La métisse/Chapitre XX

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Éditions Édouard Garand (p. 28-30).

XX


Heureusement pour l’Écossais, l’affaire ne devait pas avoir de suite. François Lorrain n’avait reçu qu’une légère blessure : la balle de MacSon était pénétrée peu avant, sans attaquer aucun organe. Et cette balle ayant été extraite, François, après trois semaines, était presque remis. Il refusa de porter plainte contre l’Écossais, bien qu’il en eût reçu le conseil d’un grand nombre de fermiers du voisinage. Puis dans l’afflux de nouvelles graves, sombres, qui arrivaient du vieux monde, ce petit incident fut tôt oublié

La grande et immortelle victoire française du 12 septembre vint, pour quelque temps, effacer des horizons les sombres nuages qui s’y amoncelaient. Si tous les Canadiens, de quelqu’origine qu’ils fussent, se réjouirent de cette victoire remportée sur les puissants Germains, Ce fut, partant des plus lointaines concessions de la province de Québec jusqu’aux rivages déserts de la Baie d’Hudson, un bravo, formidable. La France qui, pendant quelques années avait un peu perdu de son éclat dans les cœurs français du Canada, retrouvait du coup tout son immense prestige. Et sous l’effervescence nouvelle, qui sait si, plus tard, ces cœurs vaillants de français qui hésitent à partir sous les étendards britanniques, ne fussent point, très fiers, accourus sous le tricolore ?…

Et parmi ces Français de France et ces autres Français, tant Canadiens que Métis ou Acadiens, il en fut un qui souffrit atrocement, à cause de sa vieille mère qu’il ne pouvait abandonner, de ne pouvoir aller rejoindre les camarades dans la tranchée, sous le feu des Prussiens : ce fut François Lorrain. Pendant longtemps il demeura sombre, taciturne, sans plus d’attraits ni de zèle au travail de ses champs.

Mais un jour, revenant du village où il était allé conduire une charge de blé, il put voir Héraldine dans la cour de la ferme de l’Écossais. Il lui fut même loisible de causer cinq minutes. Il put entendre les paroles de gratitude de la Métisse, il put admirer ses grands yeux noirs, si ardents, si tendres, ses lèvres épanouies de sourires si doux, si bons ! Il oublia ses chagrins, ses soucis, et la pensée d’Héraldine demeura un rayonnement dans son âme.

Non… la Métisse n’avait pu, avec la reconnaissance naturelle qui enveloppait tant d’autres qualités exquises, oublier les soins dévouées, si touchants dont l’avaient presque gâtée les Lorrain. Aussi, aux prières récitées par France et Joubert avait-elle fait ajouter : « Seigneur, bénissez François Lorrain et sa bonne mère ! » Douce et sainte supplication jointe à la plus profonde confiance dans la puissance et la bonté de Dieu !…

Cette confiance sublime écartait de l’esprit d’Héraldine tous les soucis, toutes les inquiétudes : avec ses deux petits elle demeurait sereine et heureuse : cette confiance, c’était sa forteresse.

Dieu, néanmoins, dans ses vues profondes, réservait à la Métisse quelques autres épreuves auxquelles la brave fille allait faire face avec sa confiance habituelle et son énergie indomptable.

On était en octobre, époque où les gelées trop hâtives viennent souvent arrêter les travaux de la terre. MacSon et son employé occupaient leurs journées au charriage des blés aux élévateurs du village. Hansen était ivrogne, et l’Écossais qui aimait à boire un coup par çi par là, finissait par accorder le pas à son employé. C’est ainsi que chaque soir ils arrivaient à la ferme très en train tous les deux.

À ces moments, ces deux hommes paraissaient les meilleurs amis du monde et, à table, leurs familiarités les portaient à tenir des conversations assez équivoques. Héraldine demeurait froide et indifférente, comme si elle eût été sourde à leurs expressions grossières, aveugle à leurs sourires gras.

Mais Esther fronçait les sourcils et pinçait les lèvres ; et si elle ne parlait pas du moins elle faisait voir que ces sortes de conversations étaient fort mal venues.

Un soir que les hommes ne rentraient pas à l’heure accoutumée, Héraldine, sur le conseil d’Esther, alla se coucher : la jeune fille verrait au souper des deux hommes. Ceux-ci arrivèrent peu après, ayant bu un peu plus que de coutume. Hansen était en un tel état d’ébriété qu’il se tenait difficilement debout. Et ce soir-là, à table, les deux buveurs avaient la parole plus libre et le rire plus fréquent. À chaque fois qu’Esther apportait un aliment ou un ustensile réclamé par l’un des deux compères, Hansen ne manquait pas d’un clin-d’œil impudent, d’un sourire fat ou d’un mot équivoque. Par deux fois Esther lui ordonna, sur un ton sévère et méprisant, de garder pour d’autres filles ses drôleries.

MacSon, une fois, éclata d’un gros rire et, la voix zézayante, dit à sa fille ;

— Hé, là, mon Ezz… ther ! te fâge pas… pour rire qui dit za !…

La jeune fille ne répliqua pas, mais son regard courroucé leur fit comprendre qu’elle n’était nullement disposée à la plaisanterie.

Mais cette remarque de MacSon avait paru encourager les velléités audacieuses et saugrenues de Hansen. Pendant qu’Esther s’était retirée dans la salle voisine, le Suédois dit assez haut pour être entendu de la jeune fille :

— Je gage, MacSon, que tu serais pas fâché d’avoir un gendre comme moi ?…

Et Hansen riait d’un rire aviné, stupide.

Dans un autre moment l’Écossais eût passé l’imprudent par une fenêtre. Mais les effets singuliers de l’alcool lui ôtaient tout bon sens et tout raisonnement. Il ne voulait que rire, et rire de tout et à propos de tout.

Ce fut donc en riant aux éclats qu’il répondit :

— Commence d’abord par te jeter aux genoux de la belle !

— Ça prendra pas ! fit Hansen en branlant la tête avec doute.

— Essaye quand même.

— Non… il y a l’autre…

— L’autre ?

La figure de MacSon se figea tout à coup de surprise, et ses yeux bleus, sombres et méchants, interrogeaient avidement le Suédois.

— Quoi ! tu sais pas ?

— Non. Parle et dis ce que tu sais, toi, si tu sais quelque chose !

Et cette fois, MacSon, croyant que Hansen allait tenter quelque calomnie, s’apprêtait à sauter sur lui et lui régler son compte.

À cette même minute Esther, toute pâle, parut dans la porte de la salle.

Elle s’était arrêtée, et ses regards un peu effrayés se posaient sur le vilain Suédois.

Lui, partit de rire, et bredouilla, un peu gêné :

— Tiens !… c’est elle-même qui va nous conter ça !

MacSon regarda sa fille d’un air soupçonneux. Et le visage altéré d’Esther lui fit penser que les suggestions de Hansen étaient basées sur des faits authentiques, il gronda :

— Esther, je veux savoir la vérité.

La jeune fille tressaillit, ses joues s’empourprèrent vivement, une flamme de colère brilla dans ses regards moins timides. Désignant le Suédois qui ne savait comment garder une contenance, elle jeta ces trois mots avec mépris :

— Cet homme ment !

MacSon laissa peser sur Hansen un regard terrible. Ce regard semblait dire :

— Si tu mens, gare à toi !

Hansen vit le regard et comprit la menace. Cette menace fit sourdre en lui une rage soudaine. Un moment, les deux amis de l’instant d’avant se mesurèrent d’un regard chargé d’éclairs et de défi. Mais la mine plus redoutable du fermier parut en imposer à l’autre. Il retraita, refoula sa fureur, ravala les mots insultants qui allaient faire éclater la foudre. Il essaya un sourire indifférent et dit :

— Si j’ai menti, c’est pas de ma faute. Je parle d’après ce qu’on rapporte au village.

— Et qu’est-ce qu’on rapporte ? interrogea sourdement MacSon.

— Eh bien ! on dit que Lorrain veut épouser votre fille.

À ces paroles à peines achevées l’Écossais bondit jusqu’à Esther qu’il venait de voir défaillir. Il lui entoura le cou de ses deux mains puissantes, et serra brutalement. Un spasme secoua la jeune fille. MacSon, rugissant, la face rouge, crispée, collée sur la figure livide d’Esther, demanda :

— Tu aimes Lorrain ?

— Vous m’étouffez ?… bégaya Esther qui cherchait à se déprendre de l’étreinte.

— Ah ! tu aimes ce français damné !

— Laissez-moi !… put encore murmurer faiblement Esther.

— Je veux savoir… hurla MacSon. Parle… parle vite, ou Dieu me damne…

Il s’interrompit pour desserrer un peu ses doigts.

— Chassez cet homme ! souffla Esther.

— Parle d’abord !

— Non… Oh ! papa… vous allez m’étouffer !

— Je t’étoufferai, si tu ne me dis pas tout ce que je veux savoir ! Tu me connais ! et il vaut…

Il s’interrompit de nouveau en voyant Héraldine qui, toute blanche dans sa longue robe de nuit, apparaissait tout à coup comme un fantôme. Livide, elle aussi, et tremblante, elle regarda Hansen qui, indifférent en apparence à la scène qui se passait sous ses yeux, mangeait et buvait.

Héraldine dressa vers l’étranger un index menaçant, tragique, et d’une voix profonde elle dit :

— Cet homme, monsieur MacSon, est un scélérat. Esther, vous le savez, est comme ma fille, et je réponds d’elle !

— Mais si ce qu’on dit au village… voulut répliquer le fermier.

— Laissez donc dire les gens. On ne peut pas arrêter les langues, de même qu’on ne peut arrêter le vent. Le monde fait des suppositions du fait qu’on a vu François Lorrain venir souvent à la ferme. Chacun, à sa façon, a interprété un voisinage bien ordinaire. Voilà tout.

Ces paroles et leur sincérité parurent satisfaire MacSon. Il abandonna Esther qui s’enfuit, pleurante, et revint sans mot dire s’asseoir à table. Héraldine, sans plus, remonta à sa chambre. Quant à Hansen, il ne souffla mot ; mais un sourire mauvais semblait dire :

— Tout ça n’est pas fini… j’aurai mon tour !