La métisse/Chapitre XXII

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Éditions Édouard Garand (p. 32-35).

XXII


Ce soir-là MacSon retourna seul à la ferme. Ou mieux, il rentra chez lui vers la fin de l’après-midi, ayant laissé son « futur gendre » ivre-mort dans un hôtel.

Malgré un fort bon nombre de consommations, l’Écossais gardait toute sa raison ; et, pour ne pas paraître avoir bu, il s’efforçait de guider ses paroles et ses gestes avec le naturel ordinaire.

Il fit son « train », comme on dit, et par extraordinaire, avec une complaisance qui étonna Héraldine et Esther, le fermier tira les vaches.

Ce dimanche soir, le souper fut joyeux. L’Écossais raconta des histoires de son temps, et il narra très mal certaines légendes des clans écossais. Il eut des attentions pour Héraldine, dos regards de tendresse pour Esther, des caresses pour France et Joubert qui n’en revenaient pas. Après le repas, il attira Joubert sur ses genoux, puis France, qui à contrecœur se laissèrent faire tous deux, gênés, sans mot dire. Et MacSon, ayant fouillé ses poches, trouva des bonbons qu’il offrit aux petits. C’était un revirement si soudain chez cet homme, que, loin de se réjouir, Héraldine eut peur. Ce calme étrange de MacSon lui faisait appréhender un orage prochain. Cette paternelle tendresse qui se révélait si inopinément lui fit présager un malheur. Et, chose plus stupéfiante encore, lorsque le couvert fut enlevé et que la Métisse eut terminé sa besogne du soir, MacSon dit aux deux enfants sur un ton doux et bienveillant, qui contrastait si étrangement avec ses façons rudes d’avant :

— À présent, petits, montez faire « vos prières » et vous coucher !

Héraldine, n’en pouvant croire son entendement, regarda le fermier avec stupéfaction. Lui, sourit avec bonhomie. Quant à France et Joubert, ne comprenant rien à tout cela, ne sachant à quoi attribuer cette conduite mystérieuse de leur père, regardèrent tour à tour l’Écossais et la Métisse, et, silencieux, troublés suivirent la servante à l’étage supérieur.

Mais avant qu’Héraldine n’eût disparu dans l’escalier, MacSon, avec un accent peu rassuré, demanda :

— Vous ne vous couchez pas de suite, Héraldine ?

— Non… pas de suite… balbutia-t-elle dans son étonnement.

— En ce cas, reprit le fermier, quand les enfants dormiront, redescendez : j’ai besoin de vous parler.

— C’est bien, je descendrai.

Et la Métisse, songeuse, effrayée presque, monta lentement l’escalier.

Une demi-heure après MacSon l’entendit revenir, et en même temps il put entendre Esther qui, dans sa chambre, fredonnait.

— Bon ! pensa MacSon, pourvu qu’elle continue de chanter ainsi pour un quart d’heure encore !

Car le fermier ne désirait nullement qu’Esther entendit ce qu’il avait à confier à la Métisse.

C’est avec un sourire du meilleur accueil qu’il reçut Héraldine et en lui indiquant un siège près du poêle. En ce mois d’octobre les nuits étaient froides, et l’on ne négligeait pas d’entretenir un bon feu. Aussi, en pénétrant dans ce logis bien tiède où chaque chose était à sa place, où reluisait une parfaite propreté dans ce foyer calme, serein, dont le silence n’était troublé que par un fredonnement léger et joyeux, on eût juré que, là, existait un bonheur sans mélange.

MacSon avait tiré un cigare de sa poche et l’avait allumé d’une main qu’Héraldine crut voir trembler légèrement. Après avoir tiré quelques bouffées de son cigare, l’Écossais commença la conversation par ces paroles :

— Héraldine, je veux d’abord vous faire mes excuses que vous devez attendre depuis longtemps.

Il se tut, et parut s’écouter comme si les paroles qu’il venait de prononcer eussent produit sur son entendement une étrange impression.

Très surprise par ce préambule, Héraldine fixait sur l’Écossais ses grands yeux noirs aux regards immobiles et perçants.

Le fermier ne la regardait pas ; il s’amusait à tourner son cigare fumant entre ses gros doigts.

Il poursuivit, après avoir repris fortement haleine :

— Je n’ai jamais oublié que j’ai eu de grands torts à votre égard…

— N’en parlez pas, monsieur MacSon, interrompit la Métisse, gênée ; moi, j’ai tout oublié.

MacSon la considéra, très surpris, interloqué.

— Vous ne voulez pas, reprit-il avec effort, que je m’excuse ?

— Tout est excusé depuis longtemps. C’est oublié.

— Vous ne m’en voulez donc pas ?

— Pourquoi ? J’ai eu mes torts aussi… je n’ai pas toujours obéi à vos ordres.

— Bah ! se mit à rire MacSon, vous avez bien fait de ne pas agir comme je vous disais, puisque je disais des sottises.

Héraldine ne répliqua pas. Elle baissa les yeux, pensive et très stupéfaite. Une vague inquiétude en même temps pénétrait peu à peu dans son esprit.

— Donc, je garde pour moi tous les torts, continua l’Écossais qui avait paru reprendre un peu d’aplomb. Et que vous le veuillez ou non, je me sens forcé de vous demander pardon. Au reste, j’ai décidé de réparer ma conduite brutale envers vous. Je vous ai faite malheureuse, je veux…

Héraldine l’interrompit :

— Non, non, ne dites pas cela… j’ai toujours été heureuse.

— Admettons. Moi, je veux vous faire plus heureuse, si c’est possible.

Et la voix de MacSon trembla tellement à ces derniers mots, que la Métisse eut le vague pressentiment de ce que MacSon allait formuler.

Alors, elle se raidit, imposa à sa volonté un calme de roc, à son visage un masque d’insensibilité, et elle attendit.

Le fermier, tout au travail d’arranger les mots nécessaires pour exprimer sa pensée, ne soupçonna nullement qu’il était deviné. La figure tranquille d’Héraldine, ses regards candides, remontèrent le courage de l’Écossais.

Il reprit :

— Héraldine, je ne veux pas vous en imposer, je ne cherche pas à passer outre à votre volonté… je ne voudrais pas paraître trop osé… et je vous demande de ne pas me trop mal juger… Seulement, dans ma situation, que vous connaissez bien…

MacSon s’arrêta, hésitant. Il avait tellement de difficultés à formuler ses sentiments et ses idées, qu’il finissait par s’égarer et par ne plus se comprendre. Tout de même, par un effort énorme, il arriva au bout de son boniment :

— Oui, reprit-il, vous connaissez ma situation… et je veux vous dire que j’ai résolu de me remarier.

Par ces dernières paroles Héraldine se crut déroutée : MacSon, par crainte de ridicule, ne voulait pas exécuter une résolution de ce genre sans demander l’opinion d’autrui ; et il avait choisi Héraldine, sachant qu’elle garderait pour elle-même ce qu’il venait de lui confier. Qu’avait-elle donc pensé ou espéré, la pauvre fille ? Elle devait bien s’imaginer, eût-elle le moindre bon sens, que MacSon n’était pas homme à prendre pour femme une vulgaire servante, et encore moins une Métisse et une catholique ! Elle s’était bien sottement trompée ! Mais, aussi, les périphrases du début avaient paru avoir une telle signification pour elle… Mais elle voyait clair, maintenant : oui, MacSon voulait, simplement avoir son idée ! Or, l’idée d’Héraldine, tout à coup, la fit frémir et sema par tout son être une grande épouvante. Elle se sentit envahir par une soudaine faiblesse, à tel point qu’elle eut peur de s’évanouir. Et cette idée qui la renversait était celle-ci : si MacSon se remariait, il n’aurait plus besoin d’une servante ! France et Joubert auraient une belle-mère… une femme qui, peut-être, les rendrait malheureux ! Une Anglaise, peut-être, qui leur donnerait une éducation saxonne et protestante, et, peut-être encore, aucune éducation du tout !

Mais comme elle ne voyait dans le maintien et la physionomie du fermier rien qui pût justifier ses épouvantes, elle reprit un peu d’espoir. Mais elle voulut, en avoir le cœur net tout de suite, et elle demanda, tout anxieuse :

— Si vous vous remariez, vous n’aurez pas besoin d’une servante ?…

Avec ces paroles MacSon reçut au cœur une joie éperdue : il devina qu’Héraldine tremblait de se voir séparée des enfants. Il pensa, peut-être avec justesse, ceci :

— Héraldine, pour rester auprès des enfants, ne peut me refuser !

Et cette pensée l’enhardit. Il ébaucha un sourire d’assurance, fuma une seconde, et répondit :

— Il est vrai qu’en me remariant je n’aurai plus besoin d’une servante ; seulement, je n’ai pas dit que je vous renverrais.

Le sein d’Héraldine se souleva violemment, l’espoir et la crainte se disputaient sa pensée. Elle avait donc bien compris, en premier lieu, les projets du fermier. À moins que MacSon se plût à se moquer d’elle ! Qu’est-ce que tout cela signifiait au juste ? MacSon devina l’embarras de sa pensée et le mystère autour elle tournait ; il s’était si mal expliqué aussi ! De suite il décida de jeter un jet de lumière dans l’esprit de la Métisse.

— Vous n’avez pas l’air de me comprendre, Héraldine ? Excusez-moi, je ne sais pas m’expliquer comme un homme instruit. Mais si j’avais mentionné le nom de la femme que je veux épouser, peut-être que…

Il s’arrêta, manquant de courage à nouveau ; et l’on eût dit qu’un hoquet de gêne venait d’obstruer son gosier.

Mais Héraldine, cette fois, comprenait clairement. Aussi, ne put-elle s’empêcher de rougir de gêne d’abord sous l’œil bleu et papelard de l’Écossais ; et de plaisir, ensuite en songeant qu’il n’allait dépendre que d’elle-même de demeurer toujours avec Joubert et France.

Or, MacSon poursuivait, après avoir toussé fortement pour dégager sa voix :

— …peut-être que vous m’auriez de suite compris.

— Oui, peut-être… souffla Héraldine qui ne savait que dire.

— J’aurais donc dû expliquer, continua MacSon sans regarder la Métisse, que la femme que je désirais marier, c’était vous !…

Héraldine attendait ces deux mots ; elle avait redouté de les entendre, tout autant que MacSon avait redouté de les prononcer. Et, à présent qu’ils étaient dits ces deux mots, elle se sentait soulagée. Mais il en fut bien autrement de MacSon ; c’est comme si on lui eut ôté sur le dos le poids d’une montagne, et sur sa poitrine, qu’il avait puissante, pourtant, une meule de moulin. Comme s’il eût en horreur d’entendre à ses oreilles l’écho de ses dernières paroles, MacSon, pâle, tremblant, se mit à tousser, à éternuer avec fracas. Mais ce fracas, dont tremblait la maison entière, il voulut de suite l’expliquer par ces paroles à peine bredouillées :

— La fumée de mon cigare… décidément, je ne sais plus fumer…

Héraldine n’avait rien dit. Elle avait seulement abaissé ses paupières et souri. Elle ne pouvait parler d’ailleurs, ne trouvant rien à répondre sur le coup. Et puis, elle préférait attendre que MacSon lui posa la question plus directement.

Eh bien ! l’Écossais la posa la question… Avec le soulagement qu’il venait d’éprouver, avec le sourire qu’il avait vu courir sur les lèvres d’Héraldine, — sourire qu’il avait interprété, sinon comme un consentement, non comme un refus positif du moins, — MacSon se raffermit, reprit toutes ses audaces de montagnard, retrouva toutes ses forces d’hercule, et dit :

— Héraldine, je vous demande de devenir ma femme…

Il s’interrompit, ne pouvant en dire davantage, et laissa flotter sur la Métisse un regard inquiet.

Cette fois, Héraldine se vit bien obligée de répondre. Elle le fit avec calme, sans trop de timidité, parce qu’elle avait eu le temps de préparer sa réponse.

— Monsieur MacSon, vous me faites une demande à laquelle je ne pouvais m’attendre. Un patron qui soumet une telle proposition à sa domestique… Vous devez comprendre ma surprise et mon émoi…

— Oh ! je comprends tout ça, en vérité, s’écria MacSon. Mais dites-vous bien qu’en ce moment je ne vous considère pas comme une domestique. Vous êtes une femme qui s’est imposée à mon admiration, une femme qui aime mes petits plus qu’elle-même, une femme seule au monde ; et à cette femme je dis : Soyez la maîtresse ici et non plus la servante !

Pour la première fois peut-être MacSon s’écouta parler, et il se félicita en lui-même d’avoir trouvé des paroles irrésistibles. Cette satisfaction de son savoir-faire doubla sa hardiesse. Ce fut presque avec volubilité qu’il poursuivit :

— D’abord, Héraldine, sachez que je vous aime… Je vous ai toujours admirée et aimée ; et je suis sincère. J’avoue que j’ai été bien stupide avec vous, mais savez-vous pourquoi ? C’était la jalousie…

Héraldine le considéra avec surprise.

— Oui, la jalousie, répéta MacSon. Et cette jalousie provenait de l’amour profond que vous ont donné mes enfants. Je me disais que vous me les preniez, et cela me fâchait, m’enrageait. Et je vous aimais… et me disant que vous ne m’aimiez pas, que vous ne m’aimeriez jamais, ma rage augmentait. Si elle voulait être ma femme ! me disais-je souvent, comme cela arrangerait toute chose pour le mieux ! Et alors je me mettais dans la tête que vous ne consentiriez jamais à devenir ma femme ! Voyez-vous dans quel état d’esprit je me trouvais ?

À la fin, à force de se croire sincère, MacSon paraissait tel. Dans un sens il pouvait l’être : car l’amour, souvent, n’étant qu’une forme ou un côté de l’admiration, pouvait germer dans le cœur de l’Écossais aussi bien qu’ailleurs. ! MacSon pouvait aimer Héraldine pour les belles qualités d’âme et de cœur que possédait cette fille modeste. Ensuite, pouvait-il trouver une femme qui choyât ses enfants davantage, plus intéressée à son foyer, plus soumise, plus fidèle ? Héraldine était un trésor, et il le savait. Aussi, en face de ces vérités, MacSon était assurément capable d’éprouver un sentiment qui n’était pas loin de l’amour !

Seulement, il oubliait un peu que ce trésor n’était pas fait pour être palpé par des mains comme les siennes, qui pouvaient ou pourraient être sacrilèges ! Il oubliait qu’aux plus sublimes vertus, il n’aurait à allier que des vices ! Il oubliait qu’à un tempérament fait de douceur, de générosité, de renoncement, il n’aurait à mettre en vis-à-vis qu’un caractère emporté, égoïste et jaloux ! Et cependant, MacSon, en parlant de son amour, entendait, ou plutôt il se disait qu’il modèlerait sa conduite future sur celle de sa femme, qu’il écarterait de lui le vice, qu’il réformerait son caractère, bref, qu’il se ferait meilleur et deviendrait un mari parfait ! Et il prenait les plus fortes résolutions ; il s’armait, pour ainsi dire, en face de la lutte inévitable qu’il était assez sensé pour entrevoir : lutte contre ses passions ! Et là encore MacSon se croyait sincère.

Sincère !… Hélas ! la sincérité n’est souvent chez trop de mortels qu’un fard hâtivement appliqué qu’effacera la première humidité. La sincérité est, au fond, une monnaie… une monnaie très courante même ! Si courante, qu’elle ne reste guère en porte-feuille. Or, MacSon avait tout au moins de cette sincérité : venue l’occasion, il saisissait la monnaie en circulation et payait !

Avec son âme simple et candide, Héraldine, était susceptible de croire en MacSon. Mais pouvait-elle accepter d’être sa femme ? L’hypothèse est peu plausible après tout ce qu’elle avait souffert aux mains de ce bourreau. Le bourreau s’excusait, il est vrai, il se repentait, il s’humiliait, prêt à faire œuvre d’abnégation, à entreprendre l’impossible pour faire oublier ses brutalités.

Héraldine, avec les sentiments divers qui l’agitaient, ne crut pas devoir prendre une décision immédiate, et voici ce qu’elle répondit :

— Monsieur MacSon, j’apprécie beaucoup ce que vous dites et pensez de moi. Mais à votre demande je ne puis, de suite et sans réflexion, vous donner la réponse que vous attendez. Je vous prie de m’accorder deux jours — ce n’est pas long — et je vous dirai franchement, alors ce que j’aurai décidé.

MacSon aurait bien voulu avoir à l’instant un consentement ; mais il dut se contenter de l’espoir que paraissait lui laisser Héraldine.

— Deux jours ? Soit, admit-il. J’attendrai deux jours.