La métisse/Chapitre XIX

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Éditions Édouard Garand (p. 27-28).

XIX


La gaieté, la joie de vivre, le bonheur, avaient reparu au foyer de MacSon. Seul le fermier demeurait à l’écart de cette gaieté ; il paraissait fort gêné en présence d’Héraldine.

Mais France et Joubert avaient, comme par miracle, retrouvé leurs couleurs vives, leurs yeux brillants, leurs rires folichons et leurs petits bavardages. Ah ! quelles caresses enivrantes, quels longs baisers, quels enlacements au retour de leur maman Didine ! Ce fut une joie folle, bruyante, presque assourdissante… d’autant mieux que MacSon était allé au village, Aussi la Métisse et ses deux chers petits en profitèrent-ils pour se livrer entièrement à leur joie commune et à leurs épanchements.

Esther n’était pas moins heureuse. Car, avec le retour d’Héraldine, elle reprenait la suite de son projet de réconciliation entre François Lorrain et MacSon. Ah ! si elle avait pu deviner les sentiments nouveaux de François, quelle désillusion ! Mais vivant toujours avec l’image du passé, elle conservait la douce quiétude de l’espérance. Et cette espérance grandissait du fait que la jeune fille croyait deviner chez son père un sentiment amical pour les Lorrain. MacSon, au bout de quelques jours, lui avait paru un modèle de père et de maître. Il ne buvait plus, travaillait avec entrain, paraissait presque heureux lui aussi. Il n’entrait plus à la maison avec sa face dure, ses regards inquisiteurs, sa démarche rude. Il avait toujours un commencement de sourire, une petite tape amicale pour France et Joubert, parfois un mot pour rire. Si peu que ce fût, c’était déjà beaucoup pour Esther, comme pour les enfants et Héraldine elle-même qui ne lui gardait aucun ressentiment.

C’est ainsi qu’arrivèrent les jours de moisson. C’est avec ces jours-là aussi que surgirent d’Europe des bruits de guerre. Mais dès les premiers temps ces nouvelles, dont on ne pouvait encore prévoir l’affreuse gravité, ne parurent pas tirer à conséquence. On exprima ses opinions, ses optimismes ou ses pessimismes ; puis comme le travail commandait on courut fiévreusement aux champs.

Pendant trois semaines les grains blonds se couchèrent par vagues dorées sous le couteau de la moissonneuse, les champs se garnirent de gerbes puis de gerbiers. Pendant ces trois semaines la terre canadienne frémit sous le grondement des machines à battre, sous le roulement des lourds chariots de blé, sous la bruyante activité des maîtres du sol. Là-bas, par delà les mers, c’était le grondement monstrueux des canons, c’était le roulement sombre des armées, c’était le choc retentissant du fer contre le fer, c’était l’égorgement inouï, c’était le spectacle toujours horrible de la guerre !

À la ferme de MacSon tout allait encore assez bien après la coupe des grains et leur mise en gerbiers. On attendait le passage d’une batteuse.

Durant ce court répit MacSon dévorait les nouvelles d’Europe et les commentait avec son employé. Celui-ci était un Suédois ayant nom Hansen. Grand, blond, avec des yeux bleus aux regards sournois, assez bon travailleur, mais grossier, cet homme, jeune encore, flattait beaucoup les opinions du fermier. Était-ce dans un but intéressé ? Il avait constamment les yeux sur Esther. Cet homme avait fort bleu pu se dire : « Voilà justement une fille à marier, avec un père veuf qui commence à vieillir, et avec laquelle je pourrais assez bien m’accommoder. C’est à moi de guider la roue dans la bonne ornière ! »

Mais la mauvaise éducation très apparente de l’homme, son langage grossier fleuri de jurons, ses observations indiscrètes, ses œillades équivoques et trop souvent répétées, tout cela finit par écœurer Esther qui, au repas et aux heures où l’employé était dans la maison, ne quittait pas sa chambre.

MacSon n’avait rien remarqué de ce jeu, car il est certain que sa colère aurait vite amené un dénouement aux manœuvres du Suédois. Le fermier, avec le nez collé sur les pages de son journal, n’avait l’esprit qu’à la guerre.

Quand il levait les yeux, c’était pour les reporter sur son employé et mentionner quelques hauts faits d’armes accomplis çà et là, selon certains communiqués de source douteuse, par les troupes britanniques. Car MacSon était en dépit de son origine écossaise, un fervent admirateur de la Grande-Bretagne. Elle seule pouvait sortir victorieuse et indemne de cette guerre ! Elle seule pouvait sauver la France de l’invasion, bien qu’elle n’eût pu sauver la Belgique ! À elle seule, disait-il souvent, avec sa flotte de guerre, elle pouvait vaincre la terrible Allemagne et ses alliés ! Quant à la France, à la valeur de ses armées, à la science de ses généraux, cela ne comptait pas dans l’esprit de MacSon. Car, comme beaucoup trop de sa race, il ne connaissait pas la France ; il ne savait pas que la France avait été jadis la maîtresse du monde ; il ne savait pas que la France marquait la route aux démocraties modernes ; il ne pouvait savoir que cette France avait été souvent la sauvegarde de la paix universelle. Mais si dans la guerre elle avait été parfois malheureuse, MacSon ne savait pas que la même France, par sa valeur morale, son énergie, sa vaillance, était toujours sortie à son honneur ! Il ne savait pas non plus, ce MacSon, tout Écossais qu’il fût, que cette même France avait été un jour l’asile sûr aux princes d’Écosse pourchassés ! Non, MacSon ne savait rien ; mais il croyait savoir. Et ce sont ces gens-là qui ont fait tant de mal à la France, à ses races originaires, à tout ce qui enfin, avait un nom gaulois et une affinité française.

C’est au moment où le fermier écossais était dans cet état d’esprit, qu’un incident allait surgir pour lui faire commettre la plus grave des folies, pour renverser à nouveau les espoirs d’Esther et ramener les hostilités au foyer.

C’était le troisième dimanche d’août, jour de mission catholique à Bremner. MacSon, dans la matinée, eut affaire à s’y rendre.

Il arriva un peu avant la messe, et trouva plusieurs attroupements de Français, de Canadiens et de Métis en train de discuter sur les faits de la guerre européenne. À l’un de ces rassemblements s’étaient joints quelques Anglais et Écossais. MacSon s’y mêla et son regard perçant découvrit François Lorrain.

À cause peut-être de sa carrure et de sa force herculéenne, tout le monde fit bon accueil à l’Écossais. Seul François Lorrain ne parut pas le remarquer. Cette indifférence de Lorrain évoqua chez MacSon un terrible souvenir, et avec ce souvenir il se rappela qu’il avait une revanche à prendre. Sa rancune donna naissance à une colère sourde.

On parlait de la part que le Canada devait ou ne devait pas prendre à cette guerre. Les Anglais et les Écossais soutenaient que c’était un devoir pour tout Canadien de prêter main forte aux armées de la Grande Bretagne ; les Français et Métis rétorquaient que le Canada n’avait rien à voir dans les démêlés de l’Angleterre. Et François Lorrain venait de le dire plus haut que les autres. Ce fut l’heure de MacSon.

Il se rapprocha de Lorrain, croisa les bras, et, avec son sarcasme habituel et un sourire du plus grand mépris, il prononça ces paroles :

— Qu’as-tu à dire, Français ?… tu n’as pas même le cœur d’aller défendre ton pays !

— Tu te trompes, l’Écossais, repartit froidement Lorrain ; je défends mon pays partout où je me trouve. C’est dire que je le défends ici même.

— Montre-nous donc ça, pour voir !

— Rien de plus facile, ricana François Lorrain, et tu vas le voir en cinq secs !…

MacSon, en effet, le vit trop tôt ou pas du tout : François Lorrain, dans un geste d’éclair, avait lancé son poing sur le nez de MacSon et le sang avait jailli.

Bien qu’étourdi, l’Écossais fit entendre un rugissement : puis il écarta rudement ceux qui l’entouraient, se recula de deux pas et cria :

— Oh ! Français maudit, il y a longtemps que je te promets un chien… tiens, le v’là !

Et ce disant, d’un mouvement rapide MacSon tira un revolver de sa poche, ajusta Lorrain, la demie d’une seconde et fit feu.

François, atteint à l’abdomen, s’appuya à l’épaule d’un compatriote pour ne pas tomber, et d’une voix étouffée, mourante, il balbutia ce mot :

— Assassin !

Il perdit connaissance.

Et MacSon, profitant de la stupeur et de l’indécision générale, s’enfuit.