La philosophie du bon sens/V/XI

La bibliothèque libre.
◄  X.
XII.  ►

§. XI.

Si notre Ame est maté-
rielle ?


Les premières Difficultez, qu’on forme contre la Spiritualité de l’Ame, ont leur Source dans les différentes Manieres dont on veut qu’elle prenne Naiſſance. Quelques Philoſophes prétendent, que l’Ame ſe perfectionne peu a peu, à meſure que le Corps acheve de s’organiſer dans le Sein de la Mere. Mais, on leur objecte une Difficulté inſurmontable : c’eſt qu’il eſt impoſſible qu’une Choſe corporelle devienne incorporelle. Ainſi, ſi l’Ame au commencement a été matérielle, elle ne peut jamais ſe ſpiritualiſer ; ce qui prouve la Néceſſité de la Matérialité de l’Ame. St. Thomas a voulu excuſer cette Abſurdité : mais, il n’a fait qu’ajouter un nouvel Embarras au prémier. Il dit que l’Animal, & l’Ame qui avécu avant l’Arrivée ou la Création de l’Ame ſpirituelle, meurent tous deux, & qu’il ſe forme un nouvel Animal animé par l’Ame ſpirituelle. Or, je demande, Dieu agiſſant toujours par les Moïens les plus ſimples & les plus naturels, à quoi ſert cette double Création de deux Ames & de deux Animaux ? Par quel Moïen, par quelle Expérience, St. Thomas avoit-il acquis cette Connoiſance, & quelle Preuve évidente avoit-il de ce Changement d’Ame ?

Quelques Savans diſent que l’Embrion eſt inanimé juſqu’au quarantième Jour, auquel Tems ſe fait la Conformation des Parties. Mais, ce Sentiment prête des Armes, à ceux qui ſoutiennent la Matérialité de l’Ame. Comment ſe peut-il faire, demandent-ils, que la Vertu ſéminale, qui n’eſt ſecourue d’aucun Principe de Vie, Puiſſe produire des Actions vitales ? Or ſi vous accordez, continuent-ils qu’il y a un Principe de Vie dans les Semences ; capable de produire la Conformation des Parties, d’agir, de mouvoir ; en perfectionnant ce Principe, lui, donnant la Liberté d’augmenter & d’agir librement par les Organes parfaits, il eſt aiſé de voir, qu’il peut ; & doit même, devenir cd qu’on appelle Ame, qui, par conſéquent, eſt matérielle.

Il eſt encore un autre Sentiment ſoutenu par pluſieurs Philoſophes. Ils prétendent, que notre Ame tire ſon Origine des Peres & des Meres, par la Vertu ſéminales que d’abord elle n’eſt qu’Ame végétative, & ſemblable à celle d’une Plante ; qu’enſuite elle devient ſenſitive, en ſe perfectionnant ; & qu’enfin elle eſt rendue raiſonnable par la Coopération de Dieu. Mais, cette Opinion entraine après ſoi toutes les Difficultez des autres dont je viens de parler, ou bien ſuppoſe la Matérialité de l’Ame. Sans cette Suppoſition, il faut d’abord défendre la Succeſſion de ces trois Ames, contraire aux Voies ſimples par leſquels Dieu agit toujours, & qui dès le commencement eut pû inférer l’Ame raiſonnable. Il faut enfin prouver comment une Choſe corporelle peut devenir incorporelle, l’Ame raiſonnable ne pouvant avoir la même Eſſence que la ſenſitive. S’il eſt vrai, que la Matiere ſoit incapable de raiſonner, & ſi l’Ame raiſonnable eſt la même Ame que la ſenſitive, mais plus épurée, elle eſt alors matérielle néceſſairement. C’eſt-là le Siſtême des Epicuriens, à cela près que l’Ame, chés les Philoſophes Païens, avoit en elle la Faculté de ſe perfectionner ; au lieu que chés les Philoſophes Chrétiens, c’eſt Dieu, qui, par ſa Puiſſance, la conduit à la Perfection ; mais, la Matérialité de l’Ame eſt toujours néceſſaire dans les deux Opinions.

Quelques Philoſophes, enfin, font l’Ame une Subſtance abſolument ſimple & incorporelle. Ils évitent, à la vérité, certaines Difficultez où tombent les autres ; mais, ils en rencontrent pluſieurs nouvelles : car, ils ne ſauroient expliquer comment l’Ame, qui eſt un ſujet incorporel, peut recevoir des Facultés corporelles telles que ſont les organiques ; comment enfin la Matière peut agir ſur l’Eſprit, & l’Eſprit à ſon tour ſur la Matiere[1]. Tout ce qu’ils répondent à ces Queſtions ne ſont que de frêles Raiſonnemens, & de Subtilitez dignes des Scolaſtiques, qu’ils devroient n’avoir point imité ; eux, qui les ont condamnez ſi ſévérement, pour avoir voulu expliquer des Miſteres & des Secrets qu’ils n’entendoient pas[2]. Ce n’eſt pas que je les blâme d’avoir dit, comme tous les autres Philoſophes, leur Sentiment ſur des Choſes incertaines. Mais, j’aurois voulu, qu’ils euſſent moins témoigné d’être perſuadé de la Vérité de ce qu’ils penſoient ; & qu’ils euſſent donné leurs Opinions comme des Conjectures vrai-ſemblables, & non pas comme des Démonſtrations[3]. C’eſt en vain, qu’ils ſe récrient, qu’on ne ſauroit concevoir que la Matiere puiſſe être capable de la Penſée. Ils verront, pour peu qu’ils veuillent réfléchir ſans Paſſion, qu’il ne nous eſt pas plus difficile, par rapport à nos Notions, de concevoir que Dieu eſt le Maitre d’ajouter à l’Idée que nous avons de la Matiere la Faculté de penſer, que de connoître & de comprendre qu’il uniſſe à cette Faculté de penſer une autre Subſtance. Nous ignorons parfaitement en quoi conſiſte la Penſée, & à quelle Eſpece de Subſtance Dieu a accordé la Faculté de penſer : & c’eſt borner la Puiſſance du Tout-puiſſant, que de ſe figurer, qu’il ne puiſſe pas donner quelque Sentiment, & quelque Perception, à de petits Corpuſcules de Matiere, qu’il crée, & qu’il unit enſemble, comme il le trouve à propos. Puiſque nous ſommes contraints, dit Locke, de reconnaître que Dieu a communiqué au Mouvement des Effets que nous ne pouvons jamais comprendre que le Mouvement ſoit capable de produire, quelle Raiſon avons-nous de conclurre, qu’il ne pourroit pas ordonner que ces Effets ſoient produits dans un Sujet que nous ne ſaurions concevoir capable de les produire, auſſi bien que dans un Sujet ſur lequel nous ne ſaurions comprendre que le Mouvement de la Matiere puiſſe opérer en aucune maniere[4] ?

Quelque fermes que paroiſſent dans leurs Sentimens les Philoſophes qui ſoutiennent avec aſſûrance, que Dieu lui-même ne peut communiquer la Vie & la Perception à une Subſtance ſolide ; peut-être ſeroient-ils moins perſuadez de leur Opinion, s’ils conſidéroient ſans Prévention combien il eſt difſicile d’allier la Senſation avec une Matiere étendue, & l’Exiftence avec une Choſe qui n’a point d’Etendue. Pluſieurs Grands-Hommes ont cru l’Ame matérielle, & même pluſieurs Peres de l’Egliſe. Tertullien dit que l’Ame eſt un Corps & Qu’elle ne ſeroit rien ſans cela, tout ce qui eſt étant Corps[5]. Et loin que St. Auguſtin ait réfuté avec hauteur ce Sentiment, lui, qui pourtant croïoit l’Ame ſpirituelle[6], il ſemble l’excuſer lorſqu’il rapporte que Tertullien avoit cru que l’Ame étoit Corps, parce qu’il ne l’avoit pû concevoir incorporelle, & qu’ainſi il craignoit qu’elle ne fut rien, ſi elle n’étoit Corps.

Malgré le Mépris qu’affectent ceux qui nient la Matérialité de l’Ame pour leurs Adverſaires, ils en ont cependant eu dans tous les Tems de très reſpectables par leur Science & par leur Erudition. Car, ſans parler de tous les Philoſophes anciens, & en ſe réduiſant aux ſeuls modernes, un Averoès, un Calderin, un Politien, un Pomponace, un Bembe, un Cardan, un Ceſalpin, un Taurell, un Cremonin, un Berigard, un Viviani, un Hobbs, &c., ne ſont point des Savans pour leſquels on doive affecter un auſſi grand Mépris[7].

Si la Vérité d’une Opinion dépendoit de l’Etendue du Génie de ceux qui l’ont défendue, il ſeroit aiſé de prouver l’Incertitude de la Matérialité ou de l’Immatérialité de l’Ame par l’Autorité de l’illuſtre Locke, que je crois à coup ſûr pouvoir mettre en Parallele avec Des-Cartes & Mallebranche, ſans que les plus zélez de leurs Diſciples trouvent, à ce que je crois, cette Comparaiſon diſproportionnée. Mais, depuis long-tems, j’ai dit que les Ouvrages des Savans devoient ſervir à chercher la Vérité, & non point à cacher l’Incertitude ſous le Voile de l’Autorité. Quoiqu’il en ſoit, voici le Paſſage de ce fameux Philoſophe. Qui voudra ſe donner la Peine d’éxaminer & de conſidérer librement les Embarras, & les Obſcuritez impénétrables, de ces deux Hipotheſes, n’y pourra guéres trouver de Raiſon capable de le déterminer entièrement pour ou contre la Matérialité de l’Ame ; puiſque, de quelque Maniere qu’il regarde l’Ame, ou comme une Subſtance non-étendue, ou comme de la Matière étendue qui penſe, la Difficulté qu’il aura de comprendre l’un ou l’autre de ces Choſes l’entrainera toujours vers le Sentiment oppoſé, lorſqu’il n’aura l’Eſprit appliqué qu’à l’un des deux.

  1. « Comment l’Ame peut-elle recevoir des Actions vitales, qui font auſſi corporelles : vû, qu’ètant immanentes, elles doivent être reçues dans le même Principe qui les produit ; & qu’ainſi, il ne ſert rien de dire, que les corporelles font reçues dans les Corps, puiſque l’Ame eſt le Principe qui les produit ; ou dans les Facultez mêmes, puiſque les Facultez ſont réellement & effectivement une même Choſe avec l’Ame, & qu’elles ſont par conſéquent diſtinctes du Corps. » Bernier, Abrégé de la Philoſophie de Gaſſendi, Tom. V, Pag. 482.
  2. Ceci regarde un peu les Cartéſiens.
  3. Ut potero explicabo, nec tamen ut Pythius Apollo, certa ut ſint, & fixa, quæ dixero. Cicero Tuſculanar. Quæſtion. Libr. I.
  4. Locke, Eſſai Philoſophique ſur l’entendement Humain, Livr. IV, Chap. III, pag. 687.
  5. Cum autem ſit (loquitur de Animâ,) habeat neceſſe eſt aliquid per quod eſt ; ſi habeat aliquid per quod eſt, hoc erit Corpus ejus. Omne quod eſt Corpus eſt ſui Generis : nihil eſt incorporale, niſi quod non eſt, Tertullianus de Carne Chriſti, Cap. XI.
  6. Augustinus de Animâ & ejus Origine, Libr. IV, Cap. XXIII.
  7. Je ne cite point parmi ces Savant, ni ſpinoſa, ni vanini, parce qu’ils étoient Athées de Profeſſion : & quoique, parmi ceux que j’ai nommez, il y en ait quelques uns ſoupçonner d’Athéïſme, ils ne l’ont jamais néanmoins ouvertement ſoutenu.