La philosophie du bon sens/II/VIII
§. VIII.
Les ridicules Annales, & les Hiſtoires fabuleuſes, qu’ont écrites beaucoup de Religieux, ont achevé de gâter le Gout, & d’offuſquer la Vérité. Ils ont raconté tant de Chiméres, ils ont farci leurs Livres de tant de Menſonges, que[1] que quiconque les lit, malheureuſement, avec quelque Croïance, eſt pour jamais égaré du Chemin de la Vérité. Ceux-même, qui ont écrit le plus purement, & avec le plus de Retenue[2], ont été obligés de mentir dans bien des Endroits. Leur État, leur Engagement, leur Religion, la Gêne où les réduiſoient leurs Supérieurs, les a forcés à déguiſer, à changer, & à affoiblir bien des Faits. Quelques-uns même ont pouſſé la Partialité ſi loin, que la Louange, & la Tournure, qu’ils ont voulu donner à quelques Evénemens occaſionnez par leurs Ordres, les a contraints de ſortir du Roïaume, pour éviter la juſte Indignation des Magiſtrats[3]. Ces Ecrivains, cependant, ont relevé par des grands Talens leur peu d’Exactitude ſur bien des Faits. Dans tout ce qui ne regarde, ni leur Ordre, ni leur Parti, ils ont montré un grand Diſcernement, & beaucoup de Génie. Mais, il eſt une Foule de mauvais Ecrivains, que les Couvents & les Cloîtres ont produits, qui ſemblent avoir pris plaiſir à s’aheurter contre le Bon-Sens. Ils ont deſhonoré la Religion dans leurs Ecrits, en voulant l’illuſtrer. Les Hiſtoires de certains Ordres, les Vies particulieres de bien des Saints, ſont écrites, au Jugement d’un grand Evêque[4], avec moins de Gravité, que celles des Philoſophes Païens compoſées par Diogene Laërce. Les Légendes de bien des Saints paroiſſent moins ſenſées, que les Contes des Fées les plus ridicules.
Je ne crois pas qu’on puiſſe tranſmettre à la Poſtérité de Puérilitez égales à celles qu’on lit dans les Conformitez de St. François avec Jéſus Chriſt. Ce Saint avoit des Converſations fort particulieres avec la plûpart des Animaux : il entendoit leur Langage ; & ils comprenoient le ſien. Un jour, voulant dire ſon Office, & en étant détourné par le Chant des Hirondelles, il leur fit un petit Compliment fort bien tourné. Mes Sœurs les Hirondelles, leur dit-il, il eſt tems que je parle, car vous avez aſſez dit. Taiſez-vous, juſques à ce que la Parole de Notre Seigneur ſoit accomplie. Et elles ſe tûrent. Une autre fois, appercevant une Cigale, il l’appella ſa Sœur la Cigale ; & l’Animal s’étant perché ſur ſon Doit, il lui fit chanter les Louanges de Dieu. Peut-on écrire de pareilles Sottiſes, & remplir l’Eſprit des Peuples de pareilles Viſions ? Cependant, quelque ridicules que ſoient ces Menſonges, ils ont trouvé des Approbateurs, même parmi des Gens nourris & élevez dans les Sciences, & vivant au milieu d’habiles Gens. Le Jéſuite Gazée, après avoir certifié, qu’un Enfant Jéſus deſcendoit quelquefois d’un Autel pour venir badiner avec des jeunes Enfans[5], aſſûre & releve le Miracle d’une Brebis de St. François, qui alloit au Chœur dès qu’elle entendoit chanter les Moines : elle y fléchiſſoit les Genoux, & ſaluoit la Vierge ; &, lorſqu’on élevoit l’Hoſtie, elle baiſoit la Terre par Honneur[6]. Je ne m’étonne point, qu’on donne à une Bête un Ame capable de Raiſon, & qu’on lui faſſe connoître les Miſteres les plus cachés de la Religion. Dès qu’on veut me perſuader, que l’Enfant Jéſus vient jouër à la Foſſette, à Colin-Maillard, ou à Pette-en-Gueule, je crois tout poſſible.
Vous voïez aiſément, Madame, que de pareils Miracles n’ont pas beſoin d’être réfutez pour paroître évidemment faux. Ils portent avec eux le Caractere d’Impoſture. Eſt-il rien de ſi abſurde, rien de ſi contraire à la Religion, à la Spiritualité de notre Ame, que d’accorder aux Bêtes la Raiſon & la Connoiſſance de la Divinité, qui ſont les ſeules Choſes, qui nous diſtinguent d’elles ? Ces Chimeres ſont cependant moins étonnantes & moins ſcandaleuſes, que ne l’eſt le Perſonnage qu’on fait jouër à quelques Saints. Je ne crois pas que la Superſtition Idolatre, que l’Impiété du Paganisme, ait jamais prêté à Vénus l’Emploi qu’un Moine Allemand[7] donne à la Ste. Vierge. Il raconte, qu’un Prêtre, aïant enlevé une certaine Béatrix, Portiere d’un Couvent de Religieuſes, elle alla, avant de s’enfuïr, au pied de l’Autel de la Vierge, lui fit une Harangue aſſez courte, & lui laiſſa les Clefs du Couvent : que cette Religieuſe reſta quinze Ans abſente ; &, qu’après s’être laſſée de Débauche, il lui prit Envie de retourner dans ſon Couvent : que le Tems, qu’elle avoit été abſente, lui faiſant eſpérer qu’on ne la reconnoîtroit plus, elle y fut s’informer de ce qu’on diſoit de Béatrix : qu’on lui répondit, que c’étoit une très ſage Religieuſe, qui rempliſſoit à merveille ſon Devoir : qu’elle comprit alors, à qui elle avoit l’Obligation d’avoir ſauvé ſa Réputation ; & qu’elle courut à l’Autel de la Vierge, qui lui dit ces Paroles. Pendant quinze Ans, j’ai rempli ta Place, & fais ton Office : retourne maintenant à ton Poſte, & fais Pénitence ; car, qui que ce ſoit n’a connu ton Crime[8]. Qu’on ajoute à ces Impiétez les Contes de St. Maclou, qui diſoit la Meſſe ſur une Balaine ; de St. Macaire, qui a fait une Pénitence de ſix Mois, pour avoir tué une Puce, ou un Moucheron, qui l’avoit piqué ; & l’on verra, que c’eſt avec juſte Raiſon, que le Cardinal Befſarion a dit, que ce qu’on racontoit des nouveaux Saints, lui faiſoit révoquer en doute tout ce qu’on avoit écrit des anciens.
On a, depuis quelques tems, purgé la plûpart des Livres nouveaux de ces Horreurs, & de ces Puérilitez, capables de ſcandaliſer les Hommes, plûtôt que de les attirer à la Piété. Mais, malgré les Soins qu’on a pris, il reſte encore un Nombre d’Ecrits, dont on ne ſauroit trop décrier la Lecture. Vous avez lû, Madame, un Recueil des Miracles du bienheureux Paris. Actuellement, la Moitié de Paris eſt perſuadée de leur Réalité : &, néanmoins, rien n’eſt ſi évident que leur Fauſſeté. Si, par haſard, la France devenoit Janſéniſte, tous les Hiſtoriens, ridicules Compilateurs des Frénéſies des Convulſionnaires, paſſeroient pour des Auteurs d’un Autorité inexpugnable : & telles mépriſe aujourd’hui, dont les Fils, ou les Petits-Fils, ſeroient prêts à ſe faire égorger pour leur Défenſe. Je doute qu’on dépeigne mieux le Ridicule des Opérations miraculeuſes de St. Paris, que le fait l’Auteur des Lettres Juives[9] : &, réellement, la Plaiſanterie, & le Mépris, ſont les ſeules Armes qu’on doive emploïer contre de pareilles Viſions. Ce ſeroit faire Tort à l’Eſprit-Humain, que de le croire capable de donner dans de pareilles Erreurs, s’il n’y étoit entrainé par une Fureur frénétique, qui lui ravit l’Uſage de la Raiſon. Le bas Peuple à Paris croît à St. Paris : mais, beaucoup de ceux, qui lui inſpirent cette Vénération pour le Diacre Janſéniſte, ne croient pas même en Dieu. Ils haïſſent les Jéſuites : c’en eſt aſſez pour béatifier leur Ennemi. S’il prenoit fantaiſie à ceux-ci de faire quelque Saint de leur Façon, il paſſeroit aiſément parmi les Gens de leur Parti ; mais, il trouveroit chés les Janſéniſtes le Revers de St. Paris.
Croïez-vous, Madame, qu’un Homme, qui lira dans deux cens Ans les Hiſtoriens des différens Partis, puiſſe aiſément trouver la Vérité ; ſur-tout, ſi le Janſénisme avoit un jour le deſſus ? Vous voïez dans la Diſpute d’aujourd’hui un Echantillon de celle des Proteſtans. Nous ſommes dans le Cas où nos Petits-Fils ſeront un Jour. Ils auront autant de Peine à déméler la Vérité de bien des Faits, que nous en avons de connoître parfaitement les Evénemens arrivez ſous François I, & ſes Succeſſeurs.
- ↑ Τῆς μὲν γάρ ἀληθȣς ἐϛι τεϰμήρςον ἰϛορίας, εἰ περὶ τῶν αὐτῶν ἄπαντες ταῦτα ϗ λέγοςεν ϗ γράφοιεν. Veræ ſiquidem Hiſtoriæ indicium eſt, ſi de eiſdem Rebus omnes eadem dicant & ſcribant. Joseph contra Apionem, Libr. I, pag. m. 1035. f.
- ↑ Les Peres Daniel, & d’Orleans.
- ↑ Le Pere Jouvenci, obligé de ſe retirer à Rome, à cauſe de ſon Hiſtoire des Jéſuites, écrite en fort beau Latin.
- ↑ Melchior Cano, Evêque des Canaries.
- ↑ « Ce Jéſuite a fait un Livre en deux Tomes, ſous le Titre de Pia Hilaria, où, parmi bien d’autres Abſurditez, celle-là tient une Place diſtinguée.
- ↑ Rideris, Huguenota, ſi fors hæc leges, Naſumque ringans, inquies, belli logi ! Frundebis Huguenota : ſi fors non voles, vivet, vigebit, Veritas ; Error cadet. Germana Franciſci Soror docilis bidenti frendente te, ringente te, laudabitur.
- ↑ Cesarius.
- ↑ Ego, per quindecim Annos Abſentiæ tuæ officium tuum ſupplevi : revetere nunc in Locum tuum, & Pœnitentiam age ; quia nullus Hominum novit Exceſſum tuum.
- ↑ « Ils reſolurent donc de donner au nouveau Saint le Pouvoir de guérir ceux qui auroient Recours à lui par des Ballets & des Chanſons. Un Abbé1, après avoir étudié long-tems en particulier, ouvrit le prémier cet Exercice. Il danſa ſur le Tombeau du Prêtre une Danſe, dans laquelle il y avoir un Pas nommé le Saut de Carpe, que l’Abbé faiſoit dans la Perfection. Il avoit une Jambe plus courte que l’autre de quatorze Pouces, & prétendoit que tous les trois Mois elle allongeoit d’une Ligne. Un Mathématicien, qui chifra le Tems auquel ſa Guériſon ſeroit complette, la régla à cinquante-cinq Années de Cabriolles. » Lettres Juives, Lettre VII. pag. 51.
1. L’Abbé Becheran.