La grève, les salaires et le contrat de travail/Introduction

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V. Giard et E. Brière (p. 1-5).

INTRODUCTION


Dès la première page de ce livre indiquons au lecteur avec franchise ce qu’il ne saurait y trouver : Des discussions étendues et approfondies sûr les grèves et le contrat de travail au point de vue juridique, des études de législation et de statistique comparées, des travaux complets sur le Code du travail et de la Prévoyance sociale. Cet ouvrage a été conçu suivant un autre plan ; il a un autre objet.

L’amélioration de la condition matérielle des classes ouvrières préoccupe depuis longtemps tous les gens de coeur et tous les hommes d’Etat. Aucun parti, aucune classe n’a le monopole de cette pensée généreuse, de ces préoccupations ou de ces oeuvres de progrès social. Mais, si tout le monde est d’accord pour souhaiter l’élévation graduelle et rapide de la condition des travailleurs manuels, peu de gens sont capables d’indiquer les moyens de l’assurer.

L’impatience des uns, l’irritation des autres s’accommodent mal de la lenteur avec laquelle se produisent la hausse des salaires et l’accroissement pourtant incontestable du bien-être moyen de l’ouvrier. Il s’agit, d’ailleurs, d’une moyenne au-dessous de laquelle on découvre et l’on signale des ças particuliers. Là détresse de quelques-uns ; fait oublier l’aisance relative de beaucoup d’autres. Nul ne songe, parmi ceux qui souffrent, à des moyennes ou à des chiffres ; nul d’entré eux ne compare son dénuement à la misère plus dure encore dont il eût été accablé, il y a un demi-siècle.

La souffrance exige des remèdes qui soient prompts ; elle conduit à la révolte, elle inspire les résolutions excessives.

Dans nos sociétés civilisées, la richesse semble, d’ailleurs, inépuisable. Le luxe s’étale ; l’industrie multiplie ses produits, le commerce les met sous les yeux de tous l’instruction révèle les «conquêtes» de la science et la fécondité de ses applications. La machine multiplie la richesse dont on ne voit pas la source et qu’on croit capable de satisfaire tous les besoins, de combler tous les désirs.

Comment le pauvre accepterait-il avec résignation sa dépendance et sa misère quand il croit voir partout l’abondance des biens dont il reste privé ?

Ce contraste apparent et pourtant si sensible et si frappant ne peut qu’irriter ceux qui sont, dénués. La pauvreté leur apparaît non comme nécessité douloureuse, non comme une conséquence de l’insuffisance de la production qu’ils voient et qu’ils croient si grande, mais comme le résultat d’une injustice sociale et d’une répartition vicieuse imposée par une organisation politique et économique qu’il faut briser.

Socialistes d’Etat et collectivistes préconisent les solutions rapides ou violentes, l’intervention de l’Etat qui peut tout parce qu’il a tout pouvoir, où l’appropriation immédiate des richesses existantes dont la fécondité ne profite qu’aux riches. Interventionnistes qui disposent de la propriété privée sans l’abolir, socialistes qui l’abolissent d’abord pour en disposer ensuite, tous prétendent modifier à la fois la répartition et la production et imposer leurs solutions par la contrainte ; tous croient, affirment, ou supposent que dès à présent la richesse produite est assez grande pour qu’il soit possible de relever la condition de la foule et de faire disparaître la misère.

Ce livre a pour principal objet de,montrer qu’ils ont tort et que le seul moyen d’accroître le bien-être général c’est de demander à des forces libres, groupées, associées, de développer la production qui est insuffisante.

Au nom dé l’intérêt général, au profit de la cause ouvrière, nous réclamons et nous affirmons comme un droit : la coalition dont la grève est la conséquence logique mais non point nécessaire ; l’association, force nouvelle, contre-poids utile de la puissance du patron, complément du contrat de salaire maintenu mais modifié par toutes les conventions qui résultent d’un libre accord des volontés.

Sous le régime de la liberté des contrats de travail, malgré la faiblesse relative du salarié : trop longtemps privé du droit de coalition et d’association, les salaires ont augmenté, la condition du travailleur manuel s’est élevée.

Ce résultat est la conséquence du développement de la richesse.

Et surtout, il ne faut pas croire qu’une autre politique sociale eût fait grandir plus vite la part des plus pauvres ; il ne faut pas affirmer que les conflits du travail, l’action syndicale, la grève, peuvent élever toujours plus haut les salaires sous la seule et irrésistible poussée de la classe ouvrière prenant conscience de sa force à mesure qu’elle sait mieux faire triompher ses exigences. Ce sont là des erreurs.

On se fait des illusions à l’égard de la richesse consommable et partageable ; nous voyons mal, et nous sommes dupes des apparences. Non seulement la masse des biens est moins grande qu’on ne le croit mais encore l’intérêt servi aux capitalistes, le profit attribué aux chefs d’entreprises constituent, eux aussi, un dividende social trop faible pour qu’en le répartissant d’une autre manière entre les salariés on puisse grossir leur part et donner le bien-être à la foule.

Nous sommes encore trop pauvres. Tous nos efforts doivent tendre à développer la richesse pour rendre possible une amélioration certaine de la condition du nombre.

L’intervention de l’Etat n’est utile qu’à la condition de se proposer le même objet, au lieu de modifier la répartition des richesses ; elle n’est

féconde qu’à la condition de respecter la richesse acquise et d’assurer la fonction d’épargne créatrice de ceux qui la possèdent ; elle ne sert les intérêts de la classe ouvrière que par les oeuvres de prévoyance et d’hygiène sociale qui conservent des forces productives.

Telle est, résumée en quelques pages, la pensée qui nous a guidé dans cet ouvrage. Nous ne repoussons aucune des solutions proposées de nos jours quand elles ne nuisent ni à la production qu’il faut développer ni à la libre action des énergies créatrices qui doivent en assurer le développement.

Nous repoussons toutes celles qui aboutissent — selon nous — à l’universelle misère sous prétexte de réaliser l’égalité des conditions.