Aller au contenu

La plus belle chose du monde/16

La bibliothèque libre.


— XVI —


Au cœur des événements qui se précipitaient et l’entraînaient, Monique se souvint tout à coup, amusée, qu’un soir de novembre, chez Claire, elle avait déclaré :

— Les années passent et rien n’arrive, rien n’arrive !

Le deux janvier suivant, elle roulait à son doigt une bague où brillait un gros diamant serti de platine ciselé. Cent fois par jour elle admirait l’effet du bijou sur sa main aux ongles luisants, et elle souriait, profondément satisfaite. La vie s’était affirmée plus romanesque que le plus extraordinaire des romans.

La tante, qui depuis la mort de son père habitait chez Monique, possédait une grosse dose d’orgueil, de sens pratique, et un idéal de vie cossue qui s’offusquait du salon de Monique. Ces meubles anciens, sans style, couverts de velours terne et fané, ces meubles sans grâce ni confort, chasseraient les amoureux, prétendait-elle. Il fallait les changer. L’une de ses amies avait acheté, par l’entremise du premier dessinateur d’une fabrique, des fauteuils charmants. La tante demanda l’adresse, fit venir l’employé avec ses catalogues.

Le soir de cette visite, Monique se garda bien de sortir. Elle désirait examiner les dessins et donner son avis. Au premier son de cloche, elle se précipita pour ouvrir. Surprise, elle introduisit au salon un grand jeune homme, la lèvre ombrée d’une moustache rousse qu’il tirait nerveusement, en regardant la jeune fille de ses yeux gris vert.

— On appelle ces yeux-là des yeux pers, pensa sournoisement Monique.

La tante ne descendait pas : moqueuse, Monique regardait le visiteur, posait une question, l’écoutait parler. Elle avait l’impression d’être bien au-dessus de lui, de se montrer condescendante. Jamais elle n’avait si bien vu du premier coup d’œil, les traits, les tics, le caractère de quelqu’un. « Je crois que je pourrais d’avance prononcer les mots qu’il va dire, » pensait-elle. Et pourtant, il ne lui déplaisait pas.

Les sujets d’intérêt général épuisés, le jeune homme prit un livre qui traînait sur une table ; il l’ouvrit. Il l’avait lu et différait d’avis avec l’auteur.

— Mais tiens, se disait Monique, il a des lettres, ce beau jeune homme !

Elle soutint l’opinion contraire, mais sans aucune sincérité, pour l’écouter répondre, le pousser à bout comme dans un jeu. Un rire intérieur animait ses yeux. Peu à peu elle perdit son sang-froid et, à son tour, discuta passionnément.

— Mais ma tante ne descend pas, observa Monique subitement. Ô mon Dieu, ajouta-t-elle, j’ai oublié de la prévenir de votre arrivée ! Elle se leva d’un bond.

— J’ai le temps, vous savez, mademoiselle. Je ne sais même pas votre nom.

— Monique.

— Mademoiselle Monique, c’est gentil de votre part de vous appeler ainsi.

— Mais je n’y suis pour rien.

— Vous exagérez. Vous étiez là. C’est vous qui avez inspiré le beau nom.

Il veut flirter, pensa Monique.

— Je préviens ma tante, car je suis pressée, vous savez ; ces meubles, c’est pour moi.

— Vous n’allez pas vous marier ?

— Peut-être !

Il eut l’air si désappointé qu’elle ajouta tout de suite :

— Mais non, je ne me marie pas. Ma tante déclare que je dois me marier cependant. Elle est de l’époque où une jeune fille de vingt ans sans prétendant était menacée de célibat. Elle croit qu’avec un beau salon, j’aurai plus d’atout. Aidez-moi. Accordez-lui de bonnes conditions.

— Si j’étais votre tante, je saurais que mademoiselle Monique peut se passer…

Mais il n’acheva pas le compliment qu’il avait eu l’intention de faire. La tante arrivait. Les catalogues furent ouverts. Les fauteuils que Monique aimait coûtaient toujours trop cher. Le jeune homme tirait de plus en plus sa moustache, réfléchissait. Finalement il bredouilla qu’il pourrait revenir un autre jour. La tante ne comprenait pas comment ce délai avancerait l’achat. Alors, il proposa de les conduire aux entrepôts la semaine suivante. Pouvait-on juger d’après le catalogue ? Il serait sûrement préférable de voir. Elles n’avaient qu’à indiquer le jour qui leur conviendrait.

— Jamais pareille amabilité, pareil charme ne se sont rencontrés, chez un vendeur de meubles, proclamait Monique en plaisantant après le départ.

Mais elle aurait voulu que la semaine suivante fût là tout de suite.

Dès le dimanche, Monique revit le jeune homme au sortir de l’église. Comment se trouvait-il là ? Il appartenait à une autre paroisse. Mais qu’importe ? Il se mit en devoir de l’accompagner chez elle, et comme il faisait beau, ils prirent d’un commun accord le chemin des écoliers, errant d’une rue à l’autre.

— Vous vous êtes trompé de paroisse, ce matin, monsieur ?

— Pas du tout. Je savais très bien où je voulais aller.

Il était venu parce que Monique possédait les plus beaux yeux du monde, les cils les plus longs et les plus noirs, et qu’elle était grande, souple, amusante. Il avait rêvé d’épouser une femme de ce genre.

Maintenant, on lui avait offert, assurait-il, deux billets pour un concert de Rachmaninoff, au Saint-Denis, cet après-midi là ; il supplia Monique d’y venir avec lui.

— C’est le comble, pensa-t-elle, le voilà mélomane. Il ne lui manque donc rien.

Mais elle se sentait malgré elle exaltée et attirée, elle ne savait pas encore vers quel événement. Il commençait déjà à la dominer, à lui imposer sa volonté. Au lieu de se révolter, elle était contente, y trouvait une secrète douceur.

« Ces impressions que j’ai ressenties, la première fois que je l’ai vu, se dit-elle tout à coup, mais ce sont les impressions qu’une femme doit éprouver devant son mari, quand elle le connaît de fond en comble ! Parions que je l’épouse. »

Stupéfaite de cette audacieuse pensée, elle s’arrêta, regarda longuement les arbres, le ciel, cette rue si bien connue et soudain étrange.


Le roman fut d’une rapidité foudroyante. Ils brûlèrent les étapes. Toutes les dates paraissaient trop éloignées à Maurice Longpré pour le mariage.

Les fiançailles eurent lieu à Noël. Ils se connaissaient exactement depuis cinq semaines.

Mais c’est fou, pensait Monique. A-t-on l’idée d’une vitesse pareille.

Elle se laissa tout de même entraîner.

Elle put choisir pour elle-même les fauteuils que sa tante avait trouvés trop chers. Maurice prétendit que dès le premier soir, il en avait ainsi décidé. La tante en achetait aussi, toute émue d’avoir été dans la destinée de Monique l’instrument de la Providence. Elle ne cachait pas qu’elle aurait préféré pour neveu un notaire, un avocat ou un médecin. Mais l’avenir appartenait aux industriels, après tout. Et tant de notaires s’enfuyaient avec les économies de leurs clients et de nos jours tant de médecins mouraient de faim, que ces professions en étaient quelque peu discréditées.

Monique suivit un cours d’art culinaire. « Il faut bien faire manger un mari, c’est très important, paraît-il, » disait-elle. Elle répétait souvent son nom : Maurice. Elle ourlait des draps, des nappes, de la lingerie de toute sorte. La tante se passionnait pour le mariage de sa nièce, fournissait des subsides, gâtait Monique, l’admirait d’avoir trouvé si facilement un bon parti.

L’aventure unique, imprévue, plaisait spécialement à son âme d’un autre âge. Comment imaginer un roman pareil ? Acheter des meubles et trouver le meilleur des maris. Sur cela, ses espoirs, ses illusions prenaient autant d’envergure que les songes de Monique.


Le quatuor se réunissait un peu plus souvent. Chez Claire, ou chez Lucette ou chez Nicole, on brodait en chœur le chiffre de Monique. Les soirées avaient changé de caractère. On parlait moins du passé et plus de l’avenir. On interrogeait Monique. On lui donnait des conseils. Les hommes, on devait les prendre comme ceci, comme cela. On riait, on plaisantait, et cependant pour les trois autres, l’événement comportait quelque chose d’attristant. Monique, leur semblait-il, se tenait à une gare, attendant un train pour un voyage dont elle ne reviendrait plus. Elles partageaient son bonheur, mais se sentaient abandonnées. C’était peut-être la fin du quatuor et de la jeunesse ! Claire disait :

— Vous verrez, ce ne sera plus comme avant.

Un étranger s’interposait ; il troublerait la parfaite harmonie de leur amitié. Déjà, certains soirs, Monique manquait, à cause de lui, une de leurs réunions. Et ce Maurice Longpré, elles ne le connaissaient que pour lui avoir serré la main à de rares occasions. C’était un intrus. Monique parlait beaucoup à son fiancé de ses trois amies, elle les expliquait ; mais dans son égoïsme d’amoureux il ne songeait nullement, lui, à proposer de les rencontrer plus souvent.

Alors, quand elles n’étaient pas en présence de Monique, elles se confiaient qu’elles n’aimeraient jamais Maurice. Il les effarait, les intimidait. Avec lui, elles demeuraient silencieuses. Non, ce ne serait plus comme autrefois. Le quatuor se désagrégerait. Comment continuer à parler à cœur ouvert, quand l’une d’elles répéterait tout maintenant à cet étranger ?

En attendant ces mauvais jours, ces tristes jours, elles riaient encore parfois beaucoup ; elles échangeaient sur le monde leurs réflexions toujours enfantines et gaies. Ou, quelquefois, des réflexions plus sages. La vie demeurait étrange, déconcertante, méchante même souvent. Mais elle possédait une logique dans ses détours ; des choses bonnes découlaient d’événements qui avaient semblé cruels. La vie blessait, puis guérissait ensuite et, d’un mal, tirait subitement quelque bien. Monique disait :

— Si ma tante n’était pas venue habiter chez nous, je n’aurais probablement pas rencontré Maurice.

Elle sous-entendait : si mon père n’était pas mort, si je n’avais pas subi ce grand bouleversement, si nous n’étions pas restés pauvres, assez pauvres pour que nos meubles attirent la pitié de tante…