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La palingénésie philosophique/Suite du rappel des idées par les mots

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 129-136).

Suite

du rappel des idées

par les mots.


Quelle que soit la partie du cerveau qui est le siège de l’ame ou l’instrument immédiat de ses opérations, on ne peut s’empêcher d’admettre qu’il est quelque part dans le cerveau un organe qui réünit les impressions de tous les sens, & par lequel l’ame agit ou paroît agir sur différentes parties de son corps.

Nous voyons clairement que l’action des objets ne se termine pas aux sens extérieurs. L’action du son ne se termine pas au tambour, celle de la lumière, à la rétine. Il est des nerfs qui propagent ces différentes impressions jusqu’au cerveau. Ceux qui après avoir perdu le poignet, sentent encore leurs doigts, nous montrent assès, que le siège du sentiment n’étoit pas où il paroîssoit être. L’ame ne sent donc pas ses doigts dans les doigts-mêmes : elle n’est pas dans les doigts. Elle n’est pas non plus dans les sens extérieurs.

Nous sommes fort peu éclairés sur la structure intime du cerveau. L’anatomie se perd dans ce dédale ténébreux. Elle voit les nerfs de tous les sens y converger ; mais, lors qu’elle veut les suivre dans leur cours, ils lui échappent, & elle est réduite à conjecturer, ou à tâtonner.

Nous devons donc renoncer à déterminer précisément quelle est la partie du cerveau qui constitue le siège de l’ame. Un anatomiste célèbre[1] procédant par la voye d’exclusion, a prétendu que le siège de l’ame étoit dans le corps calleux, parce que toutes les expériences qu’il a tentées lui ont paru prouver, que cette partie est la seule qui ne puisse être blessée ou altérée, que les fonctions de l’ame n’en souffrent plus ou moins.

Un autre anatomiste[2] a contredit ce résultat, & a entreprit d’établir sur d’autres expériences, que le siège de l’ame seroit plutôt dans la moëlle allongée. Il produit en sa faveur des faits qui semblent fort décisifs. Je n’en citerai qu’un seul : on connoit des animaux qui n’ont point de corps calleux ; le pigeon, par éxemple, n’en a point,[3] à ce qu’assure cet anatomiste, & nous ne refuserons pas une ame au pigeon.

Quoi qu’il en soit de cette question sur le siège de l’ame, il est bien évident, que tout le cerveau n’est pas plus le siège du sentiment, que tout l’œil n’est le siège de la vision.

Mais ; s’il ne nous est pas permis de pénétrer dans le secret de la méchanique du cerveau, nous pouvons au moins étudier les effets qui résultent de cette méchanique, & juger ainsi de la cause par ses effets.

Nous sçavons que nous n’avons des idées qu’à l’aide des sens ; ceci est une vérité que l’expérience atteste. L’expérience nous apprend encore que nos idées de tout genre s’enchaînent les unes aux autres, & que cet enchaînement tient en dernier ressort aux liaisons que les fibres des sens ont entr’elles.

Il s’ensuit donc que les divers sens dont nous sommes doués ont quelque part dans le cerveau des communications secrettes, en vertu desquelles ils peuvent agir les uns sur les autres.

La partie où ces communications s’opèrent est celle qu’on doit regarder comme le siège de l’ame. Elle est le sens interne.

Cette partie est donc, en quelque sorte, l’abrégé de tous les sens, puis qu’elle les réünit tous.

Mais, c’est encore par cette partie que l’ame agit sur son corps, & par son corps sur tant d’êtres divers. Or, l’ame n’agit que par le ministère des nerfs : il faut donc que les nerfs de toutes les parties que l’ame régit, aillent aboutir à cette organe que nous regardons comme le siège immédiat du sentiment & de l’action. C’est dans ce sens que j’ai dit, que cet organe si prodigieusement composé, étoit une neurologie en mignature.

On voit assès par tout ce que je viens d’exposer, qu’il importe fort peu à mes principes, de déterminer précisément quelle est la partie du cerveau qui constitue proprement le siège de l’ame. Il suffit d’admettre avec moi qu’il est dans le cerveau un lieu où l’ame reçoit les impressions de tous les sens & où elle déploye son activité. J’ai montré que cette supposition n’est pas gratuite, puisqu’elle découle immédiatement de faits qu’on ne sçauroit revoquer en doute.

Toutes nos idées sont représentées par des signes. Ces signes sont naturels ou artificiels.

Les signes naturels sont des images, des sons inarticulés ou des cris, des gestes, etc.

Les signes artificiels sont des figures ou des caractères, des sons articulés ou des mots, dont l’ensemble & les combinaisons forment la parole ou le langage.

Les mots agissent donc sur le cerveau par la vuë ou par l’ouïe, ou par toutes les deux ensemble.

Ainsi les mots ostracisme, coquille, athéniens, ont dans le cerveau des fibres qui leur correspondent, & si ces mots n’ont été que prononcés, ces fibres ne répondront qu’à l’organe de l’ouïe. S’ils ont été écrits & prononcés, ils répondront à la fois à l’organe de la vuë & à celui de l’ouïe.

Les mots dont il s’agit pourront donc être rappellés également par des fibres de la vuë ou par des fibres de l’ouïe.

Et comme nous avons prouvé que les fibres de tous les sens sont liées les unes aux autres, il arrivera que la vuë du mot ostracisme réveillera le son de ce mot, & que le son du mot réveillera de même l’idée des lettres qui le représentent.

Je nommerai faisceaux optiques ceux qui tiennent aux sens de la vuë, & faisceaux auditifs ceux qui appartiennent aux sens de l’ouïe.

Les mots ostracisme, coquille, athéniens tiennent donc à la fois dans mon cerveau à des faisceaux optiques & à des faisceaux auditifs. Ils tiendront plus aux uns qu’aux autres, suivant que ces mots auront affecté plus souvent ou plus fortement la vuë ou l’ouïe.

Nous sommes donc acheminés à admettre dans le siége de l’ame un double systême représentatif des signes de nos idées. Les fibres à l’aide desquelles nous raisonnons, & que j’ai nommées intellectuelles, parce qu’elles servent aux opérations de l’entendement, sont donc des dépendances de la vuë & de l’ouïe. Il est singulier que l’expérience vienne encore prouver ceci. On peut avoir éprouvé, qu’une longue méditation fatigue l’organe de la vuë. C’est au moins ce que j’ai éprouvé plus d’une fois, & si l’organe de l’ouïe n’éprouve pas la même fatigue, c’est, sans doute, qu’il est moins délicat. C’est ce fait assez remarquable que j’avois indiqué dans le §. 851.

Ceux de mes lecteurs qui pourroient avoir été choqués des expressions de fibres intellectuelles comprennent mieux à présent dans quel sens j’ai employé ces expressions. Il est bien évident, que je n’attribue pas à l’entendement ce qui ne convient qu’au cerveau. J’ai peut-être mieux établi qu’aucun auteur dans ma préface & ailleurs, les grandes preuves de l’immatérialité de notre ame, & je m’étois expliqué assez clairement dans ce §. 851. Mais, la plûpart des lecteurs lisent trop rapidement : mon livre demandoit à être un peu étudié.

À Genthod, près de Genève, le 6 de juillet 1766.

  1. Mr. de la Peyronie ; Mém. de l’Acad. Royale des Sc. 1741.
  2. Mr. Lorry ; Sçavans Etrangers ; T. III. p. 344. & suivantes.
  3. Le Corps calleux du Pigeon ne seroit-il point trop déguisé pour être reconnu ? N’y occuperoit-il point une place où on ne le cherche pas, parce qu’on ne s’attend pas à l’y trouver ? Ce ne sont ici que des doutes que je propose ; mais auxquels l’autorité de Mr. de la Peyronie peut donner du poids.