréides dans la mer. Même je croyois que tout ce que l’on disoit des transformations fût vrai et ne voyois jamais un rossignol que je ne crusse que c’étoit Philomèle. Je n’étois pas tout seul abusé ; car je sçais de bonne part que quelques-uns des maîtres avoient une opinion semblable.

Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et, m’étant mis à revoir mes écrits de philosophie que notre régent nous avoit dictés, je les conférai avec les meilleurs auteurs que je pus trouver ; si bien que, par mon travail, je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulièrement.

Au milieu de mes entretiens divers, je passai plus d’un an dans la plus grande solitude du monde, et, sans sortir que fort peu, encore n’allois-je me promener que sur les fossés, ou bien auprès des Chartreux[24] : j’étois seulement visité de deux ou trois jeunes gentilshommmes dont j’avois acquis la connoissance. Il me souvient qu’une fois il y en vint un avec eux, de ce pays-ci, nommé Raymond, qui, quelques jours après, y retourna sans compagnie. Regardant dedans mon coffre après qu’il fut parti, j’y trouvai vide une petite boîte où j’avois mis pour le moins soixante écus ; je me souvins de l’avoir laissé tout seul dans ma chambre, et ne soupçonnai personne du vol que lui. Quand je le vis, je lui dis ouvertement ce que j’en pensois, et nous vînmes à des paroles piquantes, suivies de menaces ; enfin, je lui demandai s’il vouloit que notre différend se décidât le lendemain à l’épée hors la ville. Mais il me répondit qu’il ne s’y pouvoit trouver, parce qu’il falloit qu’il partît dès le grand matin, selon la promesse qu’il avoit faite à quelques-uns de ses camarades avec lesquels il s’en alloit voyager en Flandres ; et, de fait, le lendemain je ne le trouvai plus à Paris. Depuis, je ne l’ai point vu, et ne sçais ce qu’il a pu devenir.

Oh ! que j’eus un grand mal de cœur d’avoir perdu mon argent, dont j’espérois me faire habiller, après le deuil que j’allois quitter. De mander à ma mère qu’elle m’en renvoyât d’autre, c’eût été une chose plus nuisible que profitable, car elle eût cru que je l’eusse perdu au jeu, et ne m’eût donné que des réprimandes ; elle ne m’écrivoit même pas une lettre qu’elle n’essayât de m’y représenter que j’étois plus pauvre que je ne pensois, et que mon père avoit laissé plusieurs dettes, et qu’elle ne m’accusât aussi de négligence de n’avoir point encore cherché de condition, comme je le lui avois promis en partant. Je fus donc contraint de reprendre un vieil habit gris et un manteau de couleur de roi qu’il y avoit longtemps que je ne mettois plus. J’étois si mal accommodé avec, qu’il n’y en avoit guère qui eussent tant de jugement qu’ils me pussent prendre pour le fils du brave capitaine de la Porte. Néanmoins je ne laissois pas de sortir plus que jamais, tant j’avois alors envie de sçavoir comment l’on se gouvernoit par toute la ville, ce que je n’avois pas eu le soin de considérer étant au collège. Le lendemain de la Saint-Martin, je m’en allai au palais, où je n’avois jamais été plus de trois fois, encore étoit-ce pour acheter des gants. Étant sur les degrés, je vis descendre un jeune homme de mon âge, que j’avois fréquenté dans le collège, lequel étoit vêtu d’une robe rouge : il me souvenoit qu’il avoit assez bonne voix ; je pensois qu’il étoit un des enfans de chœur de la Sainte-Chapelle, et ne m’en mis point en peine davantage. Si une foule de peuple ne m’eût éloigné de lui, j’eusse été l’aborder encore avec le sobriquet que l’on lui donnoit en classe, et lui eusse dit les railleries que l’on lui disoit ordinairement touchant son père, qui étoit un des plus vilains usuriers et mercadans[25] du monde. Quelque temps après, j’eus encore la curiosité de retourner à cet abominable lieu, et, en me promenant le long de la galerie des merciers, je revis mon sot, avec une robe longue noire à paremens de velours et une soutane de satin, qui parloit à une jeune parfumeuse bien gentille, dont il touchoit les tétons et baisoit la joue, faisant semblant de lui dire un mot à l’oreille. Je me résolus alors de sçavoir, à quelque prix que ce fût, ce qu’étoit mon compagnon ; mais, l’action où je le voyois me faisant remettre la partie, je passai outre, et le lendemain je revins un peu plus tôt. Ne le trouvant pas à l’endroit même, je m’en allai d’un côté et d’autre, et pensai m’égarer dans les détours où je rencontrois toujours quelques chambres obscures et mal bâties, èsquelles je voyois une infinité de gratte-papiers dont les uns cherchoient des sacs et les autres écrivoient, et, de temps en temps, recevoient de l’argent qui me faisoit infiniment envie. Je m’amusois à les regarder compter, comme je vis sortir mon jeune drôle d’une chambre prochaine, en même équipage que le jour précédent. Il étoit suivi d’une demoiselle éplorée qui tenoit un papier en sa main, et d’un vieillard d’assez bonne mine, vêtu d’une robe longue, qui parloit à lui la tête nue et avec un très-grand respect, encore que l’autre ne se détournât pas seulement pour le regarder, et s’amusât à chanter, Las ! qui hâtera le temps, où j’attends ce bien évident d’être président. À cause qu’il alloit fort vite, et que je ne le pouvois suivre, je m’avisai qu’il le falloit appeler par le nom que les écoliers lui bâilloient, m’imaginant que pour moi, qui avois eu de la familiarité avec lui, je parlerois à lui plus facilement que les personnes qui le suivoient. Eh ! là, Tocarète, dis-je, où cours-tu si vitement ? Alors celui qui recevoit de l’argent dessus un bureau, ayant reconnu à qui je parlois, sortit de sa place, et me frappant d’un coup de poing, me dit : Impudent, je vous ferai mener là-bas ! Si je sçavois à quel procureur vous êtes, je vous ferois châtier, petit clergeon. S’il n’y avoit eu des gens autour de lui, qui avoient la mine de se porter contre moi, je me fusse revanché infailliblement ; mais tout ce que je pus faire fut de répondre à ses paroles, et de lui dire en ma colère que je n’étois point clergeon de procureur, et que j’étois gentilhomme ; cela fit rire ce faquin à gorge déployée, en disant à ceux qui l’accompagnoient : Voyez, qu’il a bien la mine d’un gentilhomme, avec ses coudes percés et son manteau qui se moque de nous, en nous montrant les dents. Comment, infâme, vous prenez donc la noblesse à l’habit ? repartis-je. Et j’en eusse dit davantage, si un honnête homme de moyen âge, qui tenoit un sac de velours sous son bras, me conduisant par la main dans un galetas qui étoit proche, ne m’eût parlé ainsi : Tout beau, tout beau, il faut respecter le lieu où tous êtes, et les personnes à qui vous parlez ; c’est un greffier que vous injuriez. Qu’est-ce qu’un greffier ? ce dis-je. Un homme qui joue de la griffe, car il a joué tantôt extrêmement bien de la sienne sur l’argent que l’on a étalé dessus son banc. Vous êtes trop scandaleux, me répondit-il ; vous avez même appelé par je ne sçais quel nom un conseiller de céans. Quoi ! ce jeune homme qui a passé par ici, répliquai-je, j’eusse bien voulu parler à lui ; car, la dernière fois que je le vis venir en classe, en un collège où j’étois, il me gasconna mes plumes, mon canif et mon écritoire : j’en ai de certaines preuves ; j’ai envie de lui en faire des reproches. Alors celui qui parloit à moi, et qui étoit un solliciteur, m’avertit que je m’en gardasse bien, vu la qualité du personnage. Comment ! vous dites donc qu’il est conseiller, lui répondis-je : eh ! certainement, il y a bien plus de sottise que de conseil dans sa tête. La cour ne l’auroit pas reçu en cette dignité, répliqua le solliciteur, si elle ne l’avoit trouvé capable de la tenir. Si est-ce que l’on l’a toujours estimé le plus grand âne de l’Université, ce dis-je ; et, quelque office qu’il ait, je pense bien être davantage que lui. N’ayez pas cette vanité-là, dit le solliciteur. Ce ne m’est point une vanité, répondis-je, car je suis des plus nobles de la France, et lui n’est fils que d’un vil marchand. Sa charge l’anoblit, répliqua le solliciteur. Et comment a-t-il acquis cette charge ? dis-je alors. Par son bon argent, répondit le solliciteur. Tellement que le plus abject du monde, ce dis-je, aura une telle qualité, et se fera ainsi respecter moyennant qu’il ait de l’argent. Ah ! bon Dieu, quelle vilenie ! Comment est-ce donc que l’on reconnoît maintenant la vertu ? Ayant tenu ce propos, je quittai le solliciteur, et m’en allai dans une grande salle pleine de monde, qui trottoit d’un côté et d’autre, comme des pois qui bouillent dans une marmite. Pour moi, si l’on m’avoit porté dormant à un tel lieu que celui-là, je croirois à mon réveil être dedans les enfers. L’un crie, l’un tempête, l’autre court, et l’on en mène quelques-uns en prison avec violence ; de tous côtés l’on ne voit personne de content.

Après avoir considéré ces témoignages de la brutalité des hommes, je m’en retournai chez moi si dépité, que je ne le vous sçaurois exprimer. L’après-dînée, étant à la fenêtre, je vis passer par la rue mon jeune badaud de conseiller ; mais en quel équipage pensez-vous ? En équipage de seigneur. Jamais je ne fus plus étonné : comment, il avoit un manteau de couleur d’amarante, de velours doublé de panne, un haut-de-chausse de velours de la même couleur, et un pourpoint de satin blanc. Son côté étoit muni d’une épée à la Miraumonte[26], et il étoit monté sur un barbe, et suivi de trois grands laquais. Je m’enquis de mon hôte si, à Paris, les hommes de robe longue étoient aussi hommes d’épée. Il me répondit que des jeunes gens, comme le conseiller que je venois de voir, ne prenoient la robe que pour avoir une qualité qui les fît respecter, et trouver des femmes qui eussent de grands avantages, et que, leur âge les portant aux gentillesses de la cour, étant hors du palais, ils se licencioient de prendre aucunes fois l’épée et l’habit de cavalier. Me voyant en la misère où j’étois, j’eusse souhaité d’être de ce beau métier, dont mon père m’avoit voulu faire, n’étoit que j’estimois que ce m’eût été un déshonneur d’être en la compagnie de personnes si viles.

Je sentis vivement, en ce temps-là, les poignantes épines de mon malheur ; n’étant couvert que de mon pauvre habit, personne ne faisoit estime de moi ; et je n’osois porter une épée en cet état, parce qu’au lieu de servir de témoignage de ma noblesse elle m’eût fait prendre pour un fainéant vagabond par le plus sot peuple de toutes les villes de la terre. Cependant tous les jours je souffrois mille indignités, je n’oserois dire patiemment, car je vous assure que, si la puissance eût répondu à ma volonté, j’eusse puni les stupides hommes qui m’offensoient.

Un matin, j’entrai dans la cour du Louvre, pensant que c’étoit un lieu de respect où je recevrois du plaisir de beaucoup de diversités, et ne me verrois bafoué d’aucun à l’accoutumée. Comme je regardois ce pompeux édifice, en levant la tête d’un côté et d’autre, un page, qui connoissoit à mon action que je n’avois pas appris de venir là, me prenant pour un badaud, donna une telle secousse à mon chapeau en le tenant par le bord, qu’il le fit tourner plus de huit fois à l’entour de ma tête : je lui eusse bien montré à quelle personne il se jouoit, n’eût été que je vis derrière lui dix ou douze laquais avec le bâton et l’épée, qui faisoient mine d’être là pour le défendre. Néanmoins je lui dis qu’il avoit tort de me toucher, vu que je ne l’avois jamais offensé. Alors lui et ses compagnons ouvrirent la bouche quasi tous ensemble, pour m’appeler bourgeois ; c’est l’injure que cette canaille donne à ceux qu’elle estime niais, ou qui ne suivent point la cour. Infamie du siècle ! que ces personnes, plus abjectes que je ne sçaurois dire, abusent d’un nom qui a été autrefois et est encore en d’aucunes villes si passionnément envié. Toutefois, sçachant qu’ils ne me le bailloient que pour injure, je pris la hardiesse de leur dire qu’ils regardassent de plus près à qui s’adressoient leurs paroles, et que je n’étois pas ce qu’ils pensoient. En m’entourant à cette heure-là, ils me demandèrent, avec des risées badines et hors de propos, qu’est-ce que j’étois donc, si je n’étois bourgeois. Je suis ce que vous ne serez jamais, leur répondis-je, et que vous ne désirez pas possible d’être ; d’autant que vous n’avez pas assez de courage pour le faire. De parler ainsi à ces ignorans, c’étoit leur parler grec ; et je me repentis bien de m’être amusé à des bêtes brutes contre lesquelles on ne se doit point courroucer, encore qu’elles nous baillent quelque coup de pied, parce qu’elles sont privées de raison et n’ont pas le sentiment, quand on les châtie, de connoître que c’est afin qu’elles n’y retournent plus.

Cette considération m’étant venue en l’esprit, je me retirai à quartier ; mais la maudite engeance, pensant être offensée par les dernières paroles que j’avois dites, s’en vint me persécuter. Le page, faisant semblant de vouloir frapper contre la terre avec son bâton, me frappoit bien serrément sur les pieds, et il falloit qu’à tous coups je les levasse comme si j’eusse été à courbette. Les laquais, en niaisant, venoient aussi me faire des algarades, et même il y en eut un d’entre eux qui dit qu’il me falloit bailler des seaux. À cette parole, démesurément irrité, je me laissai emporter à mes premiers mouvemens, et leur dis en me retirant tout d’un coup, et après avoir juré comme un charretier embourbé : Venez-vous-en là dehors avec moi, et, m’ayant donné une épée, assaillez-moi tous tant que vous êtes, vous verrez si je vous craindrai, vile canaille ; vous n’êtes courageux que quand vous êtes tous ensemble contre un seul qui n’a point d’armes. Que, si vous n’avez envie de me gratifier, me laissant mourir valeureusement étant sur ma défense, que quelqu’un de vous se dépêche de me tuer, car aussi bien ne vivrai-je plus qu’à regret, après avoir enduré de si sensibles affronts que ceux que vous me faites ; et, d’un autre côté, j’ai des infortunes qui me font assez désirer la mort.

Leur rage aveugle et insensée s’enflammoit par ces paroles, lorsqu’une grande masse de chair, couverte d’un habit de satin bleu passementé d’or, s’approcha près d’eux : je ne sçais, ma foi, si c’étoit un homme, mais au moins j’y en voyois la forme au corps ; mais, quant à l’âme, elle étoit toute brutale : c’étoit un baron, à ce que j’entendis depuis. Il étoit le maître du petit page qui me persécutoit, et disoit à trois buffles qui le côtoyoient le chapeau à la main : Mort non pas de Dieu, n’ai-je pas un page qui est gentil garçon ? Regardez les plaisanteries qu’il fait : il est courageux ; il a de l’esprit. Le page, oyant la louange que lui donnoit son maître, se délibéra de paroître encore davantage en la vertu, pour laquelle il l’estimoit, et s’en vint me donner une nasarde ; mais je le repoussai si rudement, que je le pensai faire tomber. Le baron, qui avoit l’œil dessus lui, s’en fâcha, et, en retroussant sa moustache d’une main, et me menaçant de l’autre, il me dit : Holà ! ho ! courtaut, si vous frappez mon page, je vous ferai bailler les étrivières sans miséricorde. M’ayant appelé du sobriquet que l’on donne aux valets de boutique, de la condition desquels j’étois plus éloigné que le ciel ne l’est de la terre, je me résolus de lui montrer la sottise du jugement qu’il faisoit de moi. Je me présente devant sa badaude personne, et je lui dis : Je ne m’offense point de ce que vous dites, car cela ne s’adresse point proprement à moi ; il n’y a que ceux qui ont la qualité que vous m’attribuez qui se doivent ressentir du peu d’estime que vous faites d’eux. Quant à moi, étant en un état plus élevé que le leur, et par aventure aussi éminent que le vôtre, je ne m’en sens nullement touché. En tous cas, ce méchant habit qui me couvre, et qui vous a fait concevoir de moi une mauvaise opinion, pourroit bien aussi se tenir injurié ; mais qu’il vide sa querelle tout seul, je n’y veux point avoir de part.

Ces paroles proférées, je le dirai bien sans vanité, avec une grâce qui n’est point dans le vulgaire, furent ouïes d’un gentilhomme qui se promenoit tout proche, et qui connut bien que telles raisons ne pouvoient pas venir dans l’esprit d’un garçon de boutique, au lieu que le baron, le plus grand âne de la cour, n’eut pas seulement l’invention de s’imaginer ce que vouloit signifier le moindre de mes mots. Le gentilhomme, se doutant donc à peu près que j’étois de bon lieu, eut pitié de moi, et, pour me tirer de la fureur des âmes barbares, me conseilla de m’en aller par une autre porte que celle par où j’étois entré : je suivis son avis, en donnant mille blâmes à la noblesse de ce siècle, qui se fait suivre par des vauriens dont la méchanceté lui plaît tant, qu’elle les excite à outrager toutes sortes de personnes.

Mais, hélas ! ce ne fut pas seulement par ces gens-là que je me vis maltraité et méprisé : je le fus même par ceux qui font le plus profession d’honneur et de modestie. En quelque lieu que je fusse, il n’y avoit bourgeois qui voulût permettre que j’eusse une plus éminente place que lui. Dans les rues, l’on me frappoit quelquefois du coude, afin de me faire aller du côté du ruisseau, et m’appeloit-on gueux si je témoignois mon ressentiment par quelque parole piquante. Qui plus est (voyez l’extrême malheur de la pauvreté, que l’on croit toujours être compagne du vice), une fois l’on avoit perdu une bourse dedans une presse, et l’on eût soupçonné que c’étoit moi qui l’avois prise, si, par certaines paroles et actions, je n’eusse contraint chacun aussitôt d’avoir une très-bonne opinion de moi.

Vous me direz que je ne pouvois tomber en ces inconvénients-là qu’auprès des personnes tout à fait mondaines, et qui ne s’attachent qu’aux plus petites apparences ; mais apprenez que ceux-là mêmes qui ont renoncé aux vaines pompes, par un étrange malheur, ne faisoient pas plus d’estime de moi. Je le reconnus évidemment étant à Vêpres à une certaine religion[27]. Un bon père laissa entrer dans une chapelle dix ou douze faquins en manteaux de peluche, dont il n’avoit aucune connoissance, et ne refusa pas même la porte à leurs valets, mais à moi, qui les voulois suivre. Que je vous dise un mot, mon père, lui criai-je par les barreaux. Puis, quand il se fut rapproché, je continuai ainsi : Je ne suis pas venu ici pour vous admonester, aussi n’en suis-je pas capable ; néanmoins je prends la hardiesse de vous dire ce que je sçais, qui est que votre église doit être l’image de la maison céleste de notre grand Dieu, et que vous deviez y laisser prendre la meilleure place aux plus pauvres, ainsi qu’il est fait dedans cette heureuse demeure. Bien, bien, poursuivis-je en souriant, quand je désirerai entrer dedans vos chapelles pour y mieux entretenir ma dévotion que dans ce lieu-ci, j’apporterai un manteau doublé de peluche, en dussé-je louer un à la friperie. Le religieux eut de la honte, à n’en point mentir, et, parce qu’il me quitta bientôt, il n’eût pas entendu tout mon discours si je n’eusse haussé ma voix sur la fin ; mais cela se tourna à sa confusion : car plusieurs personnes d’alentour m’ouïrent aussi, et je connus, par leurs risées, qu’ils autorisoient mes paroles et se moquoient de celui qui gardoit si mal les règles de son ordre, ne chérissant pas la pauvreté : ce qu’il y avoit à dire contre moi, c’est seulement que je n’étois pas un pauvre volontaire. Néanmoins le religieux avoit commis un péché qu’il ne pouvoit amender que par une très-austère pénitence.

Considérez encore un malheur plus grand : ceux qui sçavoient de quelle maison je suis sorti ne me traitoient pas plus respectueusement. De petits coquins, enfants de bourgeois, que j’avois connus au collège, tenus bien souvent sous ma loi, en me rencontrant par la ville, ne faisoient pas semblant de m’avoir fréquenté autrefois ; et si, par une humiliation très-grande, je les saluois pour renouveler les connoissances anciennes, ils ne faisoient que porter la main auprès de leur chapeau ; encore croyoient-ils avoir fait une corvée, tant ils étoient présomptueux de se voir couverts de soie et d’avoir des valets mieux vêtus que je n’étois moi-même. J’en allai visiter quelques-uns qui me sembloient les plus accostables et avec qui j’avois été le plus familier. Pour dire la vérité, ils me firent dans leur logis un assez bon accueil, y étant contraints par les règles de la courtoisie ; mais pourtant ils ne prirent pas la peine de venir chez moi récompenser mes visites par les leurs, s’imaginant que c’étoit s’abaisser par trop que d’aller trouver un homme si mal en point que moi, et qui leur faisoit déshonneur, selon leur opinion, étant en leur compagnie.

Si je me rencontrois par hasard avec quelques personnes qui discourussent sur quelque sujet où j’avois moyen de faire paroître des fruits de mes études, j’étois encore bien infortuné, car je n’osois ouvrir la bouche, sçachant que la mauvaise opinion que l’on avoit déjà conçue de moi feroit mépriser tout ce que je dirois, ou bien, si je pensois entamer un propos, je n’étois pas écouté, et quelqu’un m’interrompoit audacieusement.

Cependant mon habit s’empiroit de jour en jour, et j’y voyois si souvent des plaies nouvelles, que je ne sçavois de quelle sorte y remédier. J’avois employé tout mon argent à payer ma pension à mon hôte, il y avoit longtemps, et il ne me restoit pas pour acheter de l’étoffe pour rapiécer derechef mon haut-de-chausses et mon pourpoint. Je rattachois avec des épingles les basques décousues, et, mes boutons étant tout usés, j’avois de méchantes aiguillettes qui faisoient leur office. Au reste, je me couvrois toujours de mon manteau, le plus que je pouvois, encore qu’il ne valût guère, afin que l’on ne s’aperçût point des autres défauts que j’avois. À la fin même je fus forcé de reprendre mon pourpoint noir de deuil, parce qu’il étoit encore meilleur que mon gris.

Les affronts que je recevois en cet état, m’étant infiniment sensibles, me contraignirent de demeurer à la maison tout du long de l’hiver pour les éviter. Combien que ce me fut un supplice bien cruel ! car depuis peu de temps j’avois vu une jeune merveille à sa porte, en une rue proche de celle de Saint-Jacques, et ses attraits avoient triomphé si avantageusement de ma liberté, que je ne faisois autre chose que soupirer pour elle. Mais quoi ? qu’eussé-je fait quand je fusse sorti ? l’amour est ennemi mortel de la pauvreté ; je n’eusse pas osé me montrer à Diane, c’étoit le nom de la reine de mon cœur. Il falloit être accommodé d’une autre façon, parce qu’elle eût eu des impressions de moi qui ne m’eussent pas été favorables. En ma solitude, je n’avois point d’autre occupation que de penser à elle ; et, cela étant cause que ma passion s’enflammoit davantage, j’étois si fol, que je prenois quelque sorte de plaisir à passer tous les soirs devant sa porte, encore que ce me fût une chose la plus inutile du monde.

En ce temps-là, si j’eusse voulu me mêler du métier de certains fripons d’écoliers de ville que je connoissois depuis peu, il m’eût été facile de me vêtir à peu de frais, car toutes les nuits ils ne faisoient que dérober des manteaux en quelque rue écartée ; mais jamais je ne me pus résoudre à rabaisser mon courage jusqu’à faire des actions si infâmes. J’aimois mieux l’accointance de certains philosophes, qui me promettoient des montagnes d’or par une voie licite et honorable. Toutefois, à la fin, je laissai leur conversation, d’autant que je connus que c’étoient des vendeurs de fumée qui déjà s’ennuyoient aussi de communiquer avec moi, à cause que, n’ayant rien à perdre, leurs tromperies étoient inutiles à mon endroit. Au commencement, j’avois été pour le moins aussi fin qu’eux, et leur faisois espérer qu’il me viendroit bientôt une notable somme d’argent de mon pays, dont je les assisterois pour acheter ce qui étoit nécessaire en leurs opérations ; je les invitai à m’apprendre beaucoup de secrets de la magie naturelle, desquels je me suis déjà servi en plusieurs occasions : voilà le profit que j’eus de les avoir fréquentés.

Après, je m’adonnai à une autre étude. Ce fut à celle de la poésie françoise, qui eut pour moi des appâts dont je ne cesserai jamais d’être enchanté. Mon entretien ordinaire fut de composer des vers sur la haine que je portois à la malice du siècle, et sur l’amour que j’avois pour la gentille Diane. Mais, mon Dieu, quels ouvrages c’étoient au prix de ceux que je pourrois maintenant faire ! Tout étoit à la mode du collége, et il n’y avoit ni politesse ni jugement ; aussi je jurerois bien que je n’avois lu encore pas une bonne pièce, et les auteurs dont je pouvois apprendre quelque chose m’avoient été inconnus, autant par ma négligence qu’autrement ; de sorte que ce que je faisois n’étoit pas moins à admirer que ce qu’ont fait les vieux chantres de Grèce dans les œuvres desquels nous trouvons tant de remarquables fautes, à cause que tout venoit de leur veine, qu’ils n’avoient rien à se proposer pour patron, et qu’une chose ne peut en même temps être inventée et rendue parfaite.

Reconnûtes-vous jamais mieux qu’à cette heure que les Muses se plaisent d’habiter avec la pauvreté ? vous voyez fort peu qu’un homme riche ait jamais envie de faire des vers ; aussi les grandes possessions des biens de fortune sont cause que l’on s’affainéantit, et que l’on néglige de posséder les biens de la vertu. Néanmoins, quant est de la poésie, il n’y a rien qui plaise tant à l’esprit, et l’usage que nous en avons met une grande distinction entre nous et les brutes.

Hélas ! ce fut en ce temps-là que je me vis frustré de toutes les espérances que j’avois longtemps nourries en mon âme. J’avois tracé mes aventures à venir sur celles de quelques grands personnages dont j’avois lu l’histoire, et m’imaginois qu’infailliblement j’aurois un sort pareil au leur, me fiant sur mon courage et sur l’inclination que j’avois à suivre tout ce qui est vertueux. Oh ! que j’étois aveugle de ne voir pas les infinis obstacles qui se pouvoient opposer à ma bonne fortune, quand j’eusse eu une valeur plus admirable que celle des anciens chevaliers !

Si je n’eusse jeté les fougues de ma colère sur le papier, je fusse tombé dans un désespoir le plus violent du monde. Voyez, de grâce, quel enchantement ! N’est-il pas étrange, et ne me guérissoit-il pas contre la règle naturelle ? Après avoir décrit mon mal, je ne le sentois plus si violent, encore que j’en aperçusse les plus vifs accès naïvement représentés. Quel homme sans raison me niera à cette heure-ci qu’Apollon n’ait été estimé dieu de la médecine autant pour le remède que donnent ses vers aux plaies les plus dangereuses que pour celui que les herbes y donnent, lesquelles il fait croître, quand il prend la qualité de soleil pour rendre la terre fertile ?

Jusque-là Francion avoit parlé, lorsque son courtois hôte, lui serrant la main, lui dit : C’est assez pour ce coup, il s’en va tard. Je ferois conscience d’endurer que vous parlassiez tant. Et, l’ayant fait arrêter par ces paroles, avant que de partir d’auprès de lui, il le voulut entretenir encore un peu, et lui dit que vraiment il avoit eu tort auparavant de l’avoir voulu frustrer d’entendre les aventures qu’il avoit eues avec les pédants. Puis il poursuivit ainsi : Mais, monsieur, vous endurâtes bien des tourmens pour la perte de l’argent que vous aviez. Il me semble que tous m’avez dit que ce fut un nommé Raymond qui vous le prit ; vous lui en vouliez du mal ? Je vous en réponds, dit Francion, et, maintenant encore que je me ressouviens de l’ennui qu’il me fit souffrir, ma haine se rallume aussi ardemment que jamais, car son action m’est extrêmement odieuse, d’autant que je sçais assurément qu’il étoit des meilleures maisons et des plus riches de France. Le seigneur du château, ayant alors une certaine façon non accoutumée dont à peine eût-on pu trouver la cause, dit que possible ce Raymond avoit dérobé l’argent par galanterie ou par nécessité, se voulant débaucher pour aller en Flandres au deçu de ses parens, et que pourtant, si Francion ne lui pardonnoit point, il pouvoit s’informer s’il étoit en Bourgogne, et le faire appeler en duel ; mais Francion répondit qu’il se feroit la risée de tout le monde, s’il témoignoit d’avoir du ressentiment pour des offenses si anciennes. Néanmoins son hôte lui promit qu’il s’enquêteroit s’il y avoit en Bourgogne, ou aux environs, un seigneur qui portât ou qui eût porté autrefois le nom de Raymond, seulement pour lui contenter l’esprit, en lui apprenant qu’étoit devenu son voleur. Là-dessus, il lui donna le bonsoir, et le pria de se disposer à lui conter le lendemain au matin le reste de sa vie ; puis il s’en alla coucher, ayant beaucoup de satisfaction d’avoir ouï tant de diverses choses où il y avoit des instructions pour beaucoup de sortes de personnes ; car, encore que tout le monde ne soit pas pédant, si est-ce que les actions du pédant Hortensius ne lui sont pas seulement particulières, il y en a assez qui en peuvent faire de semblables. Francion avoit aussi naïvement fait voir la sottise du peuple, qui n’estime que ceux qui sont bien vêtus, et spécialement l’impertinence des courtisans, qui s’estiment plus que les bourgeois des villes, qui valent quelquefois mieux qu’eux. L’on voit aussi les erreurs d’une jeunesse mal conduite, pour l’éloignement des parens ; mais néanmoins il faut remarquer partout cette générosité d’esprit de Francion, qui ne le quitte jamais. Celui qu’il avoit entretenu de ses belles aventures pouvoit méditer là-dessus en se couchant et en retirer un contentement parfait. Nous n’en ferons pas moins, si nous avons l’industrie de nous en servir. Ensuite de ceci, nous verrons les sottises des poètes et des auteurs du temps parfaitement bien décrites. Les impertinences, que l’amour fait faire à la jeunesse, y auront aussi leur lieu, et, en tout cela, l’on verra de bons actes de comédie où il y aura de quoi recevoir du passe-temps et de l’instruction.





  1. Ravisius Textor, autrement J. Tixier de Ravisi, auteur de plusieurs manuels classiques, né en 1480 et mort en 1524.
  2. Tirés.
  3. Femmelettes.
  4. Cicéron.
  5. Rendons à Plutarque ce qui lui revient : il fait dire à Niloxène que la pire des bêtes sauvages c’est le tyran, et la pire des bêtes privées le flatteur. (Banquet des sept sages.)
  6. Ce n’est pas Alexandre, mais Annibal, qui fut mis en cause par l’importun harangueur. Il avait débuté par ces mots : « Annibal partant de Carthage, Sire…, » et était demeuré coi. — « Ventre-saint-gris, dit le roi, Annibal, partant de Carthage, avait dîné, et je vais en faire autant. »
  7. Célèbre escamoteur du temps de François Ier.
  8. La déclaration d’amour de Granger à mademoiselle Genevote a de grands airs de famille avec ce passage de Francion. (Pédant joué, acte III, scène II.)
  9. Lieu élevé.
  10. Lisez amat au lieu de cupit, lib. II, eleg. I, v. 58.
  11. Plaute dit, par la bouche d’un de ses personnages :
    …Magnum hoc vitium vino têt
    Pedes captat primum : luctator dolosus est
    Pseudol., act. V, sc. I, v. 5.
  12. Ce pont, brûlé en 1718, fut reconstruit dans le cours de la même année, pour être, de nos jours, réédifié de nouveau.
  13. Ce jeu était ainsi nommé parce que celui des joueurs que le sort avait désigné pour ce rôle était chassé comme on chasse une mouche.
  14. C’est-à-dire un langage barbare. « On applique ce nom à certains peuples de l’Amérique qu’on trouve dans les terres du Brésil. » (Dict. de Richelet.)
  15. Les Cimmériens d’Italie habitaient dans des grottes qu’ils ne quittaient que la nuit. De là Cimmeriæ tenebræ (Festus), qui signifie les plus épaisses ténèbres.
  16. Ancienne monnaie qui valait cinq deniers.
  17. Monnaie de cuivre valant un sol ou douze deniers tournois.
  18. Le double ne valait que deux deniers.
  19. Souler ou souloir, avoir coutume.
    ……
    Et s’envola sans s’arrêter
    Où Typhon souloit fréquenter.
    Scarron, Chant Ier de la Gigant.
  20. Valet
  21. Placer son argent au denier seize signifie le donner à rente pour l’intérêt annuel d’un seizième, c’est-à-dire à un peu plus de six pour cent.
  22. « Sorel a beau jeu, car Balzac est très-attaquable de ce côté. « Quand vous me donneriez, dit-il dans une de ses lettres, les trois paroisses que la comtesse Alix donna au bisayeul de mon trisayeul….» — Le père de Balzac avait été valet chez le duc d’Épernon.
  23. D’Aganippe, source située au pied de l’Hélicon.
  24. Le couvent des Chartreux était situé à l’endroit où a été ouvert le carrefour de l’Observatoire.
  25. Mercadent, terme de mépris qui signifie un marchand de légères merceries, ou un marchand ruiné. (Dict. de Trévoux.)
  26. Ce nom venait du chevalier de Miraumont, fameux bretteur et compagnon de pré de l’indomptable Fontenay Coup-d’Epée.
  27. Religion veut dire ici couvent