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La petite canadienne/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (72p. 13-17).

IV

OÙ WILLIAM BENJAMIN AJOUTE UN ATOUT À SON JEU


À peu près à la même heure, dans une chambre de l’Hôtel Américain, trois de nos personnages sont réunis : ce sont William Benjamin et les deux compères Alpaca et Tonnerre.

Ce matin-là, la physionomie de William Benjamin est tout à fait rayonnante : ses yeux noirs et brillants, ses lèvres rouges qui ne cessent de sourire, le son musical de sa voix limpide, tout chez lui révèle un joyeux état d’esprit. Mais quand il parle il a encore des accès de cette toux étrange qui, loin de diminuer, semble empirer de jour en jour. On croirait entendre les tousseries d’une poitrinaire. Et lorsque, à la fin, il devient tracassé par des accès répétés, il murmure avec humeur, mais sans toutefois perdre son sourire tout à fait :

— Est-ce possible que je ne me débarrasserai jamais de ce vilain rhume ?… Je le soigne assez bien pourtant !

Et alors il tire une bonbonnière, y puise une petite pastille rosée, l’introduit dans sa bouche et reprend la conversation.

Quand à Tonnerre et Alpaca, ils ont tous deux une mine fort battue, et la pâleur de leur visage tiré indique assez la ripaille de la nuit précédente. Ils écoutent avec une attention religieuse les paroles de William Benjamin.

— Mes bons amis, disait ce dernier, puisque, grâce à votre précieux concours, nous avons pu recouvrer le modèle et les plans de Monsieur Lebon, c’est de ce dernier que nous allons à présent nous occuper. Il y a pour nous un mystère formidable à éclaircir, mystère qui s’appelle : Lebon-Kuppmein ! Qu’est devenu Pierre ? Qu’est devenu Kuppmein ?… Selon mon humble avis, retrouver l’un ou l’autre, c’est retrouver les deux, car tous deux sont disparus le même jour et au même endroit. Mais une chose certaine, c’est qu’il y a là-dessous du Rutten, et une autre chose non moins certaine, c’est qu’il y a mêlée à tout ce mystère une femme ! Quelle est donc cette femme et quel est le but qu’elle poursuit ? Mystère encore ! Seulement dans la lourde besogne qui s’impose nous allons essayer cette théorie policière : … Cherchons d’abord la femme !

— Belle théorie, en vérité, fit Tonnerre la voix très enrouée… Cherchons la femme !… Il me semble que la théorie vaudrait mieux s’il y avait un nom au bout de la femme, quand ce ne serait qu’un tout petit nom qui, tout probablement, suffirait à nous mettre la main au bout du fil de…

Tonnerre se tut pour chercher le nom qui lui manquait.

Alpaca vint à son secours.

— D’Ariane… Maître Tonnerre, dit-il gravement.

— Merci, cher Maître, c’est bien ça… le fil d’Ariane. Vraiment, vous avez une mémoire mythologique !

Benjamin fit entendre un petit rire clair.

Alpaca demeura sombre et grave, et Tonnerre poursuivit :

— Donc, je crois qu’il n’est rien comme un nom… tout est là, et, suivant moi, la besogne est à moitié faite.

— Vous croyez ? fit Benjamin en riant. Eh bien ! Je vais vous dire le nom de la femme mystérieuse…

— Ah ! ah !

— Cette femme, poursuivit Benjamin, s’appelle : Miss Jane !

— Miss Jane ! répéta Tonnerre en se frappant le front.

— Vous la connaissez ? demanda Benjamin surpris par le geste de Tonnerre.

— Non… Je grave seulement ce nom dans mon souvenir.

Il ajouta en regardant son camarade :

— Vous avez compris, cher Maître ?… MISS JANE !

Alpaca se contenta de pencher la tête, geste qui lui était facile ce matin-là à cause de l’énorme lourdeur de cette tête.

— Voici donc, reprit Benjamin, vos instructions pour les jours qui vont suivre. Dès ce matin vous allez vous attacher aux pas du capitaine Rutten et vous ne le perdrez pas de vue. En quelque maison qu’il entre, hôtel ou édifice quelconque, tâchez de savoir ce qu’il y a fait, avec qui il a parlé, et prenez bonne note des noms et adresses des personnages qu’il visite. Je vous conseille aussi de pousser l’indiscrétion à surprendre les conversations du capitaine, tout en vous gardant de susciter l’éveil ou le soupçon. Moi, de mon côté, je vais faire quelques petites enquêtes.

Il ajouta, après avoir consulté sa montre :

— Il est huit heures. Vous retrouverez le capitaine Rutten à l’Hôtel Welland. Ayez soin de n’être pas vus ni reconnus du capitaine. Jusqu’à nouvelles instructions vous me rendrez compte ici même, par téléphone, midi et soir, de ce que vous aurez pu saisir et découvrir de nouveau.

— Nous suivrons vos instructions à la lettre, assura Tonnerre.

— J’ai toute confiance en vous, mes amis, et je suis certain que vous m’apporterez du nouveau avant la fin de cette journée.

Avec ces paroles Benjamin se leva.

Les deux compères se levèrent aussi et prirent congé de leur jeune chef. Peu après, Benjamin demeurait seul.

Il ouvrit une petite valise, en tira un revolver en acier bruni et le mit dans une de ses poches tout en murmurant :

— Ceci pourrait devenir utile… Il est bon d’être sur ses gardes quand on a affaire à de tels gredins.

Après avoir mis un peu d’ordre dans sa toilette. Il quitta sa chambre et descendit à la salle des hôtes.

Là, ses premiers regards avisèrent trois hommes assis sur une banquette et paraissant tenir un conciliabule secret. Benjamin remarqua que le personnage du milieu semblait faire tous les frais de la conversation, tandis que les deux autres lui prêtaient une grande attention.

— Tiens ! tiens ! se dit Benjamin, ou je me trompe fort, ou l’un de ces hommes ne m’est pas inconnu. Cette figure rude, longue et blême, ces lèvres pincées et décolorées, ces regards durs sont la vraie propriété de Monsieur Robert Dunton. Que vient faire à New York Dunton ?… Oh ! oh ! je viens d’attirer l’attention de ces messieurs !… Bon, je pense qu’on parle de moi !…

C’est à la dérobée que Benjamin avait surpris les regards de ces trois hommes dirigés sur lui, et il perçut un échange de paroles brèves.

Oui, c’était bien Robert Dunton qui, à ce moment, conférait avec deux policiers dont l’un était celui-là même que nous avons connu, un jour, au bureau de Dunton à Montréal.

Benjamin comprit de suite qu’il était en cause, mais il ne fit mine de rien. Il prit un journal abandonné sur une banquette et alla un peu plus loin s’asseoir dans un fauteuil. Pendant quelques minutes il parut s’absorber tout à fait dans sa lecture. Mais il ne perdait pas de vue les trois personnages. Dunton continuait à entretenir fort mystérieusement les deux policiers.

Au bout de dix minutes, Benjamin abandonna son journal, quitta la salle des voyageurs et sortit de l’hôtel.

Dehors, il se mit à marcher lentement, sans but précis, tout comme un bon bourgeois qui désire prendre l’air et se donner un peu de mouvement. Lorsqu’il eut fait une cinquantaine de pas, il s’arrêta à la devanture d’un magasin de nouveautés et se mit à inspecter l’étalage savamment arrangé. Mais en réalité il surveillait du coin de l’œil la sortie de l’hôtel.

Un individu venait de sortir de l’hôtel, et tout en fumant tranquillement une cigarette, marchait lentement aussi dans la direction de Benjamin. Mais avant d’arriver jusqu’à ce dernier, il s’arrêta pour examiner l’étalage d’un autre magasin tout proche. Dans cet individu Benjamin reconnut de suite l’un des agents qu’il avait vus en conférence avec Dunton.

— Bon, se dit Benjamin, je gage que ce mouchard me file ! Voyons, je vais m’en assurer.

Il reprit sa marche de son pas lent et délibéré. Au bout de quelques minutes il s’arrêta de nouveau, et un simple coup d’œil lui suffit pour voir que l’inconnu s’était remis à marcher à son tour, et il le voyait s’arrêter devant la vitrine d’un autre magasin.

— Très bien, mon garçon, murmura Benjamin avec un sourire moqueur ; puisque je vous intéresse tant que ça, j’aurai peut-être l’avantage de vous passer ma carte tout à l’heure.

Et, cette fois, il se mit à marcher plus rapidement.

Au bout de dix minutes, le pseudo-banquier de Chicago pénétra dans un cabaret. Une dizaine de consommateurs buvaient de la bière au bar. De garçon, gros, gras, dodu, avec un visage en rond-de-lune, bien propre dans sa veste blanche, la bouche fendue d’un sourire large, salua silencieusement Benjamin et attendit, placide, que ce dernier commandât sa consommation.

— Versez-moi une chope de bière, dit Benjamin.

Toujours avec son sourire large le commis s’exécuta.

Déjà Benjamin trempait ses lèvres dans la mousse blanche de sa bière, lorsque la porte de la buvette s’ouvrit. Dans l’homme qui entrait, Benjamin reconnut encore le policier qui l’avait filé depuis l’Hôtel Américain…

Le détective commanda une chope de bière et jeta en même temps une pièce de monnaie sur le comptoir.

Le garçon, le sourire de plus en plus large, allait prendre la pièce de monnaie après avoir servi la chope commandée, lorsque Benjamin l’arrêta d’un geste poli et dit :

— Je paye la tournée générale… servez ces messieurs ! Et négligemment il jeta sur le comptoir un billet de banque de cinquante dollars.

Le garçon de bar se précipita pour prendre les commandes. Le détective reprit sa pièce de monnaie, sourit à Benjamin et leva son verre à sa santé. Puis ce fut le tour des autres buveurs de saluer Benjamin, et aussi du commis qui ne voulut pas manquer cette occasion de boire sans bourse délier.

Une fois les verres vidés, le commis étendit la main vers le magnifique « green back » de cinquante.

Benjamin avec un sourire candide l’arrêta et dit :

Une autre, s’il vous plaît !

Le garçon amplifia son sourire, les buveurs se réjouirent intérieurement, et les verres furent remplis et vidés.

Alors le détective se rapprocha de Benjamin et dit :

— Sans avoir le plaisir de vous connaître, monsieur, je désire vous offrir quelque chose avant de m’éloigner.

— Vous êtes bien honnête, monsieur, et je ne saurais vous refuser.

Et Benjamin commanda une troisième chope de bière pour lui-même.

Dès lors la conversation s’engagea entre les deux hommes et leur entretien roula sur les événements de la guerre. Deux ou trois chopes furent encore vidées. Le détective était devenu très communicatif, Benjamin comprit que le moment était venu de mettre en œuvre le plan qui lui trottait par la tête depuis une demi-heure.

— Avez-vous ici, demanda-t-il au garçon du bar, des cabinets où l’on puisse s’asseoir, boire un verre et causer tranquillement ?

— Certainement, répondit le garçon avec toute la courtoisie du Yankee complaisant. Au fond, par là, vous n’avez que le choix.

De l’index il indiquait une porte ouverte qui donnait sur un passage plutôt obscur.

Alors Benjamin dit au policier avec un sourire engageant :

— Acceptez-vous, monsieur ?

— Avec grand plaisir, en vérité, s’empressa de répondre le détective très enchanté de ce piège que, selon lui, Benjamin allait se tendre.

L’instant d’après, les deux hommes étaient assis à une table placée dans le centre du petit cabinet, et sur cette table le garçon du bar déposait une bouteille de champagne et des verres qu’il emplissait.

Avant de se retirer le garçon dit avec un sourire :

— Je vais vous rapporter de suite votre monnaie.

— Inutile, répliqua Benjamin dont le sourire fut compris avec une joyeuse émotion du commis. D’ailleurs, ajouta-t-il, il est probable que nous boirons encore quelque chose à même ce billet de cinquante dollars que je vous ai remis tout à l’heure.

Le commis exécuta une savante révérence et se retira à reculons.

Alors, sans mot dire, Benjamin se leva, poussa sa chaise contre la porte de façon à masquer celle-ci et à intercepter toute sortie, et s’assit tranquillement dessus. Puis, à la plus grande stupeur du policier, Benjamin tira de sa poche un fort joli rouleau de billets de banque de cinquante dollars chacun, en compta dix très lentement, les posa sur son genoux et mit les autres dans sa poche. Cela fait, il exhiba — mais cette fois, au lieu de la stupeur, ce fut de l’épouvante qui se peignit sur les traits du détective — Benjamin exhiba, disons-nous, un revolver en acier bruni et le posa sur l’autre genou.

Et comme l’agent de police le regardait avec des yeux désorbités par l’inquiétude et la peur, Benjamin prononça d’une voix brèves et froide, tandis que ses yeux noirs pleins de feux se fixaient durement sur les regards troublés de l’homme de police :

— Maintenant, mon ami, choisissez !

L’homme tressaillit, pâlit et bégaya :

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire ceci simplement : ou vous accepterez ces cinq cents dollars à titre d’acompte pour services que vous aurez à me rendre, ou je vous logerai dans le cœur une des cinq balles que contient ce revolver. Que décidez-vous ?

Et en achevant ces paroles Benjamin prenait l’arme dans sa main droite et tout en feignant de l’examiner avec attention, il en faisait fonctionner le mécanisme ; et ce mécanisme il le faisait fonctionner en tenant, sans paraître s’en douter, le canon braqué sur le policier.

Mû par l’épouvante et l’instinct du salut, l’agent de police fit un mouvement pour se lever et se mettre hors de la portée de l’arme qui le menaçait.

Benjamin releva aussitôt sur le policier tremblant ses regards pleins de flammes et dit :

— Un autre mouvement de ce genre pourrait vous être fatal, prenez garde !

— Mais enfin, s’écria l’agent agité et livide de peur, avez-vous décidé de m’assassiner comme cela sans raison ? Prenez garde vous-même, ajouta-t-il sur un ton qui voulait être fort et menaçant, mais qui ne tomba de ses lèvres blêmes que comme un vagissement.

— Que je prenne garde, dites-vous ? répliqua Benjamin avec un sourire ironique. Au fait, je ne vous ai pas dit que les gens du bar sont prévenus, et que si vous vous avisez d’appeler, on ne viendra pas à votre secours. Ensuite, je vous ferai observer que ce joli revolver ne fait aucun bruit… il aime à faire silencieusement son œuvre. Choisissez donc !

— Que voulez-vous que je fasse ? balbutia le policier.

— Que vous me serviez, vous dis-je, moyennant ces cinq cents dollars à titre d’avance. Si je suis content de vos services, je pourrai doubler cette somme. Décidez-vous, je suis pressé.

— J’accepte, répondit l’homme avec un accent si sincère que Benjamin sourit d’aise et replaça dans sa poche le revolver devenu pour l’instant inutile.

Il prit ensuite la liasse de billets de banque et alla la poser devant le policier, disant :

— Voici d’abord l’argent.

Le policier, non sans un plaisir très visible, mit les billets de banque dans sa poche.

— Ensuite, reprit Benjamin, je bois ce verre à votre santé. Et ce disant il porta à ses lèvres le verre plein de la liqueur mousseuse et ambrée.

Le policier imita l’exemple du pseudo-banquier, et celui-ci, s’étant assis près de la table, dit :

— Causons maintenant !

— J’écoute.

— Vous êtes au service de Robert Dunton ?

— Oui, dit l’agent surpris.

— Et chargés, vous et votre confrère, d’épier mes actes ?

— Oui.

— Dans quel but ?

— Pour savoir la nature des rapports qui existent entre James Conrad et vous.

Ce fut Benjamin, cette fois, qui tressaillît de surprise. Car il avait été loin de s’attendre que le nom de l’ingénieur allait être prononcé dans cette circonstance. Mais ce tressaillement fut insaisissable pour le policier, et Benjamin reprenait aussitôt avec un calme parfait :

— Ainsi donc, Dunton pense qu’il existe entre Monsieur Conrad et mol des relations susceptibles de quelque intérêt pour lui ?

— Il semble croire que le vol des plans du Chasse-Torpille Lebon n’a été qu’une machination de Conrad qui, par haine contre son associé, a voulu se réserver à lui seul tous les bénéfices de l’affaire, en trafiquant ces plans avec des espions ou agents allemands dont vous êtes le banquier. Mais je dois vous confesser qu’il y a là toute une histoire à laquelle je ne comprends pas grand’chose, me bornant, à remplir à la lettre les instructions qu’on me donne.

Benjamin se mit à rire.

Le policier parut s’étonner de cette subite gaieté.

Mais de suite le pseudo-banquier était fortement secoué par une toux violente qu’il eut peine à calmer. Et ce fut après quelques minutes seulement qu’il put dire :

— Mon ami, je vais vous apprendre une chose : votre Dunton est tout à fait dans la lune ! Monsieur Conrad est innocent de la machination et du vol que veut lui imputer Dunton. Je vous apprendrai aussi que ses relations avec moi n’ont aucun rapport avec cette affaire de Chasse-Torpille ; ou si elles ont quelque rapport, ce n’est pas de la façon dont les interprète Dunton. Je vous dirai enfin que James Conrad fait lui-même d’actives recherches pour découvrir les véritables auteurs du vol commis à son bureau à Montréal.

Alors, fit le policier tout étourdi par ces affirmations de Benjamin, Monsieur Conrad se serait mis lui aussi à la recherche de Lebon ?

Benjamin ne put réprimer un nouveau tressaillement en entendant le nom de l’inventeur canadien.

Seriez-vous chargé aussi de rechercher Lebon ? demanda-t-il avec son calme ordinaire.

— Sans doute, puisque Dunton a l’assurance que Conrad a monté toute cette affaire avec le concours de Lebon lui-même, et il appuie son assurance sur l’arrestation de Lebon et son évasion qui lui sont une preuve que quelqu’un se tenait dans la coulisse pour tirer les ficelles. Et le tireur de ficelles, selon Dunton, ne peut-être que Conrad ou quelqu’un à ses gages.

Benjamin sourit et répliqua ;

— Écoutez-moi, je vais pour votre information personnelle, mettre les faits et les personnages en cause en pleine lumière. Et ce que je vais vous confier vous enlèvera les scrupules que vous pourriez garder à me servir contre les intérêts de celui qui vous emploie à cette heure. Et observez ceci ; en acceptant de travailler pour mon compte, loin de nuire aux intérêts de Dunton, vous lui rendez par le fait même un service inestimable. Écoutez, vous allez voir.

Ici Benjamin porta son mouchoir à sa bouche, toussa un peu, essuya ses lèvres et poursuivit :

— Une chose que je sais parfaitement bien, c’est que Dunton hait James Conrad depuis de longues années. Cette haine, il la croit réciproque. Et alors, se sachant exécré par son associé, il s’imagine que celui-ci ne songe qu’à lui jouer quelque vilain tour. Mais il n’est rien de tout cela ; car je sais que Conrad est un homme de droiture et de probité. Mais Dunton, comme tous les esprits haineux, est rendu ombrageux et défiant par sa haine. Alors, qu’arrive-t-il ? Dunton guette l’occasion d’assouvir sa haine. Un incident se produit, et de cet incident tout fabriqué d’apparences, il tire des conséquences et des conclusions. Puis, entraîné par l’imagination, haïssant trop pour pouvoir raisonner sainement les faits et les circonstances, il se jette tête baissée dans une aventure qui ne peut lui rapporter que déconvenue et ridicule. Voilà l’exacte vérité, et de cette vérité vous aurez d’ici quelques jours la preuve éclatante. Or, ajouta Benjamin avec un sourire tranquille, si le rôle que joue à cette heure Dunton est ridicule, vous voyez, vous qui le servez, ce qu’est le vôtre ? Donc, en travaillant pour et avec moi, vous épargnerez à Dunton des désagréments, et vous servirez en même temps une cause de justice, car vous empêcherez à l’égard de James Conrad des ennuis qu’il ne mérite pas.

— Je vous crois, dit le policier très convaincu par le ton naturel et sincère de Benjamin. Alors, demanda-t-il, quelle serait auprès de vous la nature de mes services ?

— Ce seront les mêmes services que vous aviez à rendre à Dunton, avec cette seule différence que, au lieu de perdre votre temps à me surveiller, vous surveillerez Dunton lui-même et me rapporterez tout ce qu’il fait, dit et pense si possible. Bref, tout en me servant vous aurez l’air de le servir lui-même, et vous lui serez par le fait du meilleur secours.

— Bien, je comprends. Mais il y a l’autre agent ?

— Votre confrère ? C’est juste. Eh bien ! surveillez-le lui-aussi.

— Très bien.

— Maintenant une question : connaissez-vous le colonel Conrad ?

— Oui, nous avons l’œil sur lui également.

— Bien, tâchez de ne le pas perdre de vue ! Une autre question.

— Faites.

— Connaissez-vous, un certain Peter Parsons ?

— De nom, oui. Mais son signalement me manque.

— Voici ce signalement.

Benjamin fit un portrait très exact du personnage en question, et termina par ces mots :

— Voilà encore un individu qui pourra vous intéresser. Et maintenant, pour conclure, de l’œil, de la vigilance et de la circonspection. Et sur ce, buvons encore un verre de ce délicieux champagne…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était quatre heures de l’après-midi lorsque Benjamin rentra à son hôtel. Un employé de l’administration lui remit une dépêche arrivée du midi et venue de Montréal.

Benjamin brisa l’enveloppe et lut avec la plus grande stupéfaction ce qui suit :


Dépêche de Pierre reçue… Envoie modèle par express… Montjoie.


Pendant dix minutes Benjamin lut et relut l’étrange télégramme.

Tout à coup un long frisson le secoua des pieds à la tête, il pâlit et murmura :

— Je comprends… nous sommes joués encore une fois !

Alors, comme saisi d’un grand découragement, il pencha la tête, marcha en chancelant vers un fauteuil, s’y laissa choir lourdement et s’abîma en une longue et sombre rêverie.

Le temps s’écoula. L’heure du dîner arriva. Benjamin demeurait toujours immobile dans son fauteuil, les traits de son visage pâles et contractés, ses sourcils affreusement froncés, ses yeux grands ouverts et fixes, ses lèvres blêmies pressées l’une contre l’autre. Seules, les palpitations de sa poitrine annonçaient que la vie n’avait pas encore abandonné ce corps, jeune et beau.

Les gens de l’hôtel lui décochaient, en passant, des regards curieux.

L’un des hôtes avait une fois demandé au gérant de l’hôtellerie :

— Qu’a donc Monsieur Benjamin ?

Le gérant cligna de l’œil, ébaucha un sourire énigmatique et chuchota à l’oreille de l’hôte :

— Une dépêche… grosse perte d’argent… la décave sans doute… ça l’a abattu !…

L’hôte haussa les épaules avec indifférence et gagna la salle à manger. Pour lui un richard de moins ou de plus importait peu.

Quant au gérant, la dégringolade d’un banquier ou la cuve renversée d’un capitaliste quelconque, était pour lui une des distractions de la vie… Il jubilait.

Enfin, le gérant, voyant que l’heure du dîner allait bientôt finir, s’approcha de Benjamin et dit en lui touchant l’épaule :

— Monsieur, il est temps de dîner !

Benjamin ne répondit pas. Pas une fibre de son visage ne remua. Il demeura de pierre.

Plus jubilant, l’employé s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix heures du soir sonnèrent.

La grande salle de l’hôtel était presque déserte.

William Benjamin demeurait toujours inerte dans son fauteuil.

Deux hommes pénétrèrent en hâte dans l’hôtel : c’étaient nos deux amis Alpaca et Tonnerre.

Ils aperçurent Benjamin et s’en approchèrent.

— Mademoiselle… commença Tonnerre de sa voix aigrelette.

Mais un formidable coup de coude dans les côtes lui coupa net la parole et la respiration, il fit entendre un gémissement de douleur, prit ses côtes à deux mains et s’écrasa sur une banquette voisine.

— Mon cher Monsieur Benjamin, corrigea aussitôt Alpaca de sa voix profonde…

Benjamin fut secoué d’un frisson. Il releva ses yeux ternes et aperçut la figure grave d’Alpaca.

— Ah ! c’est vous ? murmura-t-il avec un sourire amer.

— Nous avons une nouvelle ! dit Alpaca.

— Voyons la nouvelle ! s’écria tout à coup le jeune homme dont la physionomie s’éclaira de suite d’un rayon d’espoir.

— Le capitaine Rutten, répondit Alpaca, a pris ce soir même un convoi en destination de Montréal.

— Vous êtes sûr de cela ? haleta Benjamin en se dressant debout.

— Demandez à Maître Tonnerre !

Tonnerre se leva, quelque peu remis de son coup de coude aux côtes, et vint se planter à côté de son compère pour répondre :

— Si sûrs, mademoi… pardon ! capitaine, oui, nous en sommes si sûrs que nous eûmes l’envie de l’accompagner !

Benjamin pencha la tête et demeura méditatif.

— Nous avons encore une autre nouvelle, reprit Tonnerre.

— Dites, commanda Benjamin en relevant le front.

— Monsieur Conrad et son neveu, le colonel, sont à New York.

— Je le savais, répondit Benjamin. Aussi, allais-je vous demander de surveiller le colonel.

— Nous aurons l’œil sur lui, dit Alpaca.

— Maintenant, mes amis, j’ai à mon tour une nouvelle à vous communiquer.

Les deux amis s’inclinèrent et demeurèrent attentifs.

— Et la nouvelle, poursuivit Benjamin, est de Montréal. Tenez, lisez ceci.

Il leur tendit la dépêche signée… Montjoie.

Tonnerre lut, tressaillit, regarda une seconde Benjamin dans les yeux et, ayant paru comprendre, il grommela un juron et passa la dépêche à Alpaca.

Celui-ci lut à son tour, mais il demeura calme et grave.

— Que pensez-vous de cela ? questionna Benjamin.

— Je pense, répondit Alpaca froidement, qu’il y a là dedans un tour de ce même Rutten, ou de l’un de ses agents à Montréal.

— C’est ce que je pense aussi, répliqua Benjamin, depuis que vous m’avez annoncé le départ du capitaine pour Montréal. Et je précise ce tour dont vous parlez, Maître Alpaca, en disant que Madame Fafard et Montjoie ont été bien habilement joués par ces coquins.

— C’est aussi mon avis, dit Tonnerre.

— Alors, poursuivit Benjamin, en retrouvant toute son énergie, il s’agit de ne pas perdre de temps, et je décide de partir pour Montréal demain matin.

— Devrons-nous vous accompagner ? demanda Alpaca.

— Non. Vous serez plus utiles ici à surveiller nos ennemis. Si, par cas, ce modèle a été réellement enlevé à Madame Fafard et qu’il ait été expédié à New York, il peut arriver que la Providence le fasse tomber en vos mains.

— Croyez, dit Tonnerre, que nous aurons l’œil bien ouvert.

— Et à présent, reprit Benjamin avec un sourire, comme je n’ai pas encore dîné, je vous offre une collation dans l’un des bons restaurants de Broadway.

— Nous acceptons de grand cœur, répondirent les deux amis enchantés.

— Nous en profiterons, ajouta Benjamin, pour nous concerter et tâcher de pénétrer le mystère dans lequel nous nous débattons.

— Nous arriverons bien à bout du mystère, assura Tonnerre avec conviction.

Et sur ce, tous trois sortirent de l’hôtel.