La bourse ou la vie/09

La bibliothèque libre.
L. H. Huot (p. 24-27).

Deux millions ?


Voilà donc la somme qu’il nous faut trouver. Est-ce un si grand sacrifice que la Province de Québec ne puisse pas le faire ? Allons, pour assurer l’avenir de la nationalité canadienne-française, et pour l’empêcher d’aller mettre sa belle intelligence au service d’un peuple rival ; est-ce qu’il n’y aura pas chez nous assez de patriotisme et de dévouement pour sacrifier deux millions ?

Si les capitalistes reculent devant ce sacrifice temporaire, vous, ministres et députés, au nom de la nation, faites-le.

S’il vous faut emprunter, empruntez. S’il vous faut augmenter les revenus actuels de la Province augmentez-les. S’il faut une taxe additionnelle, imposez-la.

Voulez-vous connaître mon idée toute entière et ce que je ferais à votre place ? Écoutez :

Il y a dans le monde, et particulièrement en Europe, des milliers d’associations qui emploient chaque année des sommes énormes à des œuvres de charité et de philanthropie ; une souscription relativement très modique des associés suffit à réaliser ces capitaux.

Il y a dans le monde un grand roi qui n’a ni territoire, ni revenus, et qui cependant réussi à faire face à des dépenses considérables au moyen d’un tribut volontaire et presque insignifiant qu’on appelle le denier de Saint Pierre. Tout le secret de ces admirables résultats est dans la puissance de l’association. On l’a dit des millions de fois : l’union fait la force, et l’association fait la richesse.

Eh bien ! messieurs, associez à l’œuvre du rapatriement, du chemin de fer au Lac St. Jean et de la colonisation en général, toute la population de notre Province. Imposez une taxe spéciale et directe que vous appellerez le denier de St. Jean Baptiste ou le denier de la patrie. Statuez que cet argent ne sera pas employé à d’autres fins. Basez cette taxe sur les rôles d’évaluation des municipalités, et faites-la collecter par vos percepteurs du revenu.

Le peuple pourrait-il se plaindre d’un impôt dont l’objet serait précisément de lui venir en aide ? Ne le paierait-il pas au contraire avec satisfaction quand il songerait que cet argent est destiné à faire revenir ses filles des manufactures étrangères, et à procurer à ses fils des établissements sur le sol de la patrie.

Au reste, cette taxe ne serait pas onéreuse. Nous comptons plus de deux cent mille familles dans la Province de Québec. Un seul dollar par famille formerait un revenu annuel de plus de deux cent mille piastres, et dans moins de cinq ans vous auriez réalisé un million, auquel il suffirait de joindre un octroi de terres d’égale valeur, pour payer la construction du chemin de fer de Québec au Lac St Jean.

Mais supposé qu’une semblable taxe fût jugée onéreuse pour les contribuables ; où serait le mal si cette imposition les forçait à diminuer un peu leurs dépenses ? Où serait le mal si les hommes devenaient plus sobres et les femmes plus modestes ? Où serait le mal, si cet impôt devenait un frein au luxe qui nous envahit et nous ruine ?

Messieurs, vous avez des femmes et vous avez des filles. — Ici, je m’adresse à tous les habitants de la Province de Québec. — Calculez ce qu’elles vous coûtent par an en superfluités de tout genre, et vous verrez que le pire des despotes, celui qui impose à ses sujets les taxes les plus onéreuses, c’est la Mode !

Eh bien ! messieurs, proposez à ces Dames de secouer le joug de ce tyran une fois seulement tous les cinq ans, et de donner l’impôt qu’elles lui paient trop fidèlement, à l’œuvre de la colonisation. Elles ont de la vertu, du patriotisme, du dévouement — c’est le propre des femmes d’être dévouées — elles accueilleront votre proposition avec faveur.

Faire de la résistance… je ne dirai pas à leurs maris, mais à quelqu’un ou à quelque chose, leur plaît toujours, surtout à celles qui ont lu des romans : eh bien ! elles feront de la résistance au tarif despotique de la Mode.

Jamais sujets rebelles n’auront été plus acclamés et plus soutenus. Toutes les puissances domestiques leur reconnaîtront le droit de belligérants, et s’il leur plaisait de rompre à jamais leurs chaînes et de proclamer l’indépendance, qui de nous ne s’empresserait de les soutenir ? Quelle belle occasion pour nous de reconquérir la plénitude de la puissance maritale, et de faire cesser ce partage du pouvoir toujours si funeste à l’autorité !

Messieurs, la chose est entre vos mains. Les femmes sont si bonnes, que vous obtiendrez d’elles… tout ce qu’elles voudront, diront les malins ; mais moi qui ne suis pas malin, je dis que vous obtiendrez d’elles tout ce que vous voudrez. Vos femmes et vos filles sacrifieront leurs bossels, leurs grecian hends et mille autres artifices, si vous le désirez. Avec ce seul sacrifice vous réaliserez un autre million en peu d’années. Remettez en leurs mains l’œuvre de la colonisation et du rapatriement, et vous verrez comme elle fleurira. Non-seulement nos descendants, mais nos contemporains en recueilleront les fruits.

Allons, messieurs, hésitez-vous encore ? Êtes-vous encore tentés de trouver trop onéreux le sacrifice que je vous demande ? Alors, permettez-moi de vous raconter…