La huronne/11

La bibliothèque libre.
Librairie Granger et frères limitée (p. 90-95).


XI

L’ATTAQUE



LES jours se succédaient, le milieu de mars était déjà passé et cependant Robe-Noire ne venait pas…

Le sergent était venu une fois seulement, avait trouvé son protégé en bonne santé et lui avait remis les dix shellings comme le lui avait enjoint la bonne Mistress Gray. Puis il lui avait dit, ainsi qu’à l’Indien :

— Je ne pourrai peut-être pas revenir ici avant quelque temps… si le missionnaire vient à passer, envoyez-moi un message par Ginofenn… j’avertirai la sentinelle de lui parler si elle approche du fort.

Puis il prit congé d’eux tous et partit.

Marc s’élança à sa suite et le rejoignit :

— Sergent, je veux faire un bout de chemin avec vous !

— Pas trop loin, mon boy, les ordres sont sévères ! Et dis-moi, puisque nous sommes seuls, tu n’es pas trop malheureux, au wigwam ?

— Non, sergent… Mais je n’oublie pas la ferme, ni Mistress Gray… ni Rose… Vous le leur direz ?

— Oui, mon boy, si je les revois, je leur dirai… mais tu sais, en temps de guerre, la vie d’un soldat. Il n’acheva pas sa phrase mais eut un haussement d’épaules significatif… Enfin, espérons pour le mieux, continua-t-il, et si je devais partir sans te revoir, mon petit Marc, je te souhaite bonne chance !

— Mais, je vous reverrai, dites, sergent ! fit Marc étreignant la main du bon Jim.

— On ne sait jamais, mon brave, mais je l’espère bien… adieu ! Tu ne dois pas venir plus loin !

— Au revoir, sergent ! fit Marc, et il agita son chapeau en signe d’adieu, mais le sergent marchait vite et ne se retourna pas.

Marc le suivit des yeux jusqu’au détour du chemin, puis il soupira un peu et à pas lents, regagna le wigwam.

Ginofenn et lui étaient devenus des camarades. La jeune fille s’occupait de préparer la nourriture et veillait aux soins de l’intérieur de la hutte, mais ces légers travaux ne prenaient que peu de temps et elle était ensuite toute à ses devoirs d’hospitalité, qualité très en honneur chez les Indiens.

Le Chamois aussi s’intéressait beaucoup à ce vaillant petit Français, qui, à quatorze ans, était déjà passé par tant d’événements et dont il admirait le courage et la franchise, et surtout cette fidélité à la mission confiée par un père mourant, qui était remarquable chez un enfant aussi jeune.

Sa bonne humeur lui plaisait aussi, sa gaieté exubérante, ses reparties drôles et ses nombreuses questions…

Un printemps hâtif faisait rapidement fondre la neige et les rayons déjà ardents du soleil de mars rendaient l’atmosphère presque tiède à la tombée du jour.

Environ une semaine après la visite du sergent, en attendant le repas du midi, le Chamois était installé dehors près d’un amas de bois de chauffage, et là, tout en fumant sa longue pipe, il causait avec le petit mousse.

— Vois, petit, lui dit-il, la marmotte est sortie de son trou dans la terre, où elle dormait depuis la première neige… elle regarde son ombre au soleil… La vois-tu ? Que fait-elle maintenant ?

— Oui, je la vois, dit Marc, regardant dans la direction que lui montrait l’Indien… elle entre et sort de son trou… elle s’arrête… ah ! la voilà qui file sur la neige !…

— Alors, fit le Chamois, c’est que le printemps est vraiment arrivé !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— C’est que si le dégel actuel était un printemps factice, la marmotte après avoir regardé son ombre, serait rentrée dans son trou pour y dormir encore une semaine ou deux…

— En France, ce sont les hirondelles qui nous reviennent au printemps, dit Marc. Je me souviens… à Brest, nous les voyions…

— Le Visage-Pâle a ses signes et l’Indien a aussi les siens, dit sentencieusement Le Chamois, mais écoute… ne dirait-on pas qu’on entend des pas ?

Marc écouta :

— Je n’entends rien ! dit-il.

L’Indien s’agenouilla et coucha son oreille sur une partie de terre où la neige avait disparu…

— Ce sont des pas lointains, dit-il qui viennent du côté de la frontière !

— De notre côté ? dit Ginofenn, qui depuis quelques minutes les avait rejoints.

— Non, du côté canadien… mais je ne suis pas sûr… La neige empêche les sons de me parvenir complètement.

— Est-ce que ce serait Robe-Noire ? dit Marc.

— Robe-Noire vient ordinairement seul, dit Ginofenn, on ne l’entendrait pas de si loin !

— Alors, dit Marc, qui pensez-vous que ce pourrait être ?

— Je ne sais pas, fit l’Indien… des soldats peut-être, les Visages-Pales sont en guerre !

— Des soldats anglais ? fit Marc.

— Je ne sais pas… mais ça vient du côté de la Nouvelle-France, comme les Blancs appellent le Canada.

— Peut-être des soldats français, alors ! dit Marc frémissant d’excitation et les yeux brillants de joie.

À ce moment, Ginofenn qui s’était juchée sur une petite butte et scrutait l’horizon, s’écria :

— Grand-Père, vois !… Plus loin que le fort !…

Le Chamois se leva très vite et la rejoignit suivi de Marc. Dans le lointain, on pouvait parfaitement distinguer une troupe mouvante qui paraissait se diriger vers le fort…

— Des soldats ! fit le Chamois… et aussi des Indiens !

— Vont-ils passer ici ? demanda Marc.

— Oui, s’ils ne s’arrêtent pas au fort… attendons !

— Mais, dit Marc, si ce sont des soldats français, il va y avoir une bataille !

— Oui, et s’ils gagnent, ils vont probablement détruire le fort !

— Le détruire ? dit Ginofenn, le brûler ?

— Sans doute !

— Mais alors, le coffret de Marc, caché tout auprès, il n’est plus en sûreté, il faut aller le chercher.

— J’y cours ! dit Marc.

— Je vais avec toi ! dit la jeune Indienne vivement.

— Non, dit Le Chamois. À l’approche des soldats il vaut mieux te cacher… J’irai avec le petit Français et nous rapporterons son trésor !… Allons, petit, ne perdons pas une minute !

Marc et l’Indien partirent à la hâte et comme ils approchaient du petit abri où était caché le coffret, ils virent arriver une armée de soldats suivie de quelques sauvages…

— Il faut ramper dans les branches, dit tout bas l’Indien à Marc, suis-moi !

Et se couchant à plat ventre, il se traîna parmi les branches, suivi de près par Marc. Ils atteignirent bientôt l’entrée de la petite grotte. À cet instant des cris de « Vive le Roi » ! et des coups de feu annonçaient l’attaque du fort.

— Cachons-nous ici ! dit l’Indien ; écartant les branches ; il se traîna à l’intérieur de la grotte entraînant Marc à sa suite.

— Ils restèrent longtemps blottis là, puis le vacarme diminua d’intensité et Marc regarda furtivement au dehors : ;

— Je pense que la bataille s’achève ! dit-il.

— Attends ! dit l’Indien écoutant attentivement et regardant à son tour… Va prendre ton coffret, dit-il, nous allons essayer de retourner au wigwam !

Marc se retourna vers la statuette de la Vierge…

— Sainte Vierge, murmura-t-il tout bas, faites que les Français aient la victoire mais protégez le bon Jim !


Il porta la main vers la crevasse où le coffret était disimulé…

Il porta la main vers la crevasse où le coffret était dissimulé… mais tout à coup, une terrible détonation ébranla la grotte… l’homme et l’enfant furent terrassés, des pierres volèrent en éclats… et soudain, du fort, on vit jaillir des jets de flamme et une épaisse fumée noire… Le Fort Bull était en feu… des explosions ébranlaient tout le voisinage… les soldats fuyaient en hâte, entraînant leurs prisonniers… À ce moment, près de la poudrière embrasée, un petit Français gisait sur le sol auprès d’un vieil Indien qui semblait sans vie et, là-bas, à peu de distance, une jeune Indienne, les yeux dilatés par l’angoisse et la frayeur se tenait tremblante à l’entrée d’un wigwam et priait Dieu avec toute l’ardeur de sa foi de néophyte…