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La palingénésie philosophique/Sur l’association des idées en général

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 137-149).

Sur

l’association des idées

en général.


Les principes que je viens d’appliquer à un cas particulier du rappel des idées par les mots, peuvent s’appliquer facilement à l’association des idées en général.

Un objet fort composé agit à la fois ou successivement sur un grand nombre de fibres sensibles de différens ordres.

En vertu des déterminations que cet objet imprime à ces fibres, elles acquierrent une tendance à s’ébranler les unes les autres, d’une manière rélative à celle dont l’objet agit sur elles.

Si donc une ou plusieurs de ces fibres viennent à être ébranlées, par quelque mouvement intestin du cerveau ou par quelqu’objet plus ou moins analogue, toutes les autres fibres correspondantes seront ébranlées, & retraceront à l’ame cet ensemble d’idées, que l’objet composé y avoit excité par son action sur les fibres.

Ainsi, plus les fibres ébranlées seront nombreuses & mobiles ; plus elles auront de disposition à retenir les déterminations imprimées ; plus l’ébranlement communiqué sera fort & répèté ; & plus les idées qui se retraceront dans l’ame auront de clarté & de force.

Plus ces idées auront de clarté & de force & plus elles influeront sur l’éxercice des facultés intellectuelles & des facultés corporelles.

Un être qui posséde plusieurs sens, est donc susceptible d’un plus grand nombre d’impressions diverses.

Et si le même objet agit à la fois & puissamment sur tous les sens de cet être ; s’il les ébranle dans le rapport qui constituë le plaisir ;[1] l’ame sera entrainée vers cet objet ; la volonté s’appliquera fortement à l’idée très complèxe & très vive qu’il y excitera.

Non seulement la volonté sera déterminée par la présence actuelle de l’objet ; elle le sera encore par le simple souvenir de cet objet.

Ce souvenir sera d’autant plus durable, d’autant plus vif, d’autant plus inclinant ; que l’objet aura agi plus fortement, plus longtems ou plus fréquemment sur tous les sens ou sur plusieurs sens.[2]

En conséquence des liaisons originelles qui sont entre tous les sens, & que les circonstances fortifient ; un mouvement communiqué à un sens ou simplement à quelques fibres d’un sens, se propage à l’instant aux autres sens ou à plusieurs des autres sens ; & l’idée très complèxe attachée à ces diverses impressions à peu près simultanées, se réveille dans l’ame avec plus ou moins de vivacité ; le desir s’allume, & produit telle ou telle suite d’actions.

Appliquès ces principes généraux aux objets de l’avarice, de la gloire, de l’ambition & de toutes les grandes passions : appliquez-les sur tout aux objets de la volupté,[3] plus impulsifs & plus sollicitans encore chez la plûpart des hommes ; & vous expliquerès psychologiquement les principaux phénoménes de l’humanité.

C’est sur ces principes si simples, si féconds, si lumineux que j’essayerois d’élever l’importante théorie de l’association des idées. J’en ai jetté les fondemens dans les chapitres XXV & XXVI de mon essai analytique sur l’ame, auxquels je renvoye.[4] D’autres méditations, & les ménagemens que ma santé éxige, ne me permettent pas de me livrer actuellement à ce travail intéressant, qui fourniroit seul à un traité de morale en forme, & que j’ai souvent songé à composer.

C’étoit un semblable traité que j’avois dans l’esprit, lorsque je composois, il y a neuf ans le §. 821 de mon essai analytique, & que je m’exprimois ainsi. « Je ne finirois point, si je voulois indiquer tout ce qui résulte de l’association des idées. Un bon traité de morale devroit avoir pour objet de développer l’influence des idées accessoires ou associées en matière de mœurs & de conduite. C’est ici qu’il faut chercher le secret de perfectionner l’éducation. Je pourrois bien m’occuper un jour d’un sujet si important & qui a tant de liaison avec les principes de cette analyse. »

Telle est la nature de la volonté, qu’elle ne peut se déterminer que sur des motifs. Je crois l’avoir assez prouvé dans les chapitres XI, XII, XIX de mon essai analytique. J’ai rappellé les principales preuves de cette grande vérité dans l’article XII de mon analyse abrégée.

La science des mœurs ou la morale doit donc avoir pour but de fournir à la volonté des motifs assès puissans pour la diriger constamment vers le vrai bien.

Ces motifs sont toujours des idées que la morale présente à l’entendement, & ces idées ont toujours leur siége dans certaines fibres du cerveau.

La morale fait donc le meilleur choix de ces idées ; elle les dispose dans le meilleur ordre ; elle les associe, les enchaîne, les grouppe dans le rapport le plus direct à son but.

Plus les impressions qu’elle produit ainsi sur les fibres appropriées à ces idées sont fortes, durables, harmoniques, & plus le jeu de ces fibres a d’influence sur l’ame.

Cette action des fibres appropriées aux vrais biens sera donc d’autant plus efficace, qu’elle l’emportera d’avantage sur celle des fibres appropriées aux plaisirs sensuels.

Et parce que la quantité du mouvement dépend du nombre des parties muës à la fois, & de la vitesse avec laquelle elles sont muës ; plus il y aura de fibres appropriées aux vrais biens qui seront ébranlées à la fois, plus elles le seront avec force ; & plus les idées qu’elles retraceront à l’ame influeront sur les déterminations de sa volonté.

C’est par la liaison que la morale sçait mettre entre tous les principes, qu’ils se réveillent les uns les autres dans l’entendement. Or qui dit un principe, dit une notion générale, qui enveloppe une multitude d’idées particuliéres.

La notion générale est donc attachée dans le cerveau à un faisceau principal, qui correspond à une multitude de petits faisceaux & de fibres, qu’il ébranle à la fois ou presqu’à la fois. Ce sont autant de petites forces, qui conspirent à produire un effet général. Le résultat moral de cet effet physique, est une certaine détermination de la volonté.[5]

L’objet d’une passion n’auroit pas une si grande force, s’il agissoit seul : mais ; il est enchaîné à une foule d’autres objets, dont il réveille les idées, & c’est du rappel de ces idées associées qu’il tire sa principale force.

L’or est bien l’objet immédiat de la passion de l’avare : mais ; l’avare n’amasse pas de l’or pour le simple plaisir d’en amasser.

Ce métal lui représente les valeurs, dont il est le signe. Il ne jouit pas actuellement de ces valeurs ; mais, il se propose toujours d’en jouir, & il en jouit en idée. Il fait de son or toutes sortes d’emplois imaginaires, & les mieux assortis à ses goûts & à sa vanité. Il n’oublie point sur tout de se comparer tacitement à ceux qui ne possèdent pas ses richesses. De là naît dans son ame une certaine idée d’indépendance & de supériorité, qui le flatte d’autant plus que tout son extérieur annonce moins.

L’or tient donc dans le cerveau de l’avare à un faisceau principal, & ce faisceau est lié à une foule d’autres, qu’il ébranle sans cesse. À ces faisceaux subordonnés ou associés sont attachées les idées de maisons, d’équipages, d’emplois, de dignités, de crédit, &c. &c. Et combien de faisceaux ou de fascicules tiennent encore au faisceau approprié au mot crédit !

Si la morale parvenoit à substituer à l’idée dominante de l’or celle de libéralité ou de bénéficence ; si elle associoit fortement à cette idée toutes celles des plaisirs & des distinctions réelles attachées à la bénéficence ; si elle prolongeoit cette chaîne d’idées, & qu’elle y plaçât pour dernier chaînon le bonheur à venir ; si enfin, elle ébranloit si puissamment tous les faisceaux & toutes les fibres appropriées à ces idées, que leur mouvement l’emportât en intensité sur le jeu des fibres appropriées à la passion ; si, dis-je, la morale opéroit tout cela, elle transformeroit l’avare en homme libéral ou bienfaisant.

Cette faculté qui retient & enchaîne les idées ou les images des choses, qui les reproduit de son propre fond, les arrange, les combine, les modifie, porte le nom d’imagination.

Il est assés évident que l’imagination décide de tout dans la vie humaine. Le grand secret de la morale consistera donc à se servir habilement de l’imagination elle-même, pour diriger plus sûrement la volonté vers le vrai bien. Tel est le principal but des promesses & des menaces qui étayent la plus sublime de toutes les morales. Le créateur du genre humain pouvoit seul en être le législateur, parce qu’il connoissoit seul le fond de son ouvrage.

La morale philosophique puisera donc son art & ses enseignemens dans la nature de l’homme & ses rélations. Elle en déduira sa destination, & envisagera toutes ses facultés, comme des instrumens, qu’elle doit mettre en valeur, perfectionner de plus en plus, & rendre aussi convergens qu’il est possible vers la grande & noble fin de son être.

Chaque faculté a ses loix, qui la subordonnent aux autres facultés, & déterminent sa manière d’agir. J’ai fort développé cela dans mon essai. La grande loi de l’imagination est celle-ci : lors que deux ou plusieurs mouvemens ont été excités à la fois ou successivement dans l’organe de la pensée, si un de ces mouvemens est reproduit de nouveau, tous les autres le seront, & avec eux les idées qui leur ont été attachées.

Toutes les sciences & tous les arts reposent sur cette loi : que dis-je ! Tout le systême de l’homme en dépend.

La science git dans l’enchaînement des vérités, & cet enchaînement est-il autre chose que l’association des mouvemens dans l’organe immédiat de la pensée ?

Les plaisirs des beaux-arts dépendent tous des comparaisons que l’ame forme entre les diverses sensations ou les divers sentimens que leurs objets font naître chès elle : ces comparaisons dépendent elles-mêmes de l’association des sentimens : plus il y a de sentimens associés, plus ces sentimens sont vifs, variés, harmoniques, & plus la somme des plaisirs qu’ils excitent, s’accroît.

Si les régles générales, les sentences, les maximes, etc. Plaisent tant à l’esprit, c’est sur tout parce qu’elles enveloppent un grand nombre d’idées particuliéres, que l’expérience & la réfléxion ont associées & que la régle ou la maxime réveille aussi-tôt ; etc.

On est étonné quand on vient à analyser toutes les idées que la réfléxion, la coûtume, l’opinion, le préjugé ont associées ensemble & attachées à un seul mot. Les mots de patrie, de vertu, de point-d’honneur en sont des éxemples frappans, qu’il suffit d’indiquer. J’ai analysé le premier dans mon essai §. 264.

L’opinion ne régente le monde, que par les idées associées. Les orateurs & les artistes sçavent bien ceci.[6]

Tout est lié dans la nature ; tous les êtres tiennent les uns aux autres par divers rapports.[7] À ces rapports naturels, déja si multipliés, si diversifiés, se joignent les rapports d’institution, que l’esprit a formés, & qui ne sont ni moins nombreux ni moins diversifiés. La science universelle est le systême général de ces rapports.

Il n’est donc rien d’isolé ou de solitaire dans la nature : le cerveau, destiné à peindre à l’ame la nature, a donc été organisé dans un rapport direct à la nature.[8] Il y a donc entre les fibres sensibles du cerveau des rapports ou des liaisons analogues à celles qui unissent les divers objets de la nature. L’action des objets sur le cerveau détermine l’espèce des mouvemens & l’ordre suivant lequel ils tendent à se propager. Plus le nombre de ces mouvemens associés est grand, plus ils sont variés, distincts ; plus ils représentent fidélement la nature, & plus il y a de connoissances dans l’individu.

Je cours rapidement sur la surface des choses : un torrent m’entraine : je découvre une perspective immense : je voudrois la crayonner ; le tems & les forces me manquent : je suis réduit à en ébaucher grossiérement les premiers traits : le lecteur intelligent finira cette ébauche, & il en verra naître la grande théorie de l’association des idées.

  1. Essai Analytique ; §. 116, 117, 118, 120 & suiv.
  2. Consultez le Chap. IX. de l’Essai Analyt.
  3. Essai Analyt. §. 412. Voyez encore les §. 413, 416.
  4. Je renvoye encore au Chapitre XXII, où je traite de la Méchanique de la Mémoire, & en particulier au §. 651. dans lequel j’esquisse mes Principes sur la Reproduction des Idées associées.
  5. Consultés ici le Chap. XVIII. de l’Essai Analyt. & en particulier les §. 445, 446, 447, 448, 449, 450, 451.
  6. « L’Art du Peintre, du Poëte, de l’Orateur a-t-il un autre objet que d’exciter en nous par des Traits, ou par des Mots, les Idées sensibles les plus propres à nous toucher, & à nous émouvoir ? » Essai Analyt. §. 264.
  7. Essai Analyt. §. 40.
  8. Consultés les §. 367, 368, 445, 446, de l’Essai Analytique. J'évite de me répèter, & je suppose toujours dans ces Opuscules, que mon Lecteur a sous les yeux ceux de mes Ecrits auxquels ils servent de Supplémens