La besace de haine/La méprise

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Éditions Édouard Garand (p. 76-78).

— V —

LA MÉPRISE


Les deux chenapans marchaient vite dans la tempête, luttant contre le vent qui soufflait avec une violence telle que, parfois, ils étaient obligés de se cramponner l’un à l’autre pour ne pas être enlevés et soufflés dans les airs comme des ballons.

— Ce chien de vent ! grommelait Regaudin… comme si nous n’étions que des tripes soufflées !

— C’est égal ! répliquait Pertuluis, pourvu qu’il ne me vole pas ma proie !

— Ce n’est pas une proie, c’est une jeune et belle femme ; respect donc au beau sexe ! gronda Regaudin.

— Ventre-de-criquet ! c’est une proie quand même… mais une proie douce et agréable !

— Passe-la-moi ! je saurai mieux que toi la porter, dit Regaudin. Et puis, je vois que tu n’as pas l’habitude de ce contact.

— Exquis contact !… il me gare contre ce vent d’enfer qui me glace tout vif et contre cette peste de neige qui s’introduit dans ma moelle ! Brrr !…

— Elle est gentille tout de même, cette douce proie, ricana Regaudin. L’entends-tu, Pertuluis, pas un mot de son corps !

— C’est que je lui ai fait la leçon avant de partir, répliqua Pertuluis. Ma chérie, lui ai-je roucoulé…

— Tu lui as dit « ma chérie » ? s’écria Regaudin scandalisé.

— Et aussi, ma tourterelle, mon ange céleste, mon m’amour, mon p’tit trésor du bon Dieu ! Oui, Regaudin, elle a compris tout ce que mon vieux cœur de grenadier pouvait contenir de tendresse. Aussi a-t-elle promis de ne pas attirer l’attention des passants.

— Promesse facile à tenir, je ne vois pas de passants autres que nous ! ricana, ironiquement Regaudin.

— Voilà bien une bonne et excellente promesse de sa part : du moment que nous ne l’entendons pas, nous sommes satisfaits !

— Peut-être la serres-tu trop fort, elle a pu étouffer !

— Il n’y aurait rien d’étonnant, reprit Pertuluis goguenard. Il importe d’étouffer un peu ces objets-là, si l’on veut s’en faire chérir !

Les deux gredins avaient franchi la Porte du Palais sans attirer l’attention des gardiens qui s’étaient réfugiés dans leur guérite, et maintenant, à grandes enjambées, ils gagnaient le Palais de l’Intendance.

— Arrivons-nous ? interrogea Pertuluis qui s’essoufflait.

— Comment le savoir ? rétorqua Regaudin qui ouvrait la marche, on ne voit pas à trois pas de soi. Je sais seulement que nous avançons un peu, voilà !

— Peste ! grommela Pertuluis, elle commence à peser ; je la croyais moins grasse et moins lourde !

Un quart d’heure plus tard les deux grenadiers s’arrêtaient devant la silhouette grise d’un édifice aux corniches duquel la neige s’amoncelait.

— Voici le Palais de l’Intendance ! dit Regaudin.

— Ventre-de-cochon ! gronda Pertuluis plus essoufflé que jamais, il était temps !

Mais pour pénétrer dans le Palais c’était une toute autre affaire, et les deux compères durent parlementer avec maints huissiers et portiers.

Enfin, l’un d’eux, qui paraissait jouir d’une certaine autorité, déclara aux deux grenadiers :

— Monsieur Deschenaux n’est pas venu ce matin : mais si vous voulez l’attendre ?…

— Comment, si nous voulons l’attendre ?… Il nous a donné rendez-vous lui-même. Qu’on envoie donc lui annoncer deux visiteurs !

— Vos noms, messeigneurs ?

— Le chevalier de Pertuluis et son écuyer le Sieur de Regaudin, déclara emphatiquement Pertuluis.

La valetaille, qui connaissait un peu les deux bretteurs, examinait curieusement le volumineux paquet que portait le « chevalier », paquet qui, de temps à autre, remuait bizarrement.

N’importe ! On les laissa entrer et on les introduisit dans cette antichambre que les deux compères connaissaient, et voisine de ce magnifique cabinet de travail qui avait fait leur admiration. Il y avait un bon feu dans la haute et belle cheminée de marbre noir.

Les deux amis avec leur fardeau allèrent s’asseoir près de ce bon feu, ils s’assirent en plaçant le paquet entre eux. Pertuluis, alors, tira une courte dague et, se penchant sur la couverture de laine grise qui enveloppait « la douce proie », il murmura, menaçant :

— Ma belle enfant, prends bien garde de faire entendre ici ta voix mélodieuse, car alors j’aurais bien le regret de te faire ravaler ta langue avec ce poignard ». Et lentement il piqua la pointe de sa lame dans la couverture.

Le paquet tressaillit, mais demeura silencieux.

— Bien ! dit Pertuluis avec satisfaction.

Deux heures s’écoulèrent, mais deux heures excessivement longues pour les deux grenadiers qui, à la fin, se sentaient devenir à l’aise, tout bon que leur paraissait cet excellent feu qui les réchauffait.

Enfin, un domestique se présenta, venant de ce cabinet de travail dont les deux grenadiers examinaient la porte de temps à autre.

Ce domestique, en très grande livrée, demanda :

— Vous avez une communication à faire à monsieur Deschenaux ?

— À lui-même, oui, répondit Pertuluis en prenant un air digne. Seulement, moi, chevalier de Pertuluis, je désire le voir seul à seul, car mon compagnon et écuyer, le Sieur de Regaudin, attendra ici.

— C’est bien, venez, dit le domestique.

Il introduisit Pertuluis dans le cabinet.

Deschenaux, qui n’avait plus du tout rien de ressemblant avec le Deschenaux que les deux grenadiers avaient vu ce matin-là au cabaret de la mère Rodioux, Deschenaux vêtu comme un grand seigneur, portant la culotte de satin jaune-orange, une redingote d’un bleu de ciel avec boutons aux pierres d’émeraude, en jabot de fine dentelle, aux bas de soie blancs, aux souliers vernis et à boucles d’argent, Deschenaux méconnaissable jeta sur Pertuluis un regard froid et demanda :

— Eh bien ! qu’est-ce à dire ? Vous êtes-vous donné le mot, toi et ton camarade, de me poursuivre jusqu’au bout du monde ?

— Excellence, répondit Pertuluis qui venait de se courber jusqu’à terre, je viens rendre compte de la mission que vous nous avez confiée hier.

— Hein ! s’écria Deschenaux en tressautant. Que signifie ?

— Nous venons réclamer nos mille livres, excellence.

— Vos mille livres ! ricana Deschenaux. Mille livres que vous n’avez pas gagnées !

— Pardon, monseigneur ! la jeune femme est là, et nous avons bien gagné !

— La jeune femme… quelle jeune femme ?

— Ventre-de-biche ! commença de se fâcher Pertuluis, celle que vous nous avez chargés de retrouver !

Deschenaux pâlit. Il venait de penser ceci : que les deux chenapans, pour ne pas perdre mille livres, lui avaient ravi Héloïse de Maubertin, et que maintenant ils venaient la lui troquer. C’était inimaginable ! Comment s’étaient-ils pris pour réussir ce coup d’audace ?… N’importe ! Deschenaux comprit que ces deux hommes pouvaient, un jour ou l’autre, tenir sa vie et sa fortune en leurs mains. Il prit une rapide décision.

Il ouvrit un tiroir de sa table de travail, y saisit un pistolet, l’arma et le braqua sur Pertuluis qui manqua de s’évanouir d’effroi.

— Si tu as accompli ce prodige, vieille charogne, gronda Deschenaux, je te brûle tes balafres de lépreux !

Il éleva le pistolet et parut presser la détente.

Pertuluis se jeta à plat ventre, criant :

— Excellence ! excellence ! qu’allez-vous faire ! Voulez-vous tuer vos meilleurs serviteurs ?

— Relève-toi ! commanda Deschenaux, et explique-toi !

Pertuluis, effaré et ébahi, ayant perdu le vent et le verbe, regardait Deschenaux interrogativement.

— Ne t’ai-je pas ordonné de t’expliquer ? dit sévèrement le secrétaire de Bigot.

— Quelle explication voulez-vous ?… La jeune femme est là, et nous attendons les mille livres.

— Là, dans cette antichambre ? demanda Deschenaux très étonné. Allons voir… viens !

Il pénétra dans l’antichambre où demeurait bien tranquille, mais très inquiet au fond, Regaudin avec le paquet assis à côté de lui.

À la vue de Deschenaux vêtu comme un prince, Regaudin enleva son feutre, se courba et dit :

— Excellence, voici la jeune femme !

Il indiquait le paquet… le paquet qui venait de remuer, de s’agiter, de se débattre.

Tremblant, livide, tout à fait mystifié, Deschenaux courut au paquet et d’un geste brusque rejeta la couverture de laine grise. Un cri perçant de femme en colère traversa le silence. Trois cris d’hommes répondirent…

— Ventre-de-cochon ! vociféra Pertuluis en s’aplatissant à terre.

— Nom d’un nom ! hurla Regaudin en se bouchant les yeux de ses poings.

La jeune femme que contenait le paquet avait jeté cette exclamation :

— Oh ! les gredins !… Est-ce qu’on va me prendre à c’t’heure pour une ribaude ?

Devant la jeune femme furieuse qui marchait sur lui, Deschenaux, étourdi, reculait en murmurant ce nom :

— La Pluchette !

Comme il avait encore à la main son pistolet, par un geste rapide Rose Peluchet le lui arracha et dit, terrible :

— Monseigneur, ces deux cochons vont mourir !

Elle assujettit l’arme dans sa main droite…

Mais déjà Regaudin et Pertuluis se dressaient debout d’un bond énorme, et d’un autre bond se ruaient contre la porte qui ouvrait sur le vestibule et passaient au travers de cette porte juste au moment où la Pluchette pressait durement la détente de son arme.

La détonation qui vibra terriblement ameuta toute la valetaille du Palais.

— J’ai raté, murmura, confuse, Rose Peluchet qui rendit l’arme encore fumante à Deschenaux tout aussi confus.

On pouvait, à cette minute même, entendre les voix tonitruantes de Pertuluis et Regaudin :

— Place, vermines !

— Arrière, chats-huants !

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

La valetaille poussait des cris inarticulés.

Un fracas de portes enfoncées et de vitres cassées retentit encore, puis le silence régna : Pertuluis et Regaudin avaient réussi à se trouer un chemin vers la liberté.