La plus belle pépite

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Traduction par Louis Postif.
Candide du 31 juillet 1940 (p. 3-46).

La plus Belle Pépite
NOUVELLE INÉDITE PAR JACK LONDON



Certaines histoires ne peuvent être que véridiques et l’imagination féconde d’un écrivain ne saurait les avoir inventées de toutes pièces. De même, il semble impossible de mettre en doute la sincérité de certains individus. Julian Jones était de ceux-là. Plusieurs de mes lecteurs refuseront peut-être d’ajouter foi au récit qu’il me fit. Pourtant, je suis à tel point convaincu de sa véracité que j’engagerais sans hésitation mes disponibilités financières dans la lointaine aventure dont il me parla.

Je fis la connaissance de Julian Jones à Panama, lors de l’Exposition du Pacifique, dans le pavillon de l’Australie. Je considérais une collection fac-similée de pépites de grosseurs exceptionnelles découvertes dans les champs d’or des antipodes. À leur aspect bossué, biscornu et massif, il semblait aussi difficile de les supposer factices que de croire les indications de poids et de valeur qui les accompagnaient.

— Alors, c’est ça que les chasseurs de kangourous appellent une pépite ? s’écria par-dessus mon épaule une voix sonore, juste devant le spécimen le plus impressionnant.

Je me retournai et mon regard rencontra les yeux d’un bleu lavé de Julian Jones. Je levai la tête, car il arborait, à une hauteur d’environ deux mètres, une chevelure jaune ébouriffée dont la teinte paraissait aussi décolorée et passée que celle de ses yeux. Peut-être le soleil avait-il rongé sa couleur primitive ; en tout cas, son visage témoignait d’un hâle ancien et profond. Lorsque, détournant son regard des objets exposés, il le fixa sur moi, j’y remarquai une expression bizarre, comme si l’homme s’efforçait de se rappeler un fait d’importance capitale.

— Qu’est-ce qu’elle a, cette pépite ? demandai-je.

L’expression distraite et lointaine disparut.

— Eh bien, ses dimensions.

— Elle semble de forte taille, concédai-je. Mais son authenticité ne fait aucun doute. Le gouvernement australien oserait difficilement…

— De forte taille ! interrompit mon interlocuteur, avec dédain.

— C’est la plus grande qu’on ait jamais trouvée.

— Jamais trouvée !

Ses yeux pâles flamboyèrent et il poursuivit :

— Croyez-vous que tous les blocs d’or découverts à ce jour soient cités dans les journaux et les dictionnaires ?

— Si certains ne l’ont pas été, lui fis-je sagement remarquer, je ne vois pas comment nous en aurions connaissance. Si une pépite est véritablement précieuse, ou plutôt si celui qui l’a trouvée préfère que sa modestie n’ait pas à rougir…

— Mais tel n’était pas le cas. Je l’ai vue de mes propres yeux et, de surcroît, je suis trop hâlé pour rougir sous aucun prétexte. Je travaille dans les chemins de fer et j’ai passé pas mal de temps sous les Tropiques. Alors, mon teint avait la couleur de l’acajou, le beau vieil acajou, et plus d’une fois on m’a pris pour un Espagnol aux yeux bleus…

À mon tour, je l’interrompis.

— Cette pépite était donc plus grosse que celle-ci, monsieur… ?

— Jones. Julian Jones.

Il fouilla dans une poche intérieure et en tira une enveloppe à ce nom, adressée aux bons soins du bureau central de San Francisco ; de mon côté, je lui remis ma carte.

— Enchanté de faire votre connaissance, Monsieur, déclara-t-il d’une voix forte accoutumée aux bruits violents ou aux vastes espaces, en me tendant la main. Parbleu, je connais votre nom ! j’ai même vu votre portrait dans les journaux. Excusez ma franchise, mais vos articles sur Mexico ne m’ont pas du tout emballé. Comme tous les Gringos, vous prenez le Mexicain pour un homme de race blanche. C’est une grave erreur. Ces « Spiggots[1] », ces Latins-Américains à la peau grasse, ne pensent, ne raisonnent ni ne réagissent comme nous. Même leur table de multiplication diffère de la nôtre. Vous croyez que sept fois sept font quarante-neuf ; eux pas. Ils calculent autrement. Ce qui est blanc à vos yeux ne l’est pas pour eux. Laissez-moi vous donner un exemple. Si vous achetez du café pour votre ménage par paquets d’une livre ou de dix livres…

— Quelle taille avait la pépite dont vous parliez ? demandai-je, exaspéré. Aussi grosse que la plus grosse de celles-ci ?

— Plus grosse encore, dit-il, sans s’émouvoir, bien plus grosse que toute leur fichue collection réunie.

Il s’arrêta et fixa sur moi un regard décidé.

— Pourquoi n’aborderais-je pas cette question avec vous ? Votre réputation est faite pour inspirer confiance et, d’après ce que j’ai lu, vous avez bourlingué un peu partout. Voilà longtemps que je cherche un homme disposé à me comprendre.

— Vous pouvez vous fier à moi.

Je livre à mes lecteurs toute l’histoire telle qu’il me la raconta sur un banc, au bord du lac, devant le palais des Beaux-Arts, aux cris assourdissants des mouettes. Tant pis ! Il n’aurait pas dû manquer à notre rendez-vous. Mais n’anticipons pas.

Comme nous quittions le pavillon de l’Australie à la recherche d’un coin tranquille, une femme de petite taille, d’une trentaine d’années, au teint fané et à l’allure campagnarde, fonça sur lui à la façon d’un oiseau et s’accrocha à son bras avec la précision rapide et inexorable d’un engrenage de machine.

— Alors, tu te trottes sans même penser à moi ! glapit-elle.

Je lui fus présenté dans toutes les formes. Ignorante de mon nom, elle me considéra évidemment sans enthousiasme de ses yeux noirs rusés, rapprochés l’un de l’autre, aussi ronds et mobiles que ceux d’un perroquet.

— Tu ne vas pas, au moins, lui parler de cette garce ? ajouta-t-elle sur un ton de reproche.

— Sarah, nous allons discuter affaires, expliqua-t-il d’une voix excédée. Depuis si longtemps je cherche l’homme à même de me comprendre : à présent que je le tiens, j’ai bien le droit, ce me semble, de le mettre au courant de ce qui s’est passé.

Le brin de femme ne répliqua point, mais pinça les lèvres. Elle regarda devant elle la Tour des bijoux, avec une mine si sévère que nul rayon de soleil n’aurait pu l’adoucir. Nous gagnâmes lentement les bords du lac et, avisant un banc inoccupé, nous nous assîmes avec un soupir de soulagement.

— Ce qu’on peut se fatiguer à visiter cette exposition ! déclara la petite dame, presque avec défi.

Deux cygnes soupçonneux quittèrent, en se dandinant, le miroir de l’eau et vinrent nous examiner. Convaincus de notre ladrerie ou de notre pauvreté en cacahuètes, ils s’éloignèrent. Jones tourna à demi le dos à sa femme et me raconta son histoire.

— Jamais été en Équateur ? Alors, suivez mon conseil… N’y allez pas… À moins que vous n’ayez assez de confiance en moi et de cran personnel pour risquer le voyage en ma compagnie. Car il n’y a pas si longtemps que j’y débarquais d’un charbonnier rouillé, au cul sale. Il faisait ses sept nœuds quand tout marchait bien, mais nous eûmes un vent contraire et une avarie de machine au large de l’île de Pitcairn.

« Je ne figurais point parmi l’équipage. Je suis mécanicien de locomotive. Mais je m’étais lié d’amitié avec le patron du bateau à Newcastle et je l’accompagnais, en copain, jusqu’à Guayaquil. J’avais appris que les appointements montaient sur le chemin de fer américain qui va de cette ville à Quito, en traversant les Andes. Or, Guayaquil…

— Un trou à fièvre, glissai-je.

Il m’approuva d’un signe de tête.

— Thomas Nast y est mort un mois après son arrivée. C’était un de nos grands dessinateurs américains.

— Connais pas – conclut Julian Jones. Mais il n’est pas le seul… J’ai été mal impressionné en arrivant dans le patelin. L’accostage du pilote se trouve à soixante milles en descendant le fleuve.

« — Où en est la fièvre ? demandai-je au pilote qui monta à bord dès le petit matin.

« — Tu vois cette goélette de Hambourg, me dit-il en désignant un navire de tonnage appréciable ancré à proximité. Le capitaine et quatorze hommes viennent d’en mourir, le cuisinier et deux hommes sont à l’agonie : après, il n’y restera plus personne.

« Par à-coups, il m’apprit la vérité. À ce moment-là, à Guayaquil, chaque jour, une quarantaine de personnes mouraient de la fièvre jaune. Mais cela n’était encore rien, comme je devais m’en apercevoir ensuite. La peste bubonique et la variole faisaient rage, la dysenterie et la pneumonie décimaient la population et, par-dessus tout, le chemin de fer sévissait. Je dis bien. Pour les gens qui tenaient absolument à y monter, il se montrait plus néfaste que toutes les autres épidémies réunies.

« Quand nous jetâmes l’ancre devant Guayaquil, une demi-douzaine de capitaines des autres vapeurs vinrent à notre bord prévenir leur collègue de ne laisser descendre à terre aucun matelot ou officier de son équipage autres que ceux dont il voudrait se débarrasser. Une barque arriva me prendre de Duran, tête de ligne du chemin de fer, située sur l’autre côté du fleuve ; un homme sauta de l’embarcation et escalada l’échelle, trois échelons à la fois, tant il avait hâte d’aborder. Une fois sur le pont, avant même d’adresser la parole à l’un de nous, il se pencha sur la lisse et, montrant le poing à la ville se mit à hurler :

« — Je t’ai eu ! Je t’ai eu !

« — Qui donc, mon vieux ? lui demandai-je.

« — Le chemin de fer, dit-il en débouclant sa ceinture et en tirant un gros Colt de 44 de dessous sa veste.

« — J’ai rempli mon contrat – trois mois – et il ne m’a pas eu. J’y étais conducteur.

« Voilà le chemin de fer où je devais travailler. Ce qu’il me raconta ensuite n’était guère rassurant. La voie, qui partait du niveau de la mer à Duran, montait jusqu’à quatre mille mètres sur le Chimborazo et descendait sur l’autre versant jusqu’à Quito, à trois mille mètres plus bas. Elle était si dangereuse que les trains n’y passaient que pendant le jour. À la tombée de la nuit les voyageurs devaient descendre pour aller dormir dans les villes tandis que le train attendait le retour de la lumière. Chaque convoi transportait une garde de soldats équatoriens, plus redoutables que tout le reste. Ils étaient censés assurer la sécurité de l’équipe du train, mais à la moindre alerte ils attrapaient leur fusil et se joignaient aux assaillants. Dès que se produisait un accident, les Spiggots se mettaient à crier « Mort aux Gringos ! » Et là-dessus ils massacraient l’équipe du train et à tout hasard les voyageurs gringos réchappés de l’accident. Tout cela suivant leur arithmétique qui, ainsi que je vous le disais, diffère totalement de la nôtre.

« Sacrebleu ! tout de suite je constatai par moi-même que l’ex-conducteur ne mentait pas. Je devais prendre mon roulement dans la première division à Quito et m’y rendre dès le lendemain matin par le seul et unique train quotidien. Dans l’après-midi de ce premier jour, à Duran, sur les quatre heures, les chaudières du Gouverneur Hancock firent explosion et il coula par soixante pieds de fond devant l’embarcadère. C’était le grand bateau transbordeur qui amenait les voyageurs du chemin de fer à Guayaquil, sur l’autre rive du fleuve. Cette catastrophe fut cause d’événements plus graves encore. À partir de quatre heures et demie, des trains bondés commencèrent d’arriver. C’était jour de fête ; la Compagnie avait organisé une excursion dans la montagne et la foule des gens de Guayaquil rentrait. « Cette foule, composée de cinq mille personnes, voulait passer l’eau et le bateau gisait par le fond : nous n’y étions pour rien, mais l’arithmétique des Spiggots ne l’entendait pas ainsi. « Mort aux Gringos ! » gueula l’un d’eux. Aussitôt tout se gâta. La plupart d’entre nous n’échappèrent à la mort que de l’épaisseur d’un cheveu. Je courus sur les talons du chef-mécanicien en portant un de ses gosses, pour rattraper les locomotives qui venaient de démarrer. Car là-bas, loin de tout, en cas de difficultés, on cherche d’abord à sauver les locomotives, pour la raison que sans elles pas de train possible. Quand nous pûmes partir, une demi-douzaine d’Américaines et autant d’enfants étaient blottis près de nous sur le parquet de l’abri et les soldats de l’Équateur chargés de protéger nos vies et nos biens nous canardaient à qui mieux mieux : ils nous ont bien tiré mille salves avant que nous fussions hors de portée.

« Nous campâmes sur les hauteurs et ne revînmes que deux jours après pour déblayer. Il y avait de la besogne : plates-formes, wagons couverts, fourgons, machine asthmatique de manœuvre, même wagonnets à main, la population avait tout balancé dans la mer par-dessus le Gouverneur Hancock. Ils avaient incendié la rotonde, mis le feu dans les soutes à charbon ; l’atelier de réparation ne ressemblait plus à rien. Il nous fallut aussi enterrer, en toute hâte, trois de nos collègues qui s’étaient fait prendre. Là-bas, la température est chaude. »

Julian Jones marqua un arrêt et, par-dessus son épaule, étudia l’expression désapprobatrice et le regard fixe de son épouse.

— Je n’oublie pas la pépite, dit-il pour me rassurer.

— Ni la garce, lança la femme, apparemment à l’adresse des sarcelles qui voguaient sur le lac.

— Nous arrivons bientôt à la pépite…

— Qu’avais-tu besoin de rester dans ce pays maudit ? lança sa femme.

— Allons, Sarah, implora-t-il, c’est pour toi que je travaillais.

Et, en manière d’explication pour moi, il ajouta :

— Si les risques étaient grands, la paie tombait en conséquence. Certains mois, j’ai touché jusqu’à cinq cents jaunets. Et Sarah attendait mon retour en Nébraska…

— Après deux années de fiançailles, confia-t-elle, à la Tour des bijoux.

— … Malgré la grève et mon renvoi comme mineur et ma typhoïde en Australie… et tout le reste, reprit-il.

« Dans cette Compagnie-là, la chance m’accompagnait. Combien en ai-je vu mourir, des copains tout frais arrivés des États, quelques-uns pas même une semaine après leur premier voyage : si la maladie ou le service ne les tuait pas, c’était les Équatoriens. Mais mon heure n’avait pas sonné, bien qu’à cette époque il m’advînt de descendre avec ma machine au fond d’un éboulement de plus de dix mètres. J’y perdis mon chauffeur.

Le conducteur et le directeur du Matériel roulant – ce dernier descendait à Duran pour voir sa fiancée – furent décapités par les Spiggots et leurs têtes exposées sur des poteaux. Pendant ce temps, j’étais tapi sous cinquante centimètres de charbon dans le tender. Ils croyaient que j’avais gagné la forêt : j’y restai un jour et une nuit, le temps de laisser l’agitation se calmer. Ah ! j’ai eu de la veine ! Le pis qui m’arriva fut un rhume et un furoncle. Mais les autres tombaient comme des mouches tant de fièvre jaune et de pneumonie que des Spiggots et du chemin de fer. L’ennui, c’est que je ne pouvais me faire d’amis. Sitôt que je commençais à me lier un peu avec un de mes collègues, il mourait – à part un chauffeur du nom d’Andrews : celui-là devint fou à lier.

« Je me débrouillai dans mon boulot dès le début ; j’habitais à Quito une maison couverte d’énormes tuiles espagnoles, que j’avais louée. En outre, je n’ai jamais eu de grandes difficultés avec les Spiggots : je les laissais se balader à l’œil dans le tender ou sur le chasse-vaches. Moi, les vider ? Jamais. Une fois Jack Harris en avait expulsé un groupe. Je suivis son enterrement muy pronto…

— Parle donc anglais, adjura la petite dame.

— Sarah ne peut supporter que je m’exprime en espagnol, dit-il, en manière d’excuse. Cela lui porte sur les nerfs et je lui ai promis de m’abstenir désormais.

« Comme je le disais, tout marchait à la papa, et j’économisais mes appointements pour remonter au Nébraska et épouser Sarah, lorsque je tombai sur Vahna…

— La garce ! siffla Sarah.

— Voyons, Sarah, supplia son géant de mari, il faut bien que je parle d’elle pour en arriver à la pépite.

« Ce soir-là, je descendais une locomotive haut-le-pied à Amato, situé à cinquante kilomètres environ de Quito. Je faisais équipe avec Seth Manners. Je le formais au métier de mécanicien et lui faisais conduire la machine tandis qu’assis à sa place je rêvassais à Sarah que voici. Je venais de recevoir d’elle une lettre où, comme d’ordinaire, elle me pressait de rentrer au pays et faisait allusion aux dangers que court un célibataire comme moi lâché en liberté dans un patelin rempli de senoritas et de fandangos. Bon Dieu ! Si seulement elle avait pu les apercevoir !

De véritables épouvantails avec leurs visages peints, livides comme ceux de cadavres et leurs lèvres rouges comme… comme certains écrasés que j’ai aidé à ramasser.

« C’était par une superbe nuit d’avril, pas un souffle de vent. Une admirable lune dominait juste la crête du Chimborazo. Ça c’est une montagne ! La voie la contournait à quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer et son sommet se dressait encore à trois mille mètres plus haut.

« J’étais peut-être en train de sommeiller, tandis que Seth conduisait la machine ; tout à coup, il bloqua les freins si brutalement que je faillis passer à travers la lucarne de l’abri.

— Sacré nom… commençai-je. Bon Dieu ! s’exclama Seth, comme nous nous penchions pour mieux voir ce qui obstruait la voie.

« C’était une Indienne, et, croyez-moi, les Indiens n’ont rien de commun avec les Équatoriens. En pleine descente de la montagne, Seth avait réussi à arrêter la machine à cinq mètres de l’obstacle. Mais la femme ! Elle…

Je vis se raidir Mme Julian Jones, bien qu’elle continuât de fixer d’un regard menaçant deux sarcelles qui glissaient au-dessous de nous sur les hauts-fonds de la pièce d’eau.

— La garce ! siffla-t-elle encore, d’un ton implacable.

Jones s’arrêta net, mais reprit bientôt :

— C’était une grande fille, svelte et délicate – vous voyez le genre que je veux dire – avec une longue chevelure noire retombant sur les épaules : elle se tenait là, les bras étendus, pour arrêter la machine. Elle portait, drapé autour d’elle, un bizarre vêtement qui n’était pas fait d’étoffe mais de peaux d’ocelots, tachetées, douces et moelleuses.

— La garce ! murmura Mme Jones.

Mais M. Jones poursuivit, imperturbable :

— En voilà des façons de faire stopper une locomotive ! dis-je à Seth en descendant sur la droite. J’avançai devant notre machine, vers l’Indienne. Elle avait les paupières hermétiquement closes et tremblait si fort que cela se voyait au clair de lune. De plus, elle ne portait aucune chaussure.

« — Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demandai-je sans douceur. Elle tressaillit, parut sortir de son extase et ouvrit les yeux… de grand yeux noirs, admirables. Croyez-moi, cela valait la peine d’être vu…

— La garce !…

À cette exclamation sifflante, les deux sarcelles s’écartèrent précipitamment de quelques pieds. Quant à Jones, il ne sourcilla point.

— Pourquoi arrêtes-tu cette locomotive ? lui criai-je en espagnol.

Pas de réponse. Elle me considéra un instant, puis regarda la machine qui ronflait. Tout à coup, elle fondit en larmes.

— Si tu essayes de t’offrir des balades de cette manière-là, continuai-je en espagnol, tu te feras un de ces jours écrabouiller et mon chauffeur te ramassera en marmelade sur notre chasse-vaches.

Mon espagnol de Spiggot n’avait rien de brillant, mais je vis qu’elle comprenait ; pourtant elle se borna à secouer la tête, sans rien dire. Mais, sapristi ! elle valait le coup d’œil… »

J’observai Mme Jones, non sans appréhension ; elle dut s’en apercevoir, car elle murmura :

— Dans le cas contraire, croyez-vous qu’il l’aurait emmenée chez lui ?

— Allons, Sarah, du calme ! protesta-t-il. Ce n’est pas chic ! Laisse-moi finir mon histoire…

« Alors, Seth me cria : « — Vas-tu rester là toute la nuit ?

« Viens ! dis-je à l’Indienne. Grimpe ! Mais une autre fois ne t’amuse pas à faire des signaux aux locomotives entre les stations. »

« Arrivé au marchepied, je me tourne vers elle pour l’aider à monter : plus personne ! Je passe de nouveau à l’avant : la voie paraît libre. Éclipsée ! À droite et à gauche, c’est la falaise abrupte et le précipice. Enfin, je la trouve couchée à terre, tout contre le chasse-vaches. Si nous avions démarré, nous l’écrasions en moins d’une. Tout cela semblait absurde et je ne savais que penser. Peut-être cherchait-elle à se suicider ? Bref, je l’attrape par le poignet et la remets sur ses pieds, assez brusquement. Elle se décide alors à monter. Les femmes savent bien reconnaître quand un homme ne plaisante pas avec elles. Seth regimba bien un peu, mais je la fis entrer dans l’abri et asseoir à côté de moi.

Je comparai ce Goliath à sa petite épouse aux pupilles d’oiseau et me demandai s’il l’avait traitée souvent avec fermeté.

— Seth devait avoir fort à faire à conduire la machine, remarqua Mme Jones.

— Ne t’ai-je pas dit que je le dressais à ce métier ? se défendit Jones. Nous fîmes ainsi le trajet jusqu’à Amato. L’Indienne ne desserra pas les dents et sitôt que la machine stoppa, elle sauta en bas et disparut. Pas un « merci bien, m’sieu ». Rien de rien !

« Le lendemain matin, au moment où nous allions mener à Quito une douzaine de plates-formes chargées de rails, nous la trouvâmes qui nous attendait dans l’abri. Au grand jour, je la jugeai encore plus remarquable que la nuit précédente.

« — Hum ! elle t’a adopté, plaisanta Seth.

« Ma foi, on aurait pu le croire. Elle restait là à me… à nous couver du regard comme un bon chien affectueux que vous vous seriez attaché avec un chapelet de saucisses dans le ventre et qui sait très bien que vous ne lèverez pas la main sur lui.

« — Fiche ton camp de là ! lui dis-je, pronto ! »

À ce mot espagnol, Mme Jones nous rappela sa présence par un haut-le-corps.

— Tu le vois bien, Sarah, je ne voulais pas d’elle, même au début.

Mme Jones se raidit. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne proféra aucun son.

— Seth m’accabla de ses railleries : « Tu ne peux tout de même pas la plaquer comme ça », disait-il. « Tu lui as sauvé la vie… » Erreur ! répliquai-je sèchement, c’est toi. « Enfin elle se figure que c’est toi, cela revient au même. Maintenant elle t’appartient, d’après la coutume de ce pays. Tu devrais le savoir ! »

— Elle fera ton ménage, blaguait Seth.

Je le laissai débloquer la machine, mais après, je l’occupai à pelleter le charbon afin de ne pas lui laisser le temps de travailler de la langue. En repassant à l’endroit où nous l’avions ramassée j’arrêtai le train pour lui permettre de descendre. Elle tomba à genoux, m’étreignit les jambes de ses bras et sanglota éperdument. Que pouvais-je faire ?

Mme Jones nous donna à entendre qu’elle savait à coup sûr ce qu’elle aurait fait à la place de son mari.

« Dès notre arrivée à Quito, elle disparut comme la veille. Sarah ne veut point me croire quand je lui dis à quel point je me sentis soulagé d’en être débarrassé. Je me rendis donc à ma case et m’expliquai avec un dîner excellent préparé par ma cuisinière, une métisse du nom de Paloma. Ni indienne ni spigotte, cette femme était vieille et ressemblait plus à une chouette qu’à une colombe. La seule vue de sa face édentée me coupait l’appétit. Mais elle tenait bien mon ménage, ne dépensait pas outre mesure.

« Cet après-midi-là, après une bonne et longue sieste, qui est-ce que je trouve dans la cuisine, aussi à l’aise que si elle avait été de la maison ? Ma bougresse d’Indienne ! La vieille Paloma, accroupie à ses pieds, lui frictionnait les genoux et les jambes comme pour la guérir des rhumatismes… Je savais bien que cette fille n’en souffrait pas, car j’avais apprécié son agilité. Du coup, ma colère éclata. Sarah le sait, je ne puis supporter des femmes à tramer autour de moi… surtout des femmes jeunes et pas mariées. Mais que faire ? La vieille Paloma prenait le parti de l’Indienne et jurait de la suivre si elle partait.

De plus, elle me traitait d’imbécile de plus de façons que n’en connaît la langue anglaise. Les jurons espagnols te plairaient, Sarah, et tu aurais été ravie d’entendre fulminer contre moi la vieille Paloma.

« Je finis par céder bien à contrecœur. La vieille prétextait avoir besoin de l’aide de Vahna pour le ménage – mensonge manifeste. Paloma ne me confia jamais la vraie raison de son attachement pour cette fille. En tout cas, Vahna se montra peu encombrante. Elle restait tranquillement à la maison, bavardant avec Paloma et lui faisant quelques commissions.

« Toutefois, je ne tardai pas à deviner chez elle une terreur secrète. Si un copain entrait pour boire un coup ou faire une partie de cartes, l’inquiétude de l’Indienne faisait peine à voir. Je questionnai Paloma sur les motifs de ce tourment : la vieille prit un air solennel et hocha la tête, comme si tous les diables de l’enfer se disposaient à nous envahir.

« Enfin, certain jour, Vahna reçut une visite. N’étant point de service, je passai la journée avec elle – il me fallait bien lui montrer quelque politesse même si elle s’était fourré dans la tête d’habiter chez moi contre mon gré – quand j’aperçus dans son regard une expression bizarre. Sur le seuil de la porte se dressait un jeune Indien qui lui ressemblait, mais en plus jeune et en plus mince. Elle l’emmena dans la cuisine où dut se tenir grand palabre, car il ne partit qu’à la nuit tombée. Il revint dans le courant de la semaine, mais j’étais absent. À mon retour, Paloma me mit dans la main une grosse pépite d’or que Vahna s’était fait rapporter par le gars. Ce caillou pesait au bas mot deux livres et valait plus de cinq cents dollars. Elle m’expliqua que Vahna désirait me l’offrir en paiement de sa pension. Il me fallut bien l’accepter pour avoir la paix.

« Puis, longtemps après, surgit une autre visite. Nous étions assis autour du feu…

— Lui et la garce, précisa Mme Jones.

— Avec Paloma… rectifia M. Jones.

— Lui, sa cuisinière et sa femme de ménage étaient assis autour du feu, concéda Mme Jones.

— Je reconnais que Vahna me témoignait beaucoup d’affection, affirma-t-il, non sans témérité ; mais dans un élan de prudence, il ajouta : « Beaucoup trop, vu que je ne ressentais pour elle aucune inclination. »

« Donc, comme je le disais, elle reçut une autre visite, celle d’un vieil Indien, grand, maigre, aux cheveux blancs, avec un nez crochu comme un bec d’aigle.

« Il entra délibérément, sans frapper. Vahna poussa un cri et s’effondra sur les genoux. Elle tourna vers moi des yeux suppliants, comme une biche qu’on va immoler et qui ne veut pas mourir. Puis, pendant une minute qui me parut une éternité, l’Indien et Vahna se dévisagèrent. Paloma, la première, parla au vieux dans son langage, car il lui répondit. Ma parole ! on eût dit qu’elle s’adressait au Tout-Puissant ! Ses vieilles guiboles s’entrechoquaient et elle s’humiliait devant lui comme une chienne.

« Et cela dans ma propre maison ! J’avais envie de saisir le bonhomme par la peau du cou et de le jeter dehors, mais il était si vieux !

« D’une voix terrible, il crachait littéralement ses paroles à la vieille Paloma qui s’obstinait à discuter : à la fin, elle dut trouver un argument péremptoire, car le vieillard se radoucit ; il daigna poser une question à Vahna. Celle-ci baissa le front, parut déconcertée, rougit et répondit d’un seul mot en secouant la tête. Là-dessus, l’homme tourna les talons et disparut. Je pense qu’elle avait dit « non ».

« À la suite de cette scène, Vahna parut troublée devant moi et se confina dans la cuisine. Mais bientôt elle recommença de se tenir dans la grande salle. Bien que toujours fort timide, elle fixait continuellement sur moi ses grands yeux…

— La garce !

Cette fois, j’entendis nettement l’exclamation. Mais Julian Jones et moi nous y étions habitués maintenant.

— Je ne crains pas de dire, poursuivit Jones, que je commençais à m’intéresser à elle – oh ! pas dans le sens où Sarah l’entend. Cette pépite de deux livres m’occupait l’esprit. Si Vahna consentait à me renseigner sur son origine, je pourrais dire adieu au chemin de fer et revenir au Nébraska et retrouver Sarah.

« Puis ce fut la fin des haricots… Arrive une lettre du Wisconsin : Ma tante Elisa venait de mourir et me laissait sa grande ferme. Je poussai un cri de joie en apprenant la nouvelle. Hélas ! Je fus plus tard complètement dépouillé par les juges et les hommes de loi ; ils ne me laissèrent pas un cent et je les paie encore par acomptes.

« Mais je ne pouvais le prévoir. Je fis donc mes préparatifs pour cingler vers le Pays de Dieu. Paloma en fit une maladie et Vahna, tout en larmes, gémissait : « Ne t’en va pas ! Ne t’en va pas ! »

« Je donnai préavis à la Compagnie et j’écrivis à Sarah — pas vrai, Sarah ?

« Ce soir-là, assise auprès du feu, comme à une veillée mortuaire, Vahna consentit pour la première fois à me faire ses confidences.

« Reste ici, me dit-elle, et la vieille Paloma l’approuva du geste. Je te montrerai l’endroit d’où mon frère a tiré la pépite, si tu ne nous quittes pas.

« Trop tard, lui dis-je, et je lui en fournis l’explication.

— Lui as-tu appris que j’attendais ton retour en Nébraska ? questionna Mme Jones, froide et impassible.

— Voyons, Sarah, pouvais-je froisser les sentiments d’une pauvre Indienne ? Bien sûr que non, je ne le lui ai pas appris.

« Elle et Paloma se parlèrent alors dans leur langue et Vahna me dit :

« — Si tu restes, je te montrerai la plus grosse des pépites… la mère de toutes les autres.

«  Grosse comme quoi ? lui demandai-je. Comme moi ?

« Elle se mit à rire.

« — Plus grosse que toi, me dit-elle. Beaucoup, beaucoup plus.

« — C’est impossible !

« Mais elle m’affirma l’avoir vue, et Paloma soutenait ses dires. Bref, à les entendre, cette seule pépite valait des millions de dollars. La vieille Paloma ne l’avait jamais vue, mais elle en connaissait l’existence par ouï-dire. Cette pépite constituait un secret de tribu qu’elle ne pouvait partager, n’étant qu’à demi indienne.

Julian Jones marqua une pause ponctuée d’un soupir.

— Les deux femmes insistèrent tellement que je finis par me décider pour…

— La garce, proféra aussitôt Mme Jones.

— Non, pour la pépite. Avec la ferme de tante Elisa, je devenais assez riche pour lâcher le chemin de fer, mais pas suffisamment pour mépriser la grosse galette, et puis je ne pouvais m’empêcher de croire ces deux femmes. Je pensais devenir un Van-derbilt ou un J. P. Morgan, et je commençai à sonder Vahna. Mais elle ne voulait rien lâcher.

« Viens avec moi, répétait-elle. Nous serons de retour dans une quinzaine de jours avec autant d’or que nous pourrons en porter.

« — Nous emmènerons un bourricot ou une caravane de bourricots proposai-je. Mais rien à faire. Paloma était de son avis. L’aventure présentait trop de danger. Nous risquions d’être pris par les Indiens.

« Bref, nous partîmes tous deux quand la lune éclaira les nuits, voyageant seulement pendant ce temps et nous reposant dans la journée. Vahna m’interdisait d’allumer du feu et mon café me manquait cruellement. Lorsque nous atteignîmes les hauteurs des Andes, dans certain col la neige gêna beaucoup notre avance. Mais Vahna connaissait les sentiers : bien que nous ne perdions pas une minute, il nous fallut une semaine entière pour parvenir au but. Grâce à une boussole de poche que j’avais emportée, il me serait facile de retrouver la route. Je ne pourrais me tromper, car il n’existe pas au monde un pic qui ressemble à celui sur lequel nous avions grimpé. Je ne vous décris pas maintenant son aspect particulier, mais je vous y mènerai tout droit, en partant de Quito.

« Il n’est pas d’une ascension facile et celui-là n’est pas encore né qui pourrait en atteindre le sommet pendant la nuit. Nous y arrivâmes après le coucher du soleil et il fallut attendre le jour. Je vous en raconterais pendant des heures et des heures sur cette dernière phase du voyage, mais passons. Le sommet, plat comme un billard, mesurait à peu près le quart d’un arpent et on n’y voyait presque pas de neige. Vahna m’expliqua que la violence habituelle du vent l’empêchait de s’y attacher.

« Nous étions à bout de souffle et le mal de montagne me saisit au point que je dus m’allonger pour prendre quelque repos. Mais quand la lune se montra, j’explorai les parages. Pas plus à la vue qu’à l’odeur je ne discernai rien qui ressemblât à de l’or. J’en fis la remarque à Vahna, mais elle se borna à éclater de rire en battant des mains. Là-dessus mon mal de montagne me reprit et je m’assis sur un gros rocher en attendant qu’il fût calmé.

« Allons, voyons, lui dis-je, quand je me sentis mieux, ne fais plus la sotte et dis-moi où est cette pépite.

« Elle est maintenant plus proche de toi que je ne le serai jamais, répondit-elle, et ses grands yeux se remplirent de passion. Vous autres, Américains, vous êtes tous pareils. Votre cœur n’a d’amour que pour l’or ; à vos yeux, les femmes ne comptent guère.

« Je ne répondis rien. Ce n’était pas le moment de lui parler de Sarah, ma fiancée. Mais Vahna chassa vite ses idées mélancoliques et se remit à me taquiner en riant.

« La trouves-tu à ton goût ? disait-elle.

« Qui donc ?

« La pépite qui te sert de siège.

« Je bondis comme si j’avais été assis sur un poêle tout rouge.

« Je n’y vis qu’un roc ordinaire et je sentis le cœur me manquer. Vahna devenait complètement folle ou bien elle avait cru me faire une bonne blague. Je me trompais doublement. Elle me tendit la hachette et me dit de cogner sur le rocher. Je lui obéis : à chacun de mes coups, apparaissaient des places jaunes. Par le grand Moïse ! De l’or ! Le damné rocher était tout en or ! »

Jones se dressa soudain de toute sa hauteur et tendit ses longs bras vers le Sud. Ce geste jeta la panique au cœur d’un cygne : l’oiseau battit en retraite et alla buter dans une vieille dame qui poussa un cri et lâcha le sac de cacahuètes qu’elle tenait à la main.

Jones se rassit et reprit :

— De l’or, de l’or, d’une telle pureté et d’une telle douceur que j’en détachais des copeaux. Le bloc était recouvert d’une sorte de peinture grise imperméable. Rien d’étonnant que je l’eusse pris pour un rocher, il mesurait 3 m. 50 de long et au moins 1 m. 75 de large avec les deux bouts arrondis en forme d’œuf. Tenez. Regardez-moi cela.

Il tira de sa poche un étui en cuir, l’ouvrit et en sortit un objet enveloppé de papier de soie. Et il posa dans ma main un copeau d’or de la dimension d’une pièce de dix dollars. Je vis sur une face la substance grisâtre qui l’enduisait.

— Je l’ai arraché à une des extrémités, continua Jones en rangeant le copeau. Et je me félicite de l’avoir mis dans ma poche, car tout à coup, derrière moi, retentit un cri. Je me retournai et aperçus le maigre vieillard au bec d’aigle qui était tombé chez nous certain soir ; une trentaine d’Indiens l’accompagnaient, tous jeunes et vigoureux.

« Vahna s’effondra et se mit à pousser des gémissements, mais je lui dis :

« — Relève-toi et tâche d’arranger les choses.

« Non ! Non ! sanglotait Vahna. C’est la mort ! Adieu, amigo

Ici Mme Jones leva la tête et son mari modéra soudain le débit de ses paroles.

« — Allons, Vahna, relève-toi, lui dis-je, pour combattre avec moi.

« Alors ce fut une tigresse qui lutta au faîte de la montagne, attaquant les adversaires des dents et des ongles. De mon côté, je ne chômais pas, bien que je n’eusse que ma hachette et mes longs bras. Mais ils étaient trop !…

« Quand je revins à moi, un instant après qu’ils m’eurent assommé… Tenez, touchez cela… »

Enlevant son chapeau, Julian Jones guida l’extrémité de mes doigts dans le chaume clair de sa chevelure et je palpai une brèche d’au moins sept centimètres de longueur dans l’os même de son crâne.

— Revenu à moi, je vis Vahna écartelée sur le bloc d’or ; le vieux au bec d’aigle marmottait solennellement comme s’il accomplissait quelque cérémonie religieuse ; il tenait un couteau de pierre, vous savez, un éclat mince et coupant de cette matière ressemblant à l’obsidienne dont ils font des pointes de flèches. Je ne pouvais remuer car ils me maintenaient et, du reste, je n’en avais pas la force. Bref, le couteau de pierre servit pour elle ; quant à moi, ils ne me firent même pas l’honneur de me tuer au haut de leur rocher sacré. Ils me poussèrent par-dessus bord comme une charogne.

« Mais les busards ne m’ont pas eu. Je vois encore, au moment de ma chute, la lune resplendissant sur tous ces pics neigeux. Je fus lancé d’une hauteur de 150 mètres ; par bonheur, à mi-chemin de la descente, je tombai dans une crevasse pleine de neige amoncelée.

« Lorsque je repris connaissance – plusieurs heures après, car il faisait plein jour – je me trouvai dans une grotte ou un tunnel creusé par l’eau de la fonte des neiges qui coulait par-dessus le rebord, juste au-dessous de l’endroit d’où j’avais été projeté. Quelques pieds de plus en avant et j’allais m’écraser au pied de la montagne. Je ne dus la vie qu’à un miracle.

« Depuis, je l’ai bien payé. Il m’a fallu deux années et plus pour me rendre compte de cette aventure. Je me rappelais seulement que je m’appelais Julian Jones, que j’avais été révoqué lors de la grande grève et que j’étais marié à Sarah que voici. Pas davantage. Je ne savais plus rien de ma vie dans l’intervalle et quand Sarah essayait d’éveiller mes souvenirs, j’attrapais des maux de tête : en somme, j’avais le cerveau dérangé et je m’en apercevais bien.

« Par une belle soirée de pleine lune, j’étais assis sous le porche de la ferme de son père en Nébraska, lorsque Sarah sortit de la maison et me mit dans le main ce petit copeau d’or. Elle venait de le trouver, paraît-il, dans la doublure déchirée de la valise que j’avais ramenée de l’Équateur… Et moi qui, depuis deux ans, ne savais même plus que j’avais été en Équateur ni en Australie !

« Je regardais ce copeau au clair de lune, le retournais en tous sens, cherchant à me rappeler d’où il venait, quand soudain, dans ma tête, se produisit un craquement comme si quelque chose venait de s’y rompre. D’un seul coup, je revis Vahna écartelée sur l’énorme pépite et le vieux au bec d’aigle brandissant le couteau de pierre et… enfin, tout ce qui m’était advenu depuis mon départ du Nébraska jusqu’à l’instant où je rampai vers le jour hors de mon trou dans la neige, après avoir été précipité du haut de la montagne.

« En revanche, j’avais oublié tous les événements consécutifs à cette chute. Lorsque Sarah me dit que je l’avais épousée, je refusai de l’entendre. Il fallut, pour m’en convaincre, le témoignage de toute sa famille et du pasteur qui nous avait unis.

« Plus tard, j’écrivis à Seth Manners. Le chemin de fer ne l’avait pas encore tué et il m’apprit bien des choses. Je vous montrerai ses lettres : je les ai à l’hôtel. Un jour qu’il faisait son trajet régulier, il me vit déboucher sur la voie. Je ne me tenais pas debout, je marchais à quatre pattes. Il me prit d’abord pour un veau ou un gros chien. Je n’avais plus rien d’humain, dit-il, et je ne reconnaissais personne. Autant que je puisse calculer, il s’écoula dix jours entre mon ascension de la montagne et le moment ou Seth me ramassa. Ce que je mangeai pendant ce temps, je l’ignore. Rien du tout, peut-être. Paloma, sous la direction des médecins de Quito, me prodigua des soins dévoués. C’est sûrement cette vieille métisse qui a fourré le morceau d’or dans ma valise. Enfin on constata que j’avais perdu la raison et la Compagnie du chemin de fer me rapatria en Nébraska.

« En tout cas, voilà ce que m’a écrit Seth, et Sarah sait à quoi s’en tenir. Elle a échangé une longue correspondance avec la Compagnie avant mon rapatriement. »

Mme Jones fit un signe d’assentiment, émit un soupir et témoigna une impatience évidente de prendre congé de moi.

— Depuis ce temps,  poursuivit son époux, je suis incapable d’aucun travail… et je ne puis songer à ramener le bloc d’or. L’argent appartient à Sarah et elle ne lâcherait pas un penny…

— Il ne retournera jamais dans ce pays ! trancha Mme Jones.

— Mais, Sarah, Vahna est morte tu le sais bien, tenta-t-il de discuter.

— Je ne sais rien de rien, répondit-elle d’un ton cassant, mais ce pays-là n’est pas fait pour un homme marié.

Elle pinça les lèvres et fixa son regard du côté où resplendissait le soleil à son couchant. Un instant, je considérai son visage pâle, menu et implacable, mais respirant la santé.

— Comment expliquez-vous la présence d’une telle masse d’or en cet endroit ? demandai-je à Julian Jones. Un aérolithe d’or massif ?

— Pas du tout. Il a été apporté là par les Indiens.

— Sur un sommet aussi inaccessible… étant donné son poids et ses dimensions ?…

— Rien de plus simple, fit-il en souriant. Quand la mémoire me fut revenue, je me heurtai longtemps moi-même à ce problème. « Voyons, comment diable ! » pensais-je en moi-même, et je passais des heures à y réfléchir. Lorsque, enfin, j’eus trouvé la solution, je me fis l’effet d’un idiot. Il marqua une pause et annonça :

— Ils ne l’ont pas apporté.

— Mais vous venez de dire le contraire.

— Ils l’ont apporté oui, dans un sens, mais ils n’ont pas hissé là-haut cette énorme pépite. Ils n’ont fait qu’en réunir les éléments.

Il attendit jusqu’à ce qu’il vît la compréhension paraître sur mon visage.

— Ensuite ils ont fondu tout cet or ou l’ont martelé en un seul lingot. Vous n’ignorez pas que les premiers Espagnols débarqués dans le pays, sous le commandement d’un nommé Pizzare, n’étaient qu’une bande de voleurs et d’égorgeurs. Ils ravagèrent le pays et massacrèrent les Indiens. Ceux-ci possédaient des quantités d’or. Alors, ce que les Espagnols ne purent trouver, les Indiens survivants le cachèrent sous la forme de cette masse au sommet de la montagne. Depuis lors, elle attend mon bon plaisir… et le vôtre, si vous voulez me suivre.

Et là, près de la pièce d’eau du Palais des Beaux-Arts, prirent fin mes relations avec Julian Jones.

Sur ma promesse de financer l’expédition, il s’engagea à venir à mon hôtel le lendemain matin avec les lettres de Seth Manners et celles de la Compagnie du Chemin de fer. Mais je l’attendis en vain. Dans la soirée je téléphonai à son hôtel et la caissière m’informa que M. Julian Jones et son épouse étaient partis au début de l’après-midi avec leurs bagages. Mme  Jones l’a-t-elle ramené en hâte à sa ferme du Nebraska ? Je me rappelle qu’au moment de nous séparer, quelque chose dans son sourire évoqua en mon esprit l’expression de Mona Lisa l’énigmatique.

Kohala, Hawaï, 5 mai 1916.


Jack LONDON.
  1. Sobriquet donné par les Américains aux Équatoriens. (N.d.T.)