La conquête du paradis/X

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Armand Collin (p. 118-133).

X

LE NABAB SE FÂCHE

Le cabinet de Dupleix était une salle vaste, haute de plafond, avec de larges fenêtres, mais très sobrement meublée : des fauteuils, une grande table, dominée par une mappemonde ; des livres et des registres sur des rayons, et plusieurs cartes suspendues aux boiseries des murailles.

M. Friel, assis à la table, écrivait rapidement, tandis que la porte, s’ouvrant sans bruit, donnait passage à chaque moment à de nouveaux arrivants. Tous les membres du conseil supérieur, qui n’étaient pas retenus à Madras, entraient successivement ; et les officiers, en tenue de bal, encore essoufflés de la dernière danse, s’avançaient vite, s’essuyant le front avec leur fin mouchoir parfumé.

— Savez-vous quelque chose, Friel ?

Mais le conseiller, sans parler, faisait signe que ce qu’il écrivait était très pressé.

La musique, les bruits de la fête qui continuait, arrivaient jusque-là, un peu étouffés. Bussy, debout devant une fenêtre, voyait les groupes aller et venir sous les illuminations du jardin. Les bouchons de champagne sautaient toujours, et les couples de danseurs tournoyaient sous le vélum doucement agité par la brise.

Mais la foule s’éclaircissait ; on entendait rouler les carrosses sur le pavé de la cour d’honneur ; une lueur rose emplissait déjà le ciel.

Dupleix entra par une porte dérobée.

Un pli vertical, entre ses sourcils, indiquait seul une vive préoccupation : hors cela, l’expression du visage était sereine, avec une fièvre d’héroïsme dans les yeux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, lassé d’être debout depuis tant d’heures.

— Messieurs, dit-il, des événements graves, que j’avais prévus, mais qui arrivent plus tôt que je le craignais : le nabab du Carnatic assiège Madras.

Il y eut une exclamation presque muette.

— Vous savez que j’avais promis à Allah-Verdi de lui remettre cette ville ; mais dans mon idée c’était après l’avoir démantelée. La malheureuse obstination de La Bourdonnais ne m’a pas permis de tenir ma promesse et l’orgueilleux musulman se fâche.

— Eh bien, il faut la tenir aujourd’hui, s’écrièrent les plus anciens membres du conseil, il faut rendre Madras au nabab.

— Non, messieurs, non, ce n’est pas mon avis, répliqua vivement Dupleix ; il est impossible de démolir les remparts sous les yeux de l’ennemi, et rendre la ville telle qu’elle est serait une véritable folie. Ce serait d’ailleurs manquer de dignité que nous soumettre ainsi, et notre crédit en serait obscurci. Puisque le nabab nous attaque, à mon avis, il faut nous défendre.

— Comment serait-ce possible dans l’état où nous ont mis les dernières affaires ? Nous sommes une poignée d’Européens : que pouvons-nous contre une armée, tandis que l’escadre anglaise nous menace, et que nous n’avons plus rien à lui opposer sur mer ?

— L’escadre est le point noir à l’horizon, dit Dupleix, et le nabab c’est le danger immédiat. Si, avec l’aide de Dieu, nous en triomphions, notre situation serait meilleure pour faire face au danger prochain. Si, au contraire, on nous reprend Madras, nous sommes bien près de notre perte.

— Mais enfin qu’avez-vous à mettre en ligne contre l’armée du nabab ?

— L’armée du nabab compte environ dix mille hommes. Nous avons à Pondichéry cinq cents Européens et quinze cents cipayes ; à Madras, cinq cents blancs et six cents soldats indigènes : en tout, mille Européens, répondit fièrement Dupleix.

— Un contre dix ! Vous n’avez pas l’idée de jouer cette partie ?

— Vous la voulez pire encore ; vous voulez voir Pondichéry assiégée par terre et par mer ; vous voulez voir les Indiens alliés des Anglais !

— Monsieur, s’écria Bussy en s’approchant vivement du gouverneur, j’ai la plus grande confiance dans votre génie, je suis prêt à marcher, avec la certitude du succès. Je vous promets de conduire mes hommes à la victoire.

Dupleix, qui avait pâli devant l’opposition du conseil, sourit au jeune homme.

— Merci, capitaine, dit-il, c’est ainsi qu’il faut être pour réussir ; la confiance c’est la moitié du succès.

À ce moment Paradis entra. On l’avait vainement cherché au bal, dont il s’était retiré depuis longtemps pour s’aller coucher et, comme il habitait à Oulgaret, en bon air, à la campagne, il était en retard. Il arrivait sans perruque, achevant de se rhabiller tant bien que mal.

— Ah ! voilà mon vieil ingénieur ! s’écria Dupleix. Il est inutile de lui demander son avis à lui : on lui dirait de marcher seul contre une armée qu’il marcherait.

— Et ché la mettrais en téroude, dit Paradis avec un bon rire.

— Messieurs, je résume la situation, dit le gouverneur en se levant. Si nous refusons la lutte, nous sommes certainement perdus et déshonorés ; si nous l’acceptons, malgré l’inégalité de nos forces, le succès n’est pas impossible, et, alors, les Anglais ne nous tiennent pas encore. Figurez-vous que nous sommes sur mer pendant une tempête ; messieurs, je vous en prie, ne troublez pas le pilote qui veut vous sauver.

— Eh bien, soit ! agissez. Vous avez notre confiance et nous ne vous entraverons pas.

— Je n’attendais pas moins de vous, dit Dupleix avec un soupir de délivrance ; merci, messieurs ; vous pouvez vous retirer. Je garde seulement les officiers ; le temps presse, et nous avons beaucoup à faire.

Les membres du conseil s’éloignèrent.

On éteignit les lampes, car il faisait grand jour, et le silence s’était fait dans le palais.

— Êtes-vous prêt, Friel ? demanda Dupleix.

— Votre signature et votre sceau.

— J’expédie l’ordre à d’Espréménil, le nouveau gouverneur de Madras, de ne rien risquer, de se borner à une défense passive, dit Dupleix en signant les dépêches ; je lui recommande de n’agir que s’il y est absolument forcé, tout en poussant ses armements avec énergie. Pendant ce temps, j’amuse encore le nabab par des négociations qui nous feront gagner quelques jours. Voici maintenant ce que je compte faire, messieurs, et ce que j’attends de vous. Comme il est impossible de compromettre la sûreté de la ville et de dégarnir Pondichéry, je vais remuer ciel et terre pour organiser et équiper deux cents Européens et sept cents cipayes, dont je confierai le commandement à Paradis. De Bussy restera ici avec ses volontaires, prêt à marcher, s’il y avait nécessité absolue. Dès que mes hommes seront sous les armes, Paradis partira, et si le mouvement que je médite réussit, j’ai bon espoir du succès. Mais il faudra faire des prodiges, mon vieil ingénieur, et je n’ai pas un canon à vous donner.

— Nous aurons nos fusils et nos baïonnettes, dit Paradis en secouant sa bonne tête énergique.

— Entre les mains d’un brave comme vous, cela peut suffire, et la discipline européenne, si je ne me trompe, doit avoir raison de la cohue désordonnée d’une armée indienne. Allons, messieurs, allez vous reposer, ajouta le gouverneur en faisant un geste d’adieu ; revenez dans l’après-midi chez madame Dupleix, je vous dirai les nouvelles.

Les officiers saluèrent et sortirent.

— Restez, Bussy, dit Dupleix, en retenant le jeune homme, j’ai besoin de vous. Il s’agit de faire passer une sorte de revue morale aux hommes que je vais équiper en hâte. Ce qu’on m’envoie de France pour former mon contingent est, je dois vous l’avouer, à faire frémir : voleurs, aventuriers, escrocs, enfin l’écume des bagnes ; mais ces gens-là sont braves, en général et risquent leur peau sans trop se faire prier. Tâchez d’être physionomiste et de me choisir les plus hardis coquins, ceux qui se sont déjà battus et chez qui la fibre patriotique vibre encore un peu. Mais ne les croyez pas sur parole, ils mentiront effrontément. On vous remettra leurs dossiers pour que vous puissiez contrôler leur dire. Et encore, quand vous aurez fini ceci, si vous pouvez faire quelques enrôlements dans la ville, ce n’est pas à dédaigner. Promettez une bonne paye. Moi je cours aux magasins de vêtements, tandis que Paradis va passer les armes en revue. Restez ici, nos sacripants vont vous y rejoindre ; vous retiendrez ceux que vous aurez choisis et Paradis viendra les prendre dans quelques heures.

Bussy resta seul quelques instants, heureux d’être chargé d’une mission de confiance. Il admirait le sang-froid et le calme du gouverneur, dans une situation vraiment terrible ; cette audace du génie, n’hésitant pas à tenir tête à une armée, avec une poignée d’hommes, l’enthousiasmait.

Bientôt la porte se rouvrit toute grande et, sous la conduite de deux grenadiers, s’avancèrent des êtres de mines très farouches et lamentablement déguenillés. Ils avaient l’air d’accusés conduits au tribunal. La vue de ce beau jeune homme en costume de bal, qui les accueillait en souriant, les déconcerta. La soie des habits, l’autorité du regard, leur donna l’impression vague de quelque chose de supérieur. Ceux qui avaient des bonnets ou des chapeaux les ôtèrent.

Bussy leur parla avec une bonhomie cordiale, leur démontrant qu’en servant bien la patrie on pouvait effacer quelques fautes de jeunesse, acquérir de la considération et faire des fortunes rapides.

Friel avait apporté un registre, qui contenait une courte biographie de chaque homme en regard de son nom. Il faisait l’appel et montrait au marquis les quelques lignes utiles à lire.

Beaucoup avouèrent de légères peccadilles. Bussy, les yeux sur le registre, ne pouvait pas toujours retenir une grimace devant l’énormité des peccadilles. Mais il écartait surtout les malingres, les souffreteux ou ceux qu’un vice abrutissant stigmatisait visiblement.

Quand Paradis revint dans le cabinet du gouverneur, il eût pu se croire dans une caverne de brigands ; mais cet aspect ne lui déplut pas.

— Ma foi ! voilà de bons diables ! s’écria-t-il. C’est tout à fait ce qu’il me faut. Sous le harnais, ils seront superbes.

— Mes braves, dit Bussy à ces hommes qui s’étaient d’eux-mêmes mis en rang et se tenaient droits, voici le commandant sous lequel vous servirez. Vous avez la bonne fortune d’avoir pour chef un héros ; tâchez d’être dignes de lui.

— Vive le commandant ! s’écrièrent les nouveaux soldats en agitant leurs bonnets.

Paradis se frottait les mains :

— Passons dans le cabinet de toilette, dit-il, nous en sortirons magnifiques, comme des chenilles qui deviennent papillons.

La petite troupe défila, guidée par les deux grenadiers. Paradis les suivit. Mais, avant de sortir, il lança un clin d’œil et un sourire à Bussy.

— Ça va bien ! dit-il.

Le lendemain quand, vers trois heures de l’après-midi, Bussy retourna au palais, on le guida vers une aile qu’il ne connaissait pas encore et on l’introduisit dans un joli salon, au premier étage.

Tout était en harmonie dans cette pièce avec les tentures des murailles, de soie vert clair, à rayures plus foncées brochées de roses blanches ; les légères boiseries sculptées des fauteuils, larges et carrés, étaient peintes de ce même ton glauque ; les dessus de portes représentaient des scènes aquatiques et, sur la haute cheminée, la pendule, en porcelaine de Sèvres, montrait des nymphes dans des roseaux.

Des officiers, des employés entraient dans le salon. Dupleix parut bientôt.

— Eh bien, capitaine, dit-il en apercevant Bussy, ayez-vous du nouveau ? Nos enrôlements ?

— J’amène trente Français braves et solides ; mais pour les avoir — peut-être ai-je eu tort — je me suis engagé en votre nom, monsieur, à leur pardonner une faute des plus graves.

— Vous avez bien fait, dit Dupleix. J’aime que dans les cas pressants, un officier sache prendre une résolution.

— Vous me rassurez tout à fait, monsieur : il s’agit de trente matelots, échappés par miracle au naufrage de leur navire et tellement terrifiés de l’horreur de la dernière tempête qu’ils se sont enfuis, jurant de ne jamais remettre le pied sur un bateau.

— Ah bah ! vous les avez retrouvés ? dit Dupleix joyeusement, je pensais beaucoup à ces pauvres diables, dont je savais la désertion ; mais on ne pouvait pas les découvrir.

— Le hasard seul m’a servi : il s’est pour ainsi dire couché en travers de ma porte, sous la forme d’un ivrogne, qui était justement un de ces matelots.

— Voilà un hasard courtois.

— L’homme, revenu à lui, m’a avoué son aventure ; il était dépêché par ses compagnons qui, depuis leur fuite, se cachent dans les bois et dans les taillis, vivant on ne sait comment ; mais, à bout de forces, ils envoyaient leur camarade en éclaireur, pour voir s’ils étaient suffisamment oubliés et pouvaient se cacher dans la ville et y trouver quelques moyens d’y subsister. Celui qui me parlait était le maître-coq de son navire ; il paraît qu’une marmite lui a servi de véhicule pour venir jusqu’à terre, et ce qu’il a enduré pendant ce singulier voyage a failli le rendre fou.

— Le cuisinier sauvé par la marmite, voilà qui est curieux, dit Dupleix ; cependant, ce n’est pas la première fois : j’ai entendu quelque chose comme cela à propos d’un matelot de la Vénus. Faites-moi venir ces trente gaillards, ils seront fort bien reçus.

— Ils sont là, sur la place devant le palais.

— Voilà qui est parfait. Merci, monsieur, je vois que vous savez agir bien et vite.

Dupleix sonna et donna l’ordre qu’on fît conduire ces hommes au magasin d’habillement.

À ce moment deux pages, en livrée pourpre et or, ouvrirent une porte, et, en silence, se tinrent debout de chaque côté.

— Messieurs, dit le gouverneur, ma femme nous attend.

Et il entra le premier, Bussy et les autres le suivirent.

Le lieu où ils pénétrèrent était d’un aspect inattendu, après le salon tout français que l’on quittait. C’était une salle orientale, ayant à son centre une vasque de marbre, dans laquelle s’égrenait un jet d’eau ; des faïences persanes, d’une rare beauté, couvraient les murs et le sol, cachées par places sous les tapis et les coussins ; le plafond se creusait en voûte d’azur, constellée d’or, et, tout à l’entour, des vitraux emprisonnés entre deux châssis de bois découpés, veloutaient l’éclat du jour.

La begum était à demi couchée sur un divan, dans un renfoncement, tout resplendissant d’une mosaïque d’or et drapé de riches étoffes ; elle fumait le houka comme les femmes du harem, vêtue comme elles ; Chonchon était assise à ses pieds ayant près d’elle Louise de Kerjean.

— Vous avez vu la marquise hier, dit Dupleix à Bussy, aujourd’hui vous voyez la sultane.

Le sol de la salle présentait des différences de niveau, ce qui donnait prétexte à de jolis motifs d’ornementation, à des colonnettes, des balustrades, des escaliers, dans l’angle desquels s’enchâssaient de moelleux divans.

Le gouverneur s’assit sur un carré, près de sa femme ; et, après avoir salué la begum, chacun se plaça à son idée, tandis que des serviteurs spéciaux allumaient des houkas et les offraient à ceux qui voulaient en user.

Mais Mme Dupleix retint Bussy auprès d’elle,

— Voulez-vous être mon secrétaire, aujourd’hui ? lui dit-elle. Hadji Abd Allah, qui sait dix langues, au moins, s’avise d’être malade.

— Serai-je digne de l’honneur que vous me faites, madame ? Je ne suis pas à ce point polyglotte.

— Vous savez le tamoul, c’est tout ce qu’il faut, vous êtes le seul ici, avec moi, qui le parliez. Ainsi nous pourrons dire tout ce que nous voudrons, ajouta-t-elle, en riant.

— Défiez-vous de Chonchon, dit Dupleix ; elle prétend comprendre le tamoul.

— Elle se vante, la paresseuse ; à peine en sait-elle quelques mots.

— Je sais dire : Maman, que je t’aime et que tu es belle ! répondit Chonchon en tamoul.

La begum lui envoya un baiser du bout des doigts.

Un officier de marine entra, portant des dépêches.

— De Madras ! enfin ! s’écria Dupleix.

Le gouverneur, rapidement, ouvrit les lettres, qu’il lut d’abord pour lui seul, au milieu d’un silence profond.

— C’est de d’Espréménil, dit-il bientôt. Voici ce qu’il m’écrit, messieurs. « Marphiz-Khan, le fils aîné du nabab Allah-Verdi, est à la tête de l’armée ennemie. Il campe sur les rives du Montaron et semble vouloir se borner à un blocus peu dangereux, puisque nous gardons par mer et par terre nos communications avec vous. Nous ne découvrons aucune trace de travaux de siège. Nous ne voyons que d’innombrables cavaliers, des tentes, que leur blancheur dénonce sous les banyans et les cocotiers, et quelques sentinelles immobiles, accroupies sur leurs talons. Nous veillons. L’esprit de la garnison est excellent. »

— Cette inaction doit cacher quelque piège, dit Dupleix en refermant la lettre, mais nous aurons bientôt des nouvelles plus fraîches par mes chameliers-courriers, qui marchent comme le vent, avec des relais d’heure en heure.

— Un émissaire de la begum ! annonça un serviteur noir, en soulevant la draperie qui masquait une petite porte dérobée.

— Voici le moment d’entrer en fonctions, monsieur de Bussy ; vous traduirez et écrirez rapidement ce que cet homme va nous dire.

Et Mme Dupleix poussa vers le jeune homme une sorte d’escabeau incrusté de nacre, sur lequel était posée une écritoire d’or.

Celui qui entra était un Hindou, vêtu seulement d’un langouti de toile blanche. Il se précipita à genoux devant la begum et toucha le sol du front.

— Parle, dit-elle, qu’as-tu à m’apprendre ?

L’Hindou se redressa, mais resta à genoux.

— Lumière du monde, dit-il, dispensatrice des grâces, maîtresse de notre vie ! puisse ton ombre ne jamais décroître, puisse ta fortune s’élever jusqu’aux étoiles ! Selon tes ordres, je me suis caché sous le costume d’un de ces vils adorateurs d’Allah et, sans éveiller de soupçons, j’ai pu me glisser au milieu de l’armée du nabab. Le général Marphiz-Khan, plein de ruse et de malice, cherche à détourner le cours du Montaron, pour tarir la source qui alimente Madras et faire mourir de soif ceux qui défendent la ville. Voilà, begum, ce que j’ai surpris ; les soldats construisent une digue énorme en travers du fleuve et travaillent avec tant d’activité que, peu d’heures après mon départ, les assiégés ont dû s’apercevoir que l’eau diminuait dans la ville.

— Est-ce tout ce que tu sais ?

— C’est tout, begum.

— C’est bien, va. Tu recevras ta récompense. L’homme se prosterna de nouveau, puis se leva et, après avoir salué les assistants en croisant ses bras sur sa poitrine, sortit rapidement.

Bussy donna lecture de sa traduction.

— Je me doutais bien de quelque ruse, dit Dupleix. Le manque d’eau est intolérable sous cette latitude et il faut absolument que d’Espréménil tente une sortie.

— Le chamelier-courrier ! annonça un valet, en ouvrant une autre porte.

Dupleix, plein d’impatience, alla au-devant du messager. C’était un soldat, qui lui remit la dépêche, en faisant le salut militaire.

Le gouverneur lut tout haut :

— « … L’ennemi a détourné le Montaron, l’eau nous manque subitement et la population est exaspérée. Je détache un corps de quatre cents hommes, avec deux pièces de campagne, pour essayer de repousser les assiégeants au delà du fleuve… » Le combat est donc engagé à l’heure qu’il est, dit Dupleix. Pour la première fois les Indiens et les Français sont en présence. Quatre cents hommes et deux canons contre une armée ! c’est à faire frémir !… Que Dieu nous donne la victoire !

Son beau visage avait pâli. Il demeura un instant immobile, les sourcils contractés, le front penché vers la terre ; mais bientôt il releva la tête.

— Monsieur de Bussy, dit-il, faites-moi la grâce d’aller trouver Paradis et dites-lui qu’il doit, à tout prix, être prêt ce soir ; de Mainville et Kerjean vous accompagneront et se mettront avec vous à sa disposition. Nous sommes le 2 novembre, le 4 au matin Paradis doit avoir rejoint l’ennemi.

Les trois jeunes gens saluèrent rapidement et sortirent. Tous ceux qui se trouvaient présents comprenant que la réception était finie se retirèrent aussi.

Resté seul avec sa femme et les jeunes filles, serrant son front dans ses mains, Dupleix se laissa tomber sur le divan, près de la begum.

— Jeanne ! Jeanne ! s’écria-t-il, j’ai le cœur tenaillé par l’inquiétude, et pourtant je suis frémissant d’espoir. Toi seule sais de quelle importance serait pour moi cette victoire, et quelle agonie si j’échouais !

— Aussi je tremble et j’espère comme toi, dit Jeanne, la fièvre me dévore.

Et elle mit ses mains brûlantes dans celles de son mari.

— Le plus terrible, c’est de passer le temps de ces heures d’attente, longues comme des siècles ; ne rien savoir quand tout est déjà perdu ou sauvé, c’est cela qui est mortel ; le vent a beau gonfler les voiles, le chamelier dévorer l’espace, c’est long, c’est long !

— Sois calme ; le cerveau qui dirige, pour être parfaitement lucide, doit garder sa tranquillité.

— J’y fais tous mes efforts ; mais la partie est si monstrueusement inégale qu’à moi-même, à présent, il me semble téméraire de l’avoir risquée.

Il baisa la main de sa femme et lui sourit.

— Parlons d’autre chose, dit-il ; de Bussy s’est-il bien tiré de sa traduction ?

— À merveille, ce qu’il vous a lu était traduit mot pour mot.

— Il a fort bien exécuté aussi ce dont je l’avais chargé, dit Dupleix : il me semble avoir de l’énergie et de l’initiative. Que penses-tu de lui, Chonchon ? Tu as dansé et causé avec ce jeune homme au bal ?

Chonchon rougit et parut interdite.

— Je ne sais, répondit-elle d’une voix mal assurée, je le connais trop peu : cependant, il me semble qu’il n’est pas comme les autres.

— Pas comme les autres ! c’est beaucoup cela. Pour moi, j’avoue qu’il me plaît infiniment. Allons ! au revoir, enfants : je dois avoir une dernière conférence avec Paradis, avant son départ. Faites des vœux pour moi.

Et Dupleix quitta le boudoir oriental, après avoir embrassé sa femme et les jeunes filles.