La grande cuisine illustrée/Préface

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PRÉFACE

Quand, après des jours et des mois de laborieuses conceptions et d’efforts persévérants un auteur a tracé le mot “Fin” à la dernière page de son livre, il lui semble que, tel pour un nouveau-né, quelqu’un doit se charger de le tenir sur les fonds baptismaux et d’en faire l’officielle présentation au public. À mon avis, un ouvrage qui se recommande de lui-même par sa valeur pratique, n’a pas besoin de Préface ; et, d’ailleurs, lit-on seulement ces lignes qui, plus ou moins éloquemment ou justement, dissèquent les pages du livre et lui donnent l’exeat ?

Mais Salles et Montagné ont voulu, l’un par déférence pour son ancien chef, l’autre en raison de longues et amicales relations, que je consigne mon opinion en cette courte étude, sur leur très remarquable travail. C’est une marque d’affectueuse estime à laquelle je suis sensible et un honneur auquel je ne pouvais guère me dérober. J’ai donc accepté d’être le parrain de cette Grande Cuisine dont les lecteurs prochains paieront les dragées avec plaisir.

Bien que ne recherchant guère cette responsabilité, il m’est agréable, cette fois, de présenter à nos collègues l’ouvrage émanant de deux jeunes chefs de haute valeur qui, brillamment, se sont placés d’eux-mêmes au premier rang des grands praticiens modernes. Et le succès de cet ouvrage dont va s’augmenter la réputation culinaire de ses auteurs m’est doublement cher : d’abord, parce qu’ils sont jeunes et furent audacieux, ensuite, en raison de leur personnalité.

Prosper Salles fut l’un des élèves aimés dont j’ai suivi avec orgueil la marche ascendante, dont, de tous temps, j’ai admiré la foi superbe et l’ardeur au travail qui ont fait de lui l’ouvrier accompli, l’administrateur habile et l’énergique conducteur d’hommes, qui, par son mérite seul, s’est élevé au sommet de la hiérarchie culinaire.

Montagné, dont depuis dix ans j’ai pu apprécier les efforts artistiques et les aspirations élevées, est l’un de ceux qui tiennent une place absolument à part dans le monde de la cuisine. Il est l’un de ceux qui ont compris depuis longtemps que, quoi qu’en disent les réfractaires de la pensée, c’est par l’étude que doit s’élever le cuisinier ; l’un de ceux encore qui, à une instruction solide, joint une érudition sûre d’elle-même, qui parle admirablement et écrit encore mieux. C’est une intelligence d’élite chez qui se révèle la large compréhension des choses, la puissance de conception et l’intuition instinctive du Beau.

De la collaboration de ces deux hommes devait naître l’œuvre que je salue aujourd’hui ; qui se spécifie entre beaucoup d’autres par l’exposé lumineux des méthodes, par la précision mathématique dans la concision des recettes et par des dissertations malheureusement trop courtes qui feront la joie de ceux qui aiment ce qui est bien écrit. Ce n’est plus là le style ampoulé d’autrefois, mais un style épuré, élégant et correct qui ne porte aucun tort, bien au contraire, à l’exposé des recettes, et dénote des praticiens doublés de rhétoriciens rompus à toutes les subtilités de la syntaxe.

J’ai assisté à la genèse du travail, l’ai suivi pas à pas avec les épreuves, et ma conviction s’est accrue que P. Salles et Montagné offrent au public culinaire un livre sérieux, utile, résumant un travail méthodique partout basé sur des faits et appuyé par des preuves, partout semé de judicieuses observations dictées par l’expérience ; un travail qui est la synthèse formelle d’un genre bien personnel.

Du livre, j’approuve l’harmonieux dispositif, mais ce que j’apprécie par dessus tout, c’est la valeur pratique des recettes dans leur ensemble ; c’est la nette affirmation de théories où se sent la hardiesse de l’idée, de doctrines où se devinent des envolées de rêve et de haut Idéal.

Sans doute, dans cet ouvrage qui résume les plus transcendantes compositions de la cuisine moderne, tout n’est pas inédit ; les auteurs en avertissent prudemment, d’ailleurs, et ils se sont inspirés, comme tout auteur, d’un genre et d’une École, avant d’avoir la vision exacte de ce qu’ils voulaient. On peut même, si on le veut, y reconnaître dans les grandes lignes la façon de faire de plusieurs chefs d’École, mais subsistant seulement dans l’essence de son principe, et dont le résumé se traduit par une note bien, et absolument personnelle de travail.

Est-ce à dire cependant que, malgré leur valeur incontestable, ces procédés de travail ne soulèveront aucune objection ? J’opine à croire que si, et je n’hésite pas à dire que, personnellement, si je suis d’accord avec les auteurs sur le fonds initial de certaines recettes, les détails seraient à discuter ; j’y trouve même en quelques endroits un absolutisme sur lequel on peut formuler des réserves. Mais s’il peut y avoir différence de vues et quelques dissemblances dans la façon de procéder, il n’y a pas et il ne peut y avoir nulle part à formuler des critiques.

Quoi qu’il en soit, et malgré les imperfections inévitables, inaperçues de prime-abord, et que l’expérience acquise modifiera à la deuxième édition, Salles et Montagné ne nous en offrent pas moins un ouvrage attrayant qui sera lu et médité avec profit par les cuisiniers de tout âge et de tout grade. Au titre primitivement adopté « La Cuisine de saison » ils ont substitué, non sans raison mais avec hésitation, celui de La Grande Cuisine qui, à priori, leur semblait présomptueux et sujet à critique. Nul autre, cependant, ne pouvait mieux résumer l’esprit du livre, comme les tendances et les aspirations de ses auteurs ; et ce titre s’identifie absolument avec l’ensemble de l’ouvrage. Et lors même que sifflerait la critique !

Est-il donc un seul ouvrage, un seul auteur qui ait échappé à ce qui est l’inévitable ? Et qu’importe donc la critique à ceux qui, résolument, audacieusement, s’élèvent et planent ; qui veulent laisser une trace de leur passage et l’ineffaçable souvenir de leurs noms !

Dans notre corporation, trop méconnue, on sait toujours rendre justice au mérite, adresser un hommage au courage et s’incliner devant le talent vainqueur ! Dans notre corporation, ceux qui pensent, qui croient et qui créent ou ont créé, ne cherchent pas à réfréner les jeunes ardeurs, à étouffer les sentiments élevés, ni à tuer l’idéal ! Mais ils applaudissent, au contraire, franchement et de grand cœur, à la superbe floraison d’idées nées de la semence jadis jetées par eux dans le terrain trop longtemps inculte où, courageusement, l’Art Culinaire traça les premiers sillons.

Je tiens encore à faire ressortir la profonde déférence dont, en quelques endroits du livre, les auteurs font preuve envers ceux qui les ont précédés, qui, avant eux, ont apporté leur pierre à l’œuvre d’éducation professionnelle commencée par Carême ; et cette anxiété, cette crainte qu’ils manifestent sur l’accueil réservé à leur travail, par le grand public culinaire, ne reposent sur aucun fondement. Ce sont là doutes d’artisans consciencieux et trop modestes.

Et c’est pourquoi je suis convaincu qu’un beau et franc succès attend la Grande Cuisine, qui sera promptement dans toutes les bibliothèques culinaires et entre les mains de tous les cuisiniers ; pourquoi je suis sûr à l’avance que l’opinion publique ratifiera la mienne en plaçant au premier rang des bons livres celui de Salles et Montagné.

Jeunes encore, ils ont gagné brillamment leurs éperons de grands chefs de cuisine ; voilà qu’avec leur livre, ils ont conquis le brevet de bons auteurs : si haute que soit leur ambition, ils doivent être satisfaits.

Philéas GILBERT. 

Paris, le 11 Septembre 1900.