La philosophie du bon sens/IV/VII

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§. VII.

de la Création du Monde.


Vous voïez, Madame, que les anciens Philoſophes, ignorant le Miſtere de la Création de l’Univers, ont été partagés dans leurs Sentimens, & que nous ſerions encore dans des Doutes qui ne pourroient être éclaircis, ſi la Révélation ne déterminoit notre Croïance. Elle eſt même contraire à l’Opinion la plus probable : &, ſi nous penſons que le Monde ait été tiré du Néant, & que de rien toutes Choſes aient été faites, c’eſt la Foi ſeule, qui nous y contraint, & qui tient notre Eſprit captif, prêt à ſe révolter contre des Idées qui lui paroiſſent fauſſes, lorſqu’il veut les éxaminer.

Comment donc les anciens Philoſophes ſe ſeroient-ils accordez ſur la Création du Monde ; puiſque, malgré les Ecritures, les Peres & les Docteurs Chrétiens ne ſont point d’un Sentiment unanime ? Les uns veulent s’en tenir au Sens littéral de la Geneſe, & ſoutiennent que Dieu emploïa ſix Jours effectifs dans la Conſtruction du Monde. Les autres, au contraire, prétendent qu’il a été créé tel qu’il eſt, dans un ſeul Inſtant ; & que Moïſe n’a fait la Diſtinction de Journées, que pour s’accommoder à la Foibleſſe du Peuple Juif, qui, ſortant de la Captivité d’Egypte, n’eut pu comprendre un Miſtere auſſi grand & auſſi ſurprenant, ſi l’on n’y eut obſervé quelque Ordre. Il eſt facile, ajoutent ceux qui ſoutiennent cette Opinion, de voir le Deſſein de Moïſe : car, après qu’il a énuméré ſéparement les Choſes qui furent créées en ſix Jours divers, il les réduit enſuite toutes à une ſeule Journée, ou plûtôt à un ſeul Inſtant fixe. En ce Jour-là, dit-il, Dieu fit le Ciel & la Terre, & l’Herbe des Champs, &c[1]. Ce Sentiment a été embraſſé & ſoutenu par de grands Hommes, & même par un des plus illuſtres Peres de l’Egliſe[2]. Il y a même eu des Juifs, qui l’ont adopté ; & Philon, Auteur d’une aſſez grande Réputation, & habile dans la Connoiſſance de la Loi Judaïque, a traitté de ridicule l’Opinion qui admet la Diſtinction des Journées, qui n’eſt rapportée par Moïſe, que pour marquer quelque Ordre qui donne une Idée de Génération[3].

Les Docteurs, qui veulent qu’on croïe éxactement la Création comme elle eſt marquée dans la Geneſe, répondent, qu’on ne doit point chercher à donner des Explications aux Choſes qui ſont déjà clairement expliquées : qu’il étoit auſſi aiſé au Peuple Juif de penſer que Dieu avoit fait le Monde dans un Inſtans, que dans ſix Jours. Que lorſqu’on avoit aſſez de Soumiſſion pour croire, que de rien on pût faire quelque-choſe, on n’en manquoit pas pour le Tems que demandoit cette Génération : & que les Juifs, aïant déjà une grande Idée de Dieu, ne trouvoient rien d’impoſſible à ſa Puiſſance, dont ils avoient vû des Effets ſurprenans dans la Submerſion de l’Armée de Pharaon.

Cette Diſpute ne faiſant rien au Fond de la Religion, je crois que chacun peut indifféremment embraſſer le Sentiment, qui lui paroit le plus probable, & pour lequel il a le plus d’Inclination. Cependant, je crois, qu’à éxaminer avec un Eſprit Philoſophique ceſs ifférentes Opinions, celle de la Création dans un Inſtant donne une plus grande Idée de la Puiſſance de Dieu, qui n’a pas beſoin, comme un vil Artiſan, du Tems & de la Matiere, pour perfectionner un Ouvrage. Il n’a qu’à dire que la Lumiere ſe faſſe, & la Lumiere eſt faite : Fiat Lux, & Lux facta eſt. C’eſt dans cette promte Obéïſſance de la Choſe créée, que paroit la Puiſſance du Créateur. D’ailleurs, Moïſe dit, que le Soleil ne fut fait que le quatrième Jour. Or, comment pouvoit-il y avoir Diſtinction de Jours, avant même que le Jour fût ? Car, les Jours ne ſubſiſtoient pas avant le Cours du Soleil. À ces Raiſons, un Philoſophe pourroit en ajouter une autre. Si Dieu, diroit-il, eut créé le Monde Pièce à Pièce, & dans des Intervalles différens & ſéparez, cette Opération Divine eut répugné à l’Eſſence des Choſes ; ce qui ne ſe peut. Car, il y eut eu des Eſpaces étendus & vuides dans la Nature, en attendant qu’ils fuſſent remplis par les Choſes qui reſtoient à créer, & qui devoient être placées dans ces Eſpaces vuides ; ce qui ne ſauroit être, parce que partout où il y a de l’Etendue, il y a de la Matiere, ne pouvant y avoir de vuide dans la Nature.

C’est-là ce que nous éxaminerons dans la Suite ; & je vous annonce d’avance, Madame, que vous n’allez pas trouver plus de Certitude dans les nouvelles Queſtions que je vais tâcher de vous développer, que dans celles que vous avez déjà parcourues.

  1. Gene‚. Chap. I.}}
  2. August. de Civit. Dei, libr. II, Chap. VI.
  3. PhiLo judæus, Allegoriar. Libr, I.