La philosophie du bon sens/V/III

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§. III.

Qu’il n’est aucune Regle de
Morale qui soit innée.


Il s’en faut bien, que les Principes de Morale ſoient reçus d’un Conſentement auſſi univerſel que les Maximes ſpéculatives. Ainſi, ce Conſentement étant néceſſaire pour conſtater la Vérité des Idées innées, même au Jugement de ceux qui les ſoutiennent ; dès qu’on peut prouver qu’il n’éxiſte point, toutes ces prétendues Notions gravées par la Divinité même croullent, & n’ont plus aucun Soutien. Il eſt aiſé de prouver, que rien ne paſſe pour juſte, ou honnête, parmi quelques Peuples, qui ne paſſe pour injuſte, ou mal-honnête, parmi quelques autres. Les Caribes engraiſſent leurs Enfans, pour les manger : &, pour qu’ils ſoient d’une Graiſſe plus abondante & plus délicate, il leur font l’Opération que les Italiens font aux leurs, pour leur rendre la Voix plus claire. Pluſieurs Peuples du Pérou font leurs Concubines de Femmes qu’ils prennent à la Guerre : ils nourriſſent délicatement juſqu’à treize Ans les Enfans qu’ils en ont, & les mangent alors. Ils en font autant de leurs Concubines, lorſqu’elles ne font plus d’Enfans[1]. En tout cela, ils ne croïent pas faire plus de Mal, qu’un François qui met au Pot un vieille Poule qui ne fait plus d’Œufs. Les Druſes, Peuple du Mont Liban, épouſent leurs propres Filles ; &, dans certain Jour de l’Année, ils ſe mêlent indifféremment avec les Femmes les uns des autres[2]. On prétend qu’il y a à Londres, & en Hollande, une Secte de Multiplians, qui ſe tiennent cachés par la Crainte des Magiſtrats, mais qui n’en croïent pas pour cela ce Mélange, plus criminel, ni moins pieux.

S’il étoit donc vrai, qu’il y eut des Principes de Morale innez & gravez dans l’Ame de tous les Hommes, ſeroit-il poſſible, qu’il y eut des Nations entieres, qui, d’un Conſentement unanime & univerſel, démentiſſent, par leurs Diſcours, & par leurs Actions, les Principes de la Juſtice & de la Vérité, desquels chacun d’eux auroit une Conviction évidente en lui-même ? Et ſi l’on répond à cela, que Dieu grave dans le Cœur de l’Homme l’Idée du Bon & de l’Honnête, mais que l’Homme pervertit cette Idée par une fauſſe Application, il ſera aiſé de détruire cette Objection. Car, qu’y auroit-il de ſi inutile, que ces Idées, qui ne ſerviroient à rien, & dont l’Ame ne feroit aucun Uſage ? Je ne crois pas, qu’on veuille ſoutenir, qu’un Druſe, véritablement zélé pour ſa Religion, nourri au milieu de ſes Compatriottes, ait jamais réfléchi aux Principes innez de Morale qu’on lui prête. Il eſt auſſi perſuadé, qu’en couchant avec ſa Fille, il fait une bonne & pieuſe Action ; qu’un Italien, qui baiſe la Mule du Pape ; qu’un Eſpagnol, qui ſe fouëtte dévotement le Vendredi Saint ſous les Fenêtres de ſa Maitreſſes ; qu’un Janſéniſte, qui déchire impitoïablement la Réputation d’un Moliniſte ; & qu’un Moliniſte, qui le lui rend au double. On ne ſauroit douter, qu’il n’y ait, dans toutes les Religions, des Gens qui les croïent, & qui les ont crû dès leur Enſance, de Bonne-Foi, & avec une entiere Soumiſſion. Que deviennent donc les Idées innées ? A quoi ſont-elles bonnes ? Je ne vois pas qu’elles ſoient de plus grande Utilité, que l’Acceptation forcée de la Bulle Unigenitus, par quantité de pauvres Religieuſes, étoit néceſſaire au Bien de l’Etat.

  1. Garcilasso de la Vega, Hiſtoire des Yncas, Livr. I, Chap. XII.
  2. Bespier, Remarques ſur Ricaut, Tom. II, pag. 649