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La palingénésie philosophique/Du rappel des idées par les mots

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 118-128).

Du rappel des idées

par les mots.

L’ostracisme étoit un bannissement de dix ans introduit par les athéniens contre les citoyens que leurs richesses ou leur crédit rendoient suspects. On écrivoit le nom du coupable sur des coquilles, & c’est de là que l’ostracisme tiroit sa dénomination : le mot grec ostracon signifie coquille. Le nombre des suffrages devoit excéder celui de 600.

J’ai lu autrefois ce trait d’histoire, & je n’en ai retenu autre chose sinon que l’ostracisme étoit un bannissement de dix ans, auquel on condamnoit les citoyens trop accrédités.

Je relis par hazard ce trait d’histoire, & j’ai un leger souvenir de l’avoir lu. Cependant si l’on m’avoit demandé l’origine du mot ostracisme, je n’aurois pu l’indiquer[1].

Je veux approfondir un peu ce petit fait, & lui appliquer mes principes psychologiques pour mieux juger de leur probabilité.

J’ai admis que toutes nos idées tirent leur origine des sens, & j’en ai dit la raison, §. 17, 18[2]. J’ai prouvé que la mémoire tient au corps, §. 57, & que le rappel des idées par la mémoire tient aux déterminations que les objets impriment aux fibres des sens, & qu’elles conservent. §. 58, 59 & suivans. J’ai montré enfin, que chaque idée doit avoir dans le cerveau des fibres qui lui soient appropriées & au jeu desquelles le rappel de l’idée ait été attaché. §. 78, 79 & suivans.

Il me suffit d’avoir rappellé ces principes généraux ; je viens à leur application au cas que je me propose d’analyser ici.

J’avois retenu le mot ostracisme ; je me rappellois fort bien que c’étoit un bannissement de dix ans. Je me rappellois encore qu’il ne portoit que contre les citoyens trop accrédités.

Le faisceau de fibres approprié au mot ostracisme avoit donc conservé les déterminations que la lecture du mot lui avoit imprimées.

Mais, si ce mot ne réveilloit rien dans l’esprit, il seroit vuide de sens. Afin donc que j’aye l’idée que l’institution lui a attaché, il faut nécessairement qu’il réveille chez moi l’idée de bannissement.

Cette idée de bannissement ne suffiroit pas même pour me donner le sens complet du mot, parce qu’elle seroit trop vague ; car l’ostracisme n’est pas le synonime de bannissement : tout bannissement n’est pas un ostracisme.

L’ostracisme réveille donc chez moi l’idée d’une espèce particulière de bannissement, & si ma mémoire n’est pas tout à fait infidèle, elle déterminera l’idée à un bannissement de dix ans.

Le faisceau de fibres auquel est approprié le mot ostracisme, ébranlera donc les faisceaux auxquels sont appropriés les mots bannissement de dix ans.

Mais, ces mots bannissement de dix ans seroient eux-mêmes vuides de sens, s’ils ne réveilloient pas confusément dans l’esprit l’idée d’une sorte de peine, & celle d’un certain espace de tems.

Les faisceaux appropriés aux mots bannissement de dix ans, ébranlent donc à leur tour plus ou moins foiblement d’autres faisceaux auxquels tiennent les mots ou les signes représentatifs de peine & de tems.

Les faisceaux appropriés à ces derniers mots pourront ébranler de même d’autres faisceaux auxquels tiendront quelques images ou quelques idées analogues à ce que ces mots sont destinés à représenter.

Je me rappelle donc très distinctement, que l’ostracisme est un bannissement de dix ans. Je me rappelle encore que ce bannissement ne portoit dans son institution que contre les citoyens trop accrédités.

Les faisceaux appropriés aux mots bannissement de dix ans tiennent donc encore à d’autres faisceaux auxquels sont attachés les mots citoyen & accrédité. Ceux-ci réveillent quelques uns de leurs analogues etc.

Mais ; pourquoi le mot ostracisme ne me rappelloit-il pas les mots coquille, athéniens, suffrages ?

Il est très clair que les fibres appropriées à ces différens mots n’avoient point perdu les déterminations que la lecture de ces mots leur avoit imprimées, & que la répétition assés fréquente des mêmes sons avoit dû naturellement fortifier. Il n’est pas moins clair que ces mots avoient contracté dans mon cerveau une multitude de liaisons diverses, suivant l’emploi que j’avois eu occasion d’en faire soit en conversant, soit en écrivant.

J’ai montré en plusieurs endroits de mon livre, que les liaisons qui se forment entre nos idées de tout genre en supposent de pareilles entre les fibres sensibles de tout genre. Nos idées de tout genre tiennent à des signes qui les représentent. Ces signes sont pour l’ordinaire des mots. Ces mots sont rappellés par la mémoire. Il est bien démontré que la mémoire a un siége purement physique. Des accidens purement physiques la détruisent : on perd totalement le souvenir des mots ; on oublie sa langue maternelle. La conservation des mots ou des signes de nos idées par la mémoire, tient donc à des causes physiques. Ces causes peuvent-elles être autre chose que l’organisation & l’arrangement des fibres du cerveau ?

Si notre ame n’a l’idée d’un objet que par l’action de cet objet sur les fibres sensibles qui lui sont appropriées, il est bien naturel, que le rappel de cette idée par la mémoire ou sa reproduction, dépende de la même cause qui en avoit occasionné la production.

Il faut donc que nos fibres sensibles de tout genre soyent organisées & arrangées de maniére dans le siége de l’ame, qu’elles retiennent pendant un tems plus ou moins long les déterminations qu’elles ont reçuës de l’action plus ou moins réïtérée de leurs objets, & qu’elles puissent contracter entr’elles des liaisons en vertu desquelles elles puissent s’ébranler réciproquement.

Pour que des fibres sensibles de même genre ou de genres différens puissent s’ébranler réciproquement, il faut de toute nécessité qu’elles communiquent les unes aux autres immédiatement ou médiatement.

L’ébranlement dont il s’agit est une impulsion communiquée : afin que cette impulsion se propage d’une fibre à d’autres fibres, il est bien évident qu’il faut ou que la fibre muë tienne immédiatement aux fibres à mouvoir, ou qu’elle y tienne par quelque chose d’intermédiaire qui reçoive l’impulsion & la transmette.

Je me suis beaucoup étendu dans les chapitres XXII & XXV sur cette communication des fibres sensibles & sur ses effets. J’ai donné le nom de chaînons à ces parties, quelles qu’elles soient, par lesquelles je conçois que les fibres sensibles de différentes espèces ou de différens genres tiennent les unes aux autres, & agissent les unes sur les autres.

J’ai supposé que ces chaînons étant destinés à transmettre le mouvement & un certain mouvement d’un faisceau à un autre faisceau ou simplement d’une fibre à une autre fibre, avoient reçu une structure rélative à cette importante fin. Je n’ai pas entrepris de déviner cette structure ; l’entreprise eut été vaine ; je me suis borné à en considérer les effets, & à m’assurer de leur certitude.

J’ai cru cette certitude, parce qu’elle m’a paru rigoureusement prouvée. Non seulement une sensation nous rappelle une sensation de même espèce ; un son, par éxemple, nous rappelle un autre son, une couleur nous rappelle une autre couleur ; mais nous éprouvons encore qu’un son nous rappelle une couleur. Le son tient à des fibres de l’ouïe, la couleur tient à des fibres de la vuë : les fibres de l’ouïe & celles de la vuë communiquent donc entr’elles.

Le même raisonnement s’applique aux autres sens : les fibres de tous les sens communiquent donc les unes aux autres.

Si la mémoire d’un mot tient aux déterminations que les fibres appropriées à ce mot ont contractées, le rappel d’un mot par un autre mot, doit tenir essentiellement aux déterminations que les chaînons qui lient les deux faisceaux auront contractées & conservées.

J’ai exposé dans le chapitre IX mes principes sur cette habitude que les fibres contractent, sur la manière dont elle s’enracine ou s’affoiblit. J’y suis revenu dans le chapitre XXII.

Les liaisons que le mot ostracisme avoient contractées dans mon cerveau avec le mot coquille ; celui-ci avec le mot athéniens ; ce dernier avec le mot suffrages ; ces liaisons, dis-je, s’étoient presque entiérement effacées, & je ne pouvois me rappeller l’origine de l’ostracisme.

Le faisceau approprié au mot ostracisme, ne pouvoit donc ébranler le faisceau approprié au mot coquille, ou s’il l’ébranloit, ce n’étoit point assez fortement pour faire sur mon ame une impression sensible, & qui lui soumit, en quelque sorte, le trait d’histoire dont il s’agit.

Le chaînon ou les chaînons qui lient les deux faisceaux avoient donc perdu les déterminations en vertu desquelles les deux faisceaux s’ébranloient autrefois reciproquement. Il en alloit de même du faisceau approprié au mot coquille rélativement à ceux auxquels tenoient les mots athéniens, suffrages, etc.

Je ne me flatte pas d’avoir résolu ce petit problême psychologique ; je serai satisfait si j’ai fourni quelque moyen de le résoudre. Je lui ai appliqué des principes qui m’ont paru plus probables que ceux qu’on avoit adoptés jusqu’à moi ; cette application aidera à juger du degré de cette probabilité.

Mais de combien de liaisons diverses le même mot n’est-il pas susceptible ! À combien de mots très différens le mot de coquille ne peut-il point répondre suivant la nature du discours ou le but qu’on se propose en l’employant ! Il faut donc que le faisceau approprié à ce mot soit susceptible de cette multitude de liaisons diverses, qu’il tienne par la culture de l’esprit à une foule d’autres faisceaux, & que le mouvement puisse se propager de ce faisceau à tel ou tel faisceau avec la précision & la célérité qu’éxige la pensée ou la suite du discours.

Quelle merveilleuse composition ceci ne suppose-t-il point dans cet organe admirable qui est l’instrument immédiat des opérations de notre ame ![3] Quel seroit notre ravissement si la méchanique de ce chef-d’œuvre du tout-puissant nous étoit dévoilée ! Nous contemplerions dans cet organe un petit monde, & s’il appartenoit à un leibnitz, ce petit monde seroit l’abrégé de l’univers.

  1. Ceci m’est arrivé au pied de la lettre en lisant l'Article Coquille dans le sçavant Dictionnaire d’Histoire Naturelle de Mr de Bomare, Tom. II. page 98, & c’est ce qui m’a fait naître l’Idée d’analyser sur le champ ce petit Fait psychologique. Ceux de mes Lecteurs qui se trouveront dans des cas analogues, feront bien de les analyser aussi. Ce sera le meilleur moyen de juger de la probabilité & de la fécondité de mes principes.
  2. Essai Analytique sur les Facultés de l'Ame, 1760.
  3. Le célèbre HOOKE ayant supposé qu'une Idée peut se former dans 20 tierces de tems, trouva qu'un Homme amasseroit, dans 100 ans, 9,467,280,000 Idées ou Vestiges : & que si l'on réduisoit cette somme au tiers à cause du sommeil, il resteroit 3,155,760,000 ldées : & enfin qu'en supposant 2 livres de Moëlle dans le Cerveau, il y auroit dans un Grain de cette Moëlle 205452 Vestiges. Physiologie de Mr. HALLER, Tom. V. Liv. XVII. §. VI. Combien la Chose paroitra-t-elle plus admirable encore ; quand on considérera, que les Vestige, dont parle HOOKE, ne résident que dans une très petite Partie du Cerveau, & non dans une masse de ce Viscère aussi considérable que celle qu'il supposoit ! On raisonneroit, sans doute, plus juste, en appliquant à un seul Grain de cette masse, ce qu'il appliquoit à toute la masse. Ce n'est pas à notre Imagination à juger de pareils Objets.