La conquête du paradis/XI

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Armand Collin (p. 134-137).

XI

FRANÇAIS ET HINDOUS

La foule stationne devant le palais du gouvernement, agitée, anxieuse, avide de nouvelles. Le bruit de la bataille engagée avec les Hindous s’est répandu, on ne sait comment ; puis on a vu partir, la veille au soir, sous les ordres de Paradis, les deux cent trente Français et les sept cents cipayes. L’inquiétude est à son comble, car tous ces commerçants tremblent pour leur fortune. Que va-t-on devenir si le nabab reprend les possessions et les privilèges concédés ? s’il interdit le commerce ? La défaite, c’est la colonie perdue, la ruine ! Se battre avec les Anglais, passe encore, puisque la France est en guerre avec eux, et que leur piraterie et leur insolence dépassent tout ce qu’on peut imaginer ; mais avec les Hindous, n’est-ce pas de la folie ? On trouve, en général, le gouverneur trop aventureux ; le bruit court qu’il a un peu forcé la main au conseil, dont la sagesse réprouvait cette expédition. Et les commentaires, les conjectures, les vains bavardages roulent de groupe en groupe, emplissent la place d’un bourdonnement de ruche.

Pendant ce temps, Dupleix, au fond de son cabinet, explique à ses officiers son plan de bataille.

Voilà la seconde nuit qu’il ne se couche pas. La fièvre de l’attente le dévore : cette sortie de d’Espréménil, quel sort a-t-elle eu ? Le chamelier-courrier est en retard. À chaque moment le gouverneur se lève, écoutant si personne ne vient.

Cependant une rumeur se fait entendre, un brouhaha, puis des pas précipités dans la salle voisine.

— Enfin !

La lettre est dans la main de Dupleix qui hésite à l’ouvrir. Il ferme les yeux, s’essuie le front. Mais par un effort de volonté il se remet, reprend son calme, prêt à tout, et brusquement brise le sceau.

— Victoire !

Ce mot s’échappe de ses lèvres ; c’est le premier qui resplendit en tête de la lettre, écrite aussitôt le combat fini, tout émue encore et frémissante.

« Notre corps de quatre cents hommes sort de Madras, gagne la plaine et se forme en bataille, masquant nos deux canons. À peine sommes-nous en marche que la cavalerie du nabab se rassemble pour charger, et l’énorme escadron s’ébranle, roule vers nous comme un torrent, comme une avalanche. Au moment où il semble devoir nous broyer, nous faisons brusquement un mouvement de demi-conversion à droite et à gauche, démasquant nos pièces, qui tirent aussitôt. Deux sillons sanglants se creusent dans la colonne ennemie. Elle reprend son ordre cependant et continue d’avancer ; la seconde décharge ne se fait pas attendre, et la troisième arrête court l’élan héroïque de tout à l’heure. La rapidité de notre tir semble avoir stupéfié et fasciné les cavaliers du nabab ; ils restent là sans avancer ni reculer, comme s’ils attendaient la fin de cette canonnade qui, à leur idée, ne peut pas durer. La quatrième décharge brise cette illusion. Alors, à notre grande surprise, nos adversaires tournent bride et une déroute folle, un sauve-qui-peut extravagant les emporte jusqu’au quartier général de Marphiz-Khan. Sans un mort, sans même un blessé, nous rentrons dans Madras, ivres de joie. Ce 2 novembre 1746[1] »

— Je ne m’étais donc pas trompé, s’écria Dupleix dont les yeux rayonnaient, la discipline européenne, la valeur de nos soldats et la précision de nos armes, ont pu suppléer au nombre.

Mme Dupleix entra précipitamment et se jeta dans les bras de son mari.

— Je sais ! je sais ! dit-elle. Ils ont fui, abandonnant tentes et bagages ; ils perdent soixante-dix hommes et, par miracle, pas une goutte de sang français n’a coulé. Un de mes Hindous vient de m’apporter la bonne nouvelle. Il m’apprend aussi que Marphiz-Khan, en même temps que sa cavalerie lui revenait en déroute, recevait l’avis de la marche du petit détachement de Paradis, et qu’il se met lui-même à la tête de ses troupes pour se porter à sa rencontre et le détruire, avant qu’il ait pu communiquer avec Madras. Il va s’établir à Saint-Thomé et camper sur le bord de la petite rivière de l’Adyar, que Paradis doit traverser.

— S’il croit surprendre mon vieil ingénieur, il se trompe fort, dit Dupleix ; il sera prévenu à temps. Qu’un courrier parte sur-le-champ et que les relais soient doublés. D’Espréménil a déjà l’ordre de marcher à la rencontre de Paradis et de le joindre à tout prix ! Maintenant j’ai confiance, messieurs ; si Dieu ne m’abandonne, c’est ici même que l’orgueilleux nabab, qui nous considère comme une poignée de barbares, sera terrassé.

Et il posa le doigt sur un point de la carte.

Un grand bruit se faisait entendre au dehors, la foule avait envahi la cour d’honneur, sur les pas du porteur de nouvelles, et, pleine d’impatience, vociférait.

— Ne soyons pas égoïstes, dit le gouverneur en ouvrant toute grande une des fenêtres.

Il fit un signe, et un profond silence s’établit aussitôt. Alors Kerjean lut la lettre de d’Espréménil, d’une voix haute et claire.

Une immense acclamation s’éleva, lorsqu’il eut fini, les mains battirent, les chapeaux volèrent au cri de : Vive la France ! vive notre grand gouverneur !

— Vive le roi ! cria Dupleix en se découvrant. Puis il quitta la fenêtre, pour recevoir les membres du conseil qui venaient le féliciter.


  1. Lettre de d’Espréménil à Dupleix, 2 novembre 1746.