La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky/Qu’est-ce que l’internationalisme ?

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Bibliothèque Communiste (p. 79-96).

Qu’est-ce que l’internationalisme ?


Kautsky se croit et se proclame internationaliste de l’air le plus convaincu. Il traite les Scheidemann et Cie de « socialistes de gouvernement ». En défendant les Menchéviks, (Kautsky n’avoue pas sa solidarité avec eux, mais il applique toutes leurs idées), il a montré avec une belle évidence la qualité de son « internationalisme ». Or, comme Kautsky n’est pas une unité, mais le représentant d’un courant inévitablement créé par l’atmosphère de la IIe Internationale, Longuet en France, Turati en Italie, Nobs, Grimm, Graber et Naine en Suisse, Ramsay Macdonald en Angleterre, etc.), il y aura profit à nous arrêter sur l’ « internationalisme » de Kautsky.

En faisant remarquer que les menchéviks, eux aussi, ont été à Zimmervald (c’est un diplôme, sans doute, mais un diplôme un peu avarié), Kautsky fait le tableau suivant des idées des menchéviks, avec lesquels il est d’accord.

« … Les menchéviks voulaient la paix universelle. Ils voulaient que tous les belligérants adoptent la formule : pas d’annexions, pas de contributions. Jusqu’à ce que cela fût fait, l’armée russe, suivant eux, devait rester prête au combat. Les bolchéviks, eux, exigèrent la paix immédiate à tout prix, ils étaient disposés en cas de besoin à conclure une paix séparée ; ils s’efforcèrent de la rendre inévitable en augmentant la désorganisation de l’armée déjà grande sans cela » (p. 27). Selon Kautsky, les bolchéviks ne devaient pas s’emparer du pouvoir mais se contenter de la Constituante.

Ainsi, voici en quoi consiste l’internationalisme de Kautsky et des menchéviks : exiger des réformes du gouvernement bourgeois impérialiste, mais continuer à le soutenir, continuer à soutenir la guerre menée par ce gouvernement, jusqu’à ce que tous les belligérants aient adopté la formule : ni annexions, ni contributions. C’est bien là l’idée exprimée maintes fois et par Turati, et par les kautskystes, (Haase et Cie) et par Longuet et ses amis, tous se disant pour la « défense de la patrie ».

Au point de vue théorique, c’est là une impuissance complète à se séparer des social-chauvins, c’est ne rien comprendre à la question de la défense de la patrie. Au point de vue politique, c’est le nationalisme bourgeois substitué à l’internationalisme, c’est passer au réformisme et renier la révolution.

Le principe de la « défense de la patrie », c’est une trahison du point de vue du prolétariat et une légilimation de la guerre. Et comme la guerre, sous la république aussi bien que sous la monarchie, que les armées ennemies soient sur notre territoire ou en territoire étranger, reste impérialiste, le principe de défense de la patrie n’est en fait qu’une complicité avec la bourgeoisie impérialiste et conquérante, une véritable trahison envers le socialisme.

En Russie, même sous Kérensky, en république démocratique bourgeoise, la guerre gardait son caractère impérialiste, puisque c’est la bourgeoisie, classe dominante, qui la menait, et que la guerre est le prolongement de la politique ; le caractère impérialiste de la guerre a été démontré de façon frappante par les traités secrets concernant le partage du monde et le pillage des pays étrangers, conclus par le tsar avec les capitalistes d’Angleterre et de France.

Les menchéviks trompaient indignement le peuple en représentant cette guerre comme une guerre défensive ou révolutionnaire, et Kautsky, en approuvant leur politique, approuve leur mensonge, approuve leur rôle de petits bourgeois qui, pour complaire aux capitalistes en font accroire au peuple et attachent les ouvriers au char des impérialistes. Kautsky pratique une politique typiquement bourgeoise, toute d’hypocrisie, en feignant de croire, et en suggérant aux masses, cette idée saugrenue que la formule change le fond de l’affaire. Toute l’histoire de la démocratie bourgeoise est là pour détruire cette illusion : pour tromper le peuple, les démocrates bourgeois ont toujours semé les « formules » à profusion. Il s’agit seulement de vérifier leur sincérité, de confronter les faits avec les paroles, de ne pas se contenter de phrases idéalistes ou charlatanesques de chercher sous elles la réalité, les intérêts de classe. Ce n’est pas parce que les charlatans, les phraseurs et les pharisiens de la bourgeoisie lancent d’une voix pateline une « formule », que la guerre impérialiste cesse d’être impérialiste. Elle ne cessera de l’être que le jour où la classe qui mène cette guerre impérialiste et qui y est attachée par des millions de liens, ou même de câbles économiques, sera renversée réellement et remplacée au pouvoir par la classe vraiment révolutionnaire, par le prolétariat. Il n’y a pas d’autre moyen d’échapper à la guerre impérialiste, de même qu’à une paix impérialiste et de conquêtes.

En approuvant la politique extérieure menchéviste qu’il déclare internationaliste et zimmerwaldienne, Kautsky prouve d’abord toute la corruption de la majorité zimmerwaldienne opportuniste (ce n’est pas sans raison que nous, la gauche de Zimmerwald, nous avons rompu immédiatement avec cette majorité), ensuite, et c’est le principal, Kautsky passe du camp du prolétariat dans celui de la petite bourgeoisie, du principe révolutionnaire au principe réformiste.

Le prolétariat lutte pour renverser par la révolution la bourgeoisie impérialiste, la petite bourgeoisie lutte pour le perfectionnement de l’impérialisme par la voie des réformes, elle veut s’accommoder à lui, elle se subordonne à lui. Quand Kautsky était encore marxiste, en 1909 par exemple, quand il écrivait « La voie vers le pouvoir », il défendait justement cette idée que la révolution était inévitablement liée à la guerre, il disait arrivée l’ère des révolutions.

Le Manifeste de Bâle en 1912 parle très clairement de la révolution prolétarienne, conséquence nécessaire de cette même guerre impérialiste entre les groupements allemands et anglais qui éclata en 1914. Eh bien ! quand les révolutions, conséquences de la guerre, ont commencé en 1918, au lieu d’expliquer leur caractère fatal, au lieu d’élaborer et de prècher jusqu’au bout la tactique révolutionnaire, les voies et moyens préparant la révolution, Kautsky décore du nom d’internationaliste la tactique réformiste des menchéviks. N’est-ce point une apostasie ?

Kautsky fait un mérite aux menchéviks d’avoir voulu garder intacte l’organisation militaire de l’armée. Il blâme les bolchéviks d’avoir augmenté la désorganisation de l’armée, « déjà grande sans cela ». En cela il vante le réformisme, il se subordonne à la bourgeoisie impérialiste, il blâme la révolution, il la renie. En effet, même sous Kérensky, conserver à l’armée sa puissance combattive, c’était garder le commandement bourgeois, si républicain qu’il fût. Ce n’est un secret pour personne, et le cours des événements l’a montré avec évidence, cette armée républicaine avait gardé l’esprit de Kornilov, grâce aux cadres pénétrés de cet esprit. La caste des officiers bourgeois devait fatalement être korniloviste, infectée d’impérialisme, prête à écraser par la force tout mouvement du prolétariat. Or, la tactique des menchéviks revenait en fait à sauvegarder toutes les bases de la guerre impérialiste, tous les principes de la dictature bourgeoise, en retapant des détails, en replâtrant des vétilles, sous le nom de « réformes ».

Au contraire, aucune grande révolution ne s’est passée et ne peut se passer sans la « désorganisation » de l’armée. L’armée n’est-elle pas en effet la colonne la plus sûre de l’ancien régime, le bouclier le plus solide de la discipline bourgeoise, le soutien de la domination capitaliste, un instrument d’esclavage et d’asservissement des travailleurs ? La contre-révolution n’a jamais toléré, ni pu tolérer les ouvriers armés à côté de l’armée régulière. « En France, écrit Engels, à la suite de chaque révolution, les ouvriers ont été armés ; aussi, le premier vœu des bourgeois maîtres du pouvoir a-t-il toujours été de désarmer les ouvriers ». Les ouvriers en armes ont été le noyau de l’armée nouvelle, la cellule organique naissante du nouveau régime social. La bourgeoisie s’est toujours préoccupée avant tout de détruire cette cellule ou d’empêcher son développement. Le premier acte de toute révolution victorieuse, comme l’ont maintes fois souligné Marx et Engels, a été de détruire l’ancienne armée, de la disloquer et de la remplacer par une armée nouvelle. La classe sociale nouvelle qui aspire au pouvoir n’a jamais pu, et ne peut encore actuellement, obtenir et assurer sa domination autrement qu’en disloquant complètement l’ancienne armée, quitte à faire crier à la « désorganisation » les bourgeois réactionnaires ou simplement poltrons, autrement qu’en traversant une période semée de difficultés et d’épreuves, pendant laquelle le pays reste désarmé (la grande révolution française a connu cette période terrible) et qu’en élaborant peu à peu, au milieu des souffrances de la guerre civile, l’armée nouvelle, la discipline nouvelle, l’organisation militaire nouvelle d’une nouvelle classe. Kautsky historien le comprenait, Kautsky renégat l’a oublié.

De quel droit Kautsky appelle-t-il Scheidemann « socialiste de gouvernement », alors qu’il approuve la tactique des menchéviks dans la révolution russe ? Les menchéviks, en soutenant Kérensky, en entrant dans son ministère, n’étaient ni plus ni moins que des socialistes de gouvernement. Kautsky ne saurait échapper à cette conclusion, si toutefois il essaie de poser la question de la classe dominante menant la guerre impérialiste. Mais il évite de poser cette question, qui s’impose cependant à tout marxiste, car la poser serait découvrir par là-même son apostasie.

Les kautskystes en Allemagne, les longuettistes en France, les Turati et Cie en Italie, raisonnent ainsi : le socialisme suppose l’égalité et la liberté des nations, leur droit à disposer d’elles-mêmes : donc, quand notre pays est attaqué ou envahi par les troupes ennemies, les socialistes ont le droit et le devoir de défendre la patrie. Mais ce raisonnement, au point de vue théorique, n’est qu’une caricature du socialisme ou un sophisme impudent, et, au point de vue pratique et polilique, il rappelle le raisonnement d’un moujik ignorant, incapable même d’imaginer le caractère social ou de classe de la guerre, ni le rôle du parti révolutionnaire pendant une guerre réactionnaire.

Le socialisme est contre la violence exercée envers les nations, c’est incontestable, Mais le socialisme est contre la violence en général exercée contre les personnes. Pourtant, hormis les anarchistes chrétiens et les disciples de Tolstoï, personne encore n’en a conclu que le socialisme s’oppose à la violence révolutionnaire. Par conséquent, parler de « violence » en général, sans distinguer les conditions qui différencient la violence réactionnaire de la violence révolutionnaire, c’est agir en bourgeois ennemi de la révolution, ou bien c’est être un pur sophiste qui cherche à se tromper lui-même et à tromper les autres.

Le même raisonnement s’applique à la violence envers les nations. Toute guerre est une violence à l’égard des nations, cela n’empêche pas les socialistes d’être pour la guerre révolutionnaire. Le caractère de classe de la guerre, voilà la question fondamentale qui se pose devant tout socialiste, s’il n’est pas un renégat. La guerre impérialiste de 1914-1918, c’est la guerre entre deux groupes de la bourgeoisie impérialiste pour le partage du monde, pour le partage du butin, pour la spoliation et l’asservissement des nations petites et faibles. C’est ainsi que le Manifeste de Bâle en 1912 considérait la guerre, et c’est ce que les faits ont confirmé. Tout homme qui abandonne ce point de vue sur la guerre n’est pas un socialiste.

Lorsque l’Allemand de Guillaume ou le Français de Clemenceau dit : « J’ai le droit et le devoir, comme socialiste, de défendre ma patrie lorsque son territoire est envahi », il raisonne non pas en socialiste, non pas en internationaliste, non pas en prolétaire révolutionnaire, mais en bourgeois nationaliste. De ce raisonnement disparaît la lutte de classe de l’ouvrier révolutionnaire contre le capitalisme, disparaît le vrai jugement sur la guerre dans son ensemble, considérée au point de vue de la bourgeoisie mondiale et du prolétariat mondial, c’est-à-dire que disparaît l’internationalisme, pour ne laisser subsister que le nationalisme le plus aveugle et le plus étroit. Je venge mon pays outragé, le reste, je m’en moque ; voilà à quoi revient ce raisonnement et à quelle étroitesse bourgeoise et nationaliste il se réduit. C’est comme si, à l’égard d’un affront individuel, quelqu’un tenait le raisonnement suivant : le socialisme est contre la violence, par conséquent je préfère commettre une trahison plutôt que d’aller en prison.

Le Français, l’Allemand ou l’Italien qui dit : le socialisme condamne la violence envers les nations, c’est pourquoi je me défends contre l’ennemi qui a envahi mon pays, trahit le socialisme et l’internationalisme. Cet homme ne voit rien en dehors « de son pays », il place « sa » bourgeoisie au-dessus de tout, sans penser aux liens internationaux qui rendent la guerre impérialiste et qui font de sa bourgeoisie un anneau de la chaîne du brigandage impérialiste.

Tous les petits bourgeois, tous les paysans ignorants et bornés raisonnent exactement comme les renégats kautskystes, longuettistes, Turati et Cie, à savoir : l’ennemi est dans mon pays, tout le reste m’importe peu[1].

Le socialiste, le prolétaire révolutionnaire, l’internationaliste, raisonne autrement : le caractère de la guerre, réactionnaire ou révolutionnaire, dépend, non pas de savoir qui a attaqué et sur quel territoire se trouve « l’ennemi », mais de savoir quelle classe mène la guerre et quelle politique la prolonge. Si la guerre est une guerre impérialiste réactionnaire, c’est-à-dire entre deux groupements mondiaux de la bourgeoisie réactionnaire, spoliatrice et impérialiste, toute bourgeoisie, même celle d’un petit pays, se rend complice d’un brigandage, et mon devoir, ma tâche de représentant du prolétariat révolutionnaire est de préparer la révolution prolétarienne mondiale, comme seule planche de salut contre les horreurs de la guerre mondiale. Ce n’est pas au point de vue de « mon » pays que je dois raisonner, (il faut laisser cela aux malheureux crétin, au bourgeois nationaliste, qui ne comprend pas qu’il est un jouet entre les mains de la grande bourgeoisie impérialiste), mais au point de vue de ma participation à la préparation, à la propagande, à l’accélération de la révolution prolétarienne universelle.

Voilà ce que c’est que l’internationalisme, voilà quel est le devoir de l’ouvrier révolutionnaire, vraiment socialiste et internationaliste. C’est l’a b c que le renégat Kautsky a oublié. Mais, où son apostasie apparaît mieux, c’est quand, de la tactique qu’il approuve des nationalistes petits bourgeois (menchéviks en Russie, longuettistes en France, Turati en Italie, Haase et Cie en Allemagne), il passe à la critique de la tactique bolchéviste :

« La révolution bolchéviste a été faite dans l’hypothèse qu’elle serait le point de départ de la révolution générale européenne, et que l’initiative hardie de la Russie inciterait tous les prolétaires d’Europe à se soulever.

« Dans cette conjecture, peu importait naturellement quelle forme prendrait la paix séparée russe, quels sacrifices et quelles pertes de territoires elle entraînerait (littér. : mutilations, Verstümmelungen) pour le peuple russe, quelle solution elle donnerait au principe des nationalités. Que la Russie fût alors capable de se défendre ou non, cela n’avait aucune importance. Suivant les prévisions bolchévistes, la révolution européenne devait être la plus sûre sauvegarde de la révolution russe ; elle devait assurer à tous les peuples disséminés sur l’ancien territoire russe la vraie et entière liberté de décider de leur sort.

« La révolution européenne, qui devait apporter et affermir le socialisme, devait aussi servir à écarter les obstacles qu’opposait, à la réalisation en Russie du système de production socialiste, l’état économique arriéré du pays.

« Tout cela était très logique et parfaitement réalisable, une fois la prémisse admise, que la révolution russe devait déclencher la révolution européenne. Mais au cas où ces prévisions ne se réaliseraient pas ?

« Jusqu’ici cette hypothèse ne s’est pas justifiée. Et maintenant, on reproche aux prolétaires d’Europe d’avoir abandonné et trahi la révolution russe. C’est une plainte contre inconnus, car qui peut-on rendre responsable de la conduite du prolétariat européen ? » (p. 28). Là-dessus, Kautsky ajoute que Marx. Engels, Bebel ont été maintes fois trompés dans leur attente de la révolution, mais que jamais ils n’ont fondé leur tactique sur l’attente de la révolution « à date fixe » (p. 29), tandis que les bolchéviks ont « mis tout leur enjeu sur la révolution générale en Europe ».

Nous avons exprès produit cette longue citation, pour montrer au lecteur avec quelle « adresse » Kautsky dénature le marxisme, en le mélangeant d’idées bourgeoises banales et réactionnaires.

Tout d’abord, attribuer à son adversaire une franche bêtise pour ensuite la réfuter, c’est un procédé de gens pas très malins. Ç’eût été une sottise indéniable de la part des bolchéviks de fonder leur tactique sur l’attente de la révolution dans les autres pays « à date fixe ». Mais il est faux que le parti bolchéviste ait commis cette sottise : dans ma lettre aux ouvriers américains (20. VIII. 1918), je mets en garde contre cette erreur en disant que nous escomptons la révolution américaine, mais non pas à une date fixe. Dans ma campagne contre les s.-r. de gauche et les « communistes de gauche », (janvier-mars 1918), j’ai à plusieurs reprises développé la même idée. Kautsky a commis un petit, un tout petit escamotage sur lequel il a fondé toute sa critique du bolchévisme. Il a mêlé ensemble la tactique qui comptait sur la révolution européenne à une date plus ou moins rapprochée, mais en tout cas pas à date fixe, et la tactique qui comptait sur la révolution européenne à date fixe. Ce n’est qu’une toute petite supercherie, un faux sans importance !

La seconde tactique est une sottise. La première est obligatoire pour tout marxiste, pour tout prolétaire révolutionnaire, pour tout internationaliste ; obligatoire, car elle seule tient exactement compte, comme l’enseigne le marxisme, de la situation objective résultant de la guerre dans tous les pays d’Europe, elle seule répond à la mission internationale du prolétariat.

En substituant malhonnêtement, à la grosse question des principes de la tactique révolutionnaire dans son ensemble, la question mesquine de l’erreur qu’auraient pu commettre les révolutionnaires bolchéviks, mais qu’ils n’ont pas commise, Kautsky a honteusement opéré son reniement de la tactique révolutionnaire en général.

Renégat politique, il ne sait même pas en théorie poser la question des prémisses objectives de la tactique révolutionnaire.

En second lieu, tout marxiste est tenu de compter sur la révolution européenne, du moment qu’on se trouve en présence d’une situation révolutionnaire. C’est l’a b c du marxisme que la tactique du prolétariat socialiste ne peut être la même, quand il se trouve en présence d’une situation révolutionnaire, quand il n’y en a pas l’ombre.

Si Kautsky avait seulement posé cette question, obligatoire pour tout marxiste, il aurait vu que la réponse était nécessairement contre lui. Bien avant la guerre, tous les marxistes, tous les socialistes étaient d’accord que la guerre européenne créerait une situation révolutionnaire. Kautsky lui-même le reconnaissait nettement et sans hésiter, avant de devenir renégat, en 1902 (La Révolution Sociale), et en 1909 (Le Chemin du Pouvoir). Le manifeste de Bâle le reconnaissait au nom de toute la IIe Internationale ; on comprend que les social-chauvins et les kautskystes (les « centristes », ces gens qui oscillent entre les révolutionnaires et les opportunistes), de tous les pays craignent comme le feu les déclarations du manifeste de Bâle à ce sujet.

Par conséquent, l’attente d’une situation révolutionnaire en Europe n’était pas une fantaisie des bolchéviks, mais l’opinion commune de tous les marxistes. Lorsque Kautsky se débarrasse de cette vérité indiscutable, par des phrases comme celle-ci : les bolchéviks « ont toujours cru à la toute-puissance de la violence et de la volonté », c’est bien là une phrase creuse destinée à couvrir sa fuite, sa fuite honteuse, devant la question qui s’impose, de la situation révolutionnaire.

Ensuite, sommes-nous en présence d’une situation révolutionnaire ou non ? Cette question-là non plus, Kautsky n’a pas su la poser. La meilleure réponse y est fournie par les faits économiques : la famine et la ruine universelles engendrées par la guerre dénotent une situation révolutionnaire. Une autre réponse nous est fournie par les faits politiques : dès 1915, se manifesta dans tous les pays le processus de dissolution des vieux partis socialistes pourris, le processus de gauchissement des masses prolétariennes quittant leurs chefs social-patriotes pour passer aux idées et à la mentalité révolutionnaires, aux chefs révolutionnaires.

Lorsque le 5 août 1918, Kautsky écrivait sa brochure, en ne voyant pas tout cela il craignait la révolution et la trahissait déjà. Or. voici que maintenant, fin octobre 1918, la révolution grandit à vue d’œil dans une série de pays d’Europe. Le « révolutionnaire » Kautsky, qui voudrait continuer de passer pour un marxiste, a fait preuve, semblable à cela aux philistins de 1847, tournés en dérision par Marx, d’une myopie telle, qu’il n’a pas vu la révolution qui approche !

En troisième lieu, quelles sont les particularités de la tactique révolutionnaire, une fois admise l’existence d’une situation révolutionnaire en Europe ? Kautsky, en bon renégat, a eu peur de poser cette question obligatoire pour tout marxiste. Il raisonne comme un bourgeois philistin typique ou comme le plus ignorant des paysans : la « révolution générale européenne » a-t-elle éclaté, ou non ? Si elle a éclaté, alors lui aussi est prêt à se faire révolutionnaire ! Mais dans ce cas, remarquons-le, tout chenapan, comme ces coquins qui se collent parfois aux bolchéviks victorieux, se déclare lui aussi révolutionnaire !

Si non, Kautsky se détourne avec horreur de la révolution ! Il ne comprend pas du tout cette vérité, que ce qui distingue le marxiste révolutionnaire du vulgaire et du bourgeois, c’est de savoir prêcher aux masses ignorantes la nécessité de la révolution qui mûrit ; d’en démontrer l’inéluctabilité, d’en expliquer l’utilité pour le peuple, d’y préparer le prolétariat et toutes les masses laborieuses et exploitées.

Kautsky attribue aux bolchéviks un non-sens en prétendant qu’ils ont mis tout leur enjeu sur une carte, lorsqu’ils comptaient sur la révolution européenne à une date fixe. Ce non-sens s’est retourné contre Kautsky puisque, d’après son raisonnement, la tactique des bolchéviks eût été juste si la révolution était arrivée le 5 août 1918 ! C’est la date qu’il donne à la composition de sa brochure. Et lorsque, quelques semaines après cette date du 5 août, il fut clair que la révolution commençait dans bon nombre de pays d’Europe, toute l’apostasie de Kautsky, toute sa falsification du marxisme, toute son incapacité à raisonner en révolutionnaire, et même à poser les questions en révolutionnaire, apparurent dans toute leur beauté !

Accuser de trahison les prolétaires d’Europe, écrit Kautsky, c’est porter une plainte contre inconnus.

Erreur, Monsieur Kautsky ! Regardez dans la glace, vous y verrez les « inconnus » contre qui est dirigée cette accusation. Kautsky fait le naïf, il feint de ne pas comprendre d’où vient cette accusation et quel sens elle a. En réalité, Kautsky sait parfaitement bien que cette accusation est venue et vient des « gauches » allemandes, des spartakistes, de Liebknecht et de ses amis. Cette accusation exprime la claire conscience qu’ils ont de la trahison commise par le prolétariat allemand envers la révolution russe et internationale, lorsqu’il a étouffé la Finlande, l’Ukraine, la Lettonie et l’Esthonie. Cette accusation est dirigée avant tout et surtout, non pas contre la masse qui est toujours accablée, mais contre les chefs qui, comme Scheidemann et Kautsky, ont failli à leur devoir de propagande et d’agitation révolutionnaires, de travail révolutionnaire contre la stagnation des masses, et ont contrecarré en fait les instincts et les aspirations révolutionnaires qui couvent toujours au fond de la masse de la classe opprimée. Les Scheidemann ont directement, grossièrement, cyniquement, et la plupart du temps pour des motifs intéressés, trahi le prolétariat et passé dans le camp de la bourgeoisie. Les kautskystes et les longuettistes ont fait la même chose, en hésitant, en oscillant, en cherchant lâchement le puissant du jour. Kautsky, par tous ses écrits de guerre, a constamment cherché à étouffer l’esprit révolutionnaire au lieu de l’entretenir et de le développer.

Ce sera dans l’histoire un pur monument de l’abêtissement bourgeois du chef « moyen » de la social-démocratie officielle allemande, que Kautsky ne comprenne pas la portée théorique colossale, et la portée de propagande et d’agitation encore plus grande, de cette « accusation » de trahison envers la révolution russe, portée contre les prolétaires d’Europe ! Kautsky ne comprend pas que cette « accusation », sous le régime de la censure « impériale » allemande, est à peu près le seul moyen pour les socialistes allemands restés fidèles au socialisme, Liebknecht et ses amis, d’exprimer leur appel aux ouvriers allemands à rejeter les Scheidemann et les Kautsky, à repousser de tels « chefs », à se libérer de leur prédication abêtissante et avilissante, à s’élever malgré eux, sans eux, par dessus eux, jusqu’à la révolution !

Kautsky ne comprend pas cela. Est-ce qu’il est capable de comprendre la tactique des bolchéviks ? Peut-on attendre d’un homme qui a renié la révolution en général, qu’il pèse et apprécie les conditions du développement de la révolution dans un des cas les plus « difficiles » ?

La tactique des bolchéviks a été juste, elle était la seule tactique internationaliste, car elle se basait non pas sur une peur lâche de la révolution ou sur un scepticisme bourgeois à son égard, non pas sur un désir étroitement nationaliste de défendre « leur » patrie, (la patrie de leur bourgeoisie) en se moquant de tout le reste, elle était fondée sur l’attente exactement escomptée et reconnue de tout le monde avant la guerre, avant l’apostasie des social-chauvins et des social-pacifistes, d’une situation révolutionnaire européenne. Cette tactique était la seule tactique internationaliste, car elle faisait le maximum de ce qu’on peut faire dans un pays pour développer, soutenir, éveiller la révolution dans tous les pays. Cette tactique s’est vue justifiée par un succès colossal, car le bolchévisme (non pas en vertu des mérites des bolchéviks russes, mais en vertu de la profonde sympathie des masses du monde entier pour leur tactique vraiment révolutionnaire) est devenu le bolchévisme mondial, il a donné une idée, une théorie ; un programme, une tactique concrètement et pratiquement toutes différentes du social-chauvinisme et du social-pacifisme.

Le bolchévisme a achevé la vieille Internationale pourrie des Scheidemann et des Kautsky, des Renaudel et des Longuet, des Henderson et des Macdonald, qui vont maintenant s’embarrasser les uns les autres dans leurs rêves « d’unité » et leurs efforts pour ressusciter un cadavre. Le bolchévisme a créé les fondements théoriques et tactiques de la IIIe Internationale, vraiment prolétarienne et communiste, répondant à la fois aux conquêtes du temps de paix et à l’expérience de l’ère commençante des révolutions.

Le bolchévisme a popularisé dans le monde entier l’idée de la « dictature du prolétariat », il a traduit ces mots du latin d’abord en russe, puis dans toutes les langues du monde, il a montré par l’exemple du pouvoir des Soviets que les ouvriers et les paysans les plus pauvres, même d’un pays arriéré, même les moins expérimentés, les moins instruits, les moins habitués à l’organisation, ont été en état, pendant une année entière, au milieu de difficultés gigantesques, obligés de lutter contre les exploiteurs soutenus par la bourgeoisie du monde entier, de maintenir le pouvoir des travailleurs, de créer une démocratie infiniment plus haute et plus large que toutes les démocraties antérieures, de commencer le travail créateur de dizaines de millions d’ouvriers et de paysans pour la réalisation pratique du socialisme.

Le bolchévisme a réellement favorisé le développement de la révolution prolétarienne en Europe et en Amérique, plus fortement qu’aucun parti dans aucun pays n’a encore pu le faire. En même temps que les ouvriers du monde entier comprennent chaque jour plus clairement que la tactique des Scheidemann et des Kautsky ne les a pas préservés de la guerre impérialiste, ni de l’esclavage salarié au profit de la bourgeoisie impérialiste, et que cette tactique ne saurait être donnée en exemple au monde, les masses prolétariennes internationales comprennent chaque jour plus clairement que le bolchévisme est la seule planche de salut contre les horreurs de la guerre et de l’impérialisme, que le bolchévisme peut servir de modèle de tactique pour tous.

La révolution prolétarienne mûrit à vue d’œil non seulement en Europe, mais dans l’Univers, et c’est la victoire du prolétariat en Russie qui l’a favorisée, précipitée et soutenue. Sans doute, nous sommes encore loin de la victoire complète du socialisme. Un pays seul ne peut faire plus. Mais ce pays seul, grâce au pouvoir des Soviets, en a fait tellement que, même si demain le pouvoir des Soviets en Russie était écrasé par l’impérialisme mondial, par exemple par une coalition de l’impérialisme allemand avec l’impérialisme anglo-français, même dans le cas le plus défavorable, la tactique bolchéviste n’en aurait pas moins rendu un service sans précédent au socialisme et n’en aurait pas moins assuré la croissance de la révolution mondiale invincible.


  1. Les social-chauvins (Scheidemann, Renaudel, Henderson, Gompers et Cie) ne veulent pas entendre parler de « l’Internationale » pendant la guerre. Ils considèrent comme « traîtres » au socialisme les ennemis de « leur » bourgeoisie. Ils défendent la politique de conquêtes de « leur » bourgeoisie. Les social-pacifistes, socialistes en paroles, pacifistes bourgeois en réalité, expriment toutes sortes de sentiments « internationalistes », s’indignent contre les annexions etc., mais ils continuent en fait de soutenir leur bourgeoisie impérialiste. Entre les deux types il n’y a que la différence qui existe par exemple entre un capitaliste aux discours violents et un capitaliste aux discours mielleux.